Professeur de philosophie, musicien, chef du renseignement

İbrahim Kalın, dans ses livres, articles et interviews, a toujours mis en avant la coexistence, la paix entre toutes les structures ethniques et religieuses ainsi que la démocratie. Son aspect démocratique était celui qui ressortait le plus. Maintenant, en prenant la tête de l’une des institutions les plus importantes de la bureaucratie sécuritaire, il est devenu l’acteur central de ces débats. Parmi les chefs des services de renseignement dans le monde, il restera sans doute une figure d’intérêt en tant que seul philosophe, musicien et académicien.
mars 5, 2025
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İbrahim Kalın, dans ses livres, articles et interviews, a toujours mis en avant la coexistence, la paix entre toutes les structures ethniques et religieuses ainsi que la démocratie. Son aspect démocratique était celui qui ressortait le plus. Maintenant, en prenant la tête de l’une des institutions les plus importantes de la bureaucratie sécuritaire, il est devenu l’acteur central de ces débats. Parmi les chefs des services de renseignement dans le monde, il restera sans doute une figure d’intérêt en tant que seul philosophe, musicien et académicien.

 

Le 17 novembre, l’offensive lancée par les opposants contre le régime d’Assad a progressé à une vitesse si fulgurante qu’elle a choqué le monde entier. En seulement 11 jours, ils ont atteint le centre de Damas. Après 61 ans de règne, le régime d’Assad a été renversé le 8 décembre 2024 et est entré dans l’histoire.

Face à cette évolution extraordinairement rapide, les grandes puissances ne savaient pas quelle position adopter. Pendant ce temps, le leader du mouvement Hayat Tahrir al-Cham (HTS), Ahmed Al-Sharaa, a une fois de plus surpris tout le monde avec ses déclarations, et la vie dans les villes est revenue à la normale en seulement 4 jours.

Il n’y a eu ni chaos, ni massacre, ni vengeance, et la population s’est très rapidement adaptée à la nouvelle situation.

Les déclarations diplomatiques d’Al-Sharaa, ses discours inclusifs et ses messages soigneusement élaborés ont naturellement attiré l’attention de tous les États, hommes politiques et médias.

C’est alors que tout le monde a commencé à se demander et à spéculer sur l’existence d’un esprit stratégique derrière cette offensive éclair et ces déclarations politiques.

Jusqu’au 12 décembre, des hypothèses circulaient selon lesquelles cet esprit stratégique pourrait être celui du Royaume-Uni, des États-Unis, d’Israël ou de la Russie. Personne ne voulait croire que le HTS et les autres groupes avaient changé, évolué et progressé.

Le 12 décembre, la publication d’une photo a mis fin à toutes les spéculations.

UN CHEF DES SERVICES SECRETS À DAMAS

Alors que les États n’avaient pas encore décidé de la nature de leur relation avec le nouveau gouvernement syrien ni de la position à adopter, une nouvelle extrêmement surprenante et difficile à croire a commencé à circuler dans les médias : le chef de l’Organisation nationale du renseignement turc (MIT), İbrahim Kalın, était arrivé à Damas.

Pour vérifier cette information, toutes les sources ont été submergées d’appels téléphoniques, mais aucune confirmation n’a pu être obtenue.

Peu après, une vidéo prise par des citoyens a commencé à circuler dans les rues de Damas. On y voyait İbrahim Kalın, chef du MIT, assis à l’avant d’une voiture aux côtés du nouveau leader syrien, Ahmed Al-Sharaa. Cependant, l’image n’était pas très claire, et tout le monde cherchait à vérifier l’authenticité de cette scène incroyable.

L’auteur de cet article a vu de ses propres yeux cette fameuse voiture dans les rues de Damas et a confirmé qu’İbrahim Kalın et Ahmed Al-Sharaa s’y trouvaient bien. C’était Al-Sharaa qui conduisait, tandis que Kalın était assis à ses côtés.

Cette situation extraordinaire s’est rapidement propagée à travers le monde. Mais ce qui a véritablement mis fin aux spéculations fut la publication, le 12 décembre 2024, d’une photo montrant İbrahim Kalın en train de prier à la mosquée des Omeyyades de Damas.

Ainsi, il était désormais certain que le chef du renseignement turc se trouvait à Damas et y avait mené une série de rencontres et de visites.

À partir de ce moment-là, l’idée que la Turquie avait joué un rôle majeur dans la révolution en Syrie a commencé à être largement discutée à l’échelle mondiale.

En envoyant son chef du renseignement à Damas, la Turquie adressait en réalité un message clair au monde entier : elle n’était pas seulement présente à Idlib, Azaz et Jarablous, mais également au cœur de Damas, et elle affirmait ainsi son soutien aux représentants légitimes du peuple syrien.

QUI EST İBRAHİM KALIN ?

Tout le monde s’est interrogé sur le chef du MIT (Organisation nationale du renseignement turc), qui est apparu dans les rues de Damas et à la mosquée des Omeyyades avec un visage serein et souriant.

En réalité, il n’était pas un inconnu. Porte-parole du président Erdoğan pendant des années, il était régulièrement vu dans les médias internationaux. Ses déclarations étaient souvent reprises par la presse, et ses travaux intellectuels étaient étudiés dans les milieux académiques, des États-Unis au Royaume-Uni.

Mais désormais, il était devenu invisible dans l’un des domaines les plus exigeants du monde : le renseignement. Plus on en découvrait sur lui, plus la surprise grandissait. İbrahim Kalın révélait un profil aux multiples facettes, dont certains aspects étaient jusqu’alors méconnus.

UNE CARRIÈRE QUI A BASCULÉ DE L’ACADÉMIE À LA DIRECTION DES RENSEIGNEMENTS SECRETS

« En réalité, je n’avais jamais prévu une carrière dans la politique ou dans l’administration publique. Depuis mon enfance, je me suis toujours imaginé comme un homme de savoir, un académicien. Mon rêve a toujours été celui-là pour l’avenir. Dieu merci, je l’ai en partie réalisé, puisque j’ai aussi une vie académique. »

C’est ainsi qu’İbrahim Kalın décrivait le parcours qu’il s’était imaginé lors d’un entretien avec la presse. Pourtant, la vie l’a mené vers une destination qu’il n’avait peut-être jamais envisagée.

Sa famille était originaire d’Erzurum, une ville de l’extrême est de la Turquie, connue pour ses hivers rigoureux, ses montagnes imposantes et ses chansons folkloriques.

Lui-même est né en 1971 à Istanbul. Il a fait ses études secondaires dans différentes villes avant de retourner dans sa ville natale pour l’université. Il a étudié l’histoire à l’Université d’Istanbul. Dès ses années d’étudiant, il suivait de près les évolutions politiques et avait déjà en tête une carrière académique.

À l’époque, ses amis l’appelaient affectueusement « Agabeg » avec l’accent d’Erzurum, un surnom qui reflétait son côté protecteur et bienveillant, tel un grand frère.

En 1992, après avoir obtenu son diplôme universitaire, il est parti en Malaisie pour poursuivre un master en pensée islamique et en philosophie.

En 1994, il a achevé son mémoire de master sur la philosophie de Molla Sadra, puis est rentré en Turquie. Un an plus tard, il a pris la direction des États-Unis.

Aux États-Unis, il a d’abord étudié au Holy Cross College, puis à l’Université de Georgetown, où il s’est spécialisé en sciences humaines comparées et en philosophie. Son doctorat portait sur « La théorie de la connaissance de Molla Sadra et la possibilité d’une épistémologie anti-subjectiviste ».

En 2002, il a obtenu son doctorat de cette prestigieuse université. À cette époque, un tournant décisif s’est présenté à lui.

LA DÉCISION CRITIQUE À UN TOURNANT DÉCISIF

L’année où le Dr İbrahim Kalın a obtenu son doctorat à l’Université de Georgetown, la Turquie vivait un profond bouleversement politique. En 2002, Recep Tayyip Erdoğanremportait une victoire écrasante aux élections et accédait seul au pouvoir.

Ce triomphe, qui représentait le plus grand succès politique jamais obtenu par le courant conservateur, a marqué le début d’une transformation majeure en Turquie.

Erdoğan a alors commencé à s’entourer d’intellectuels issus du milieu conservateur, de personnalités de haut niveau et de jeunes talents.

Avec son parcours et ses compétences, İbrahim Kalın faisait partie des jeunes qui attiraient l’attention au sein de ce cercle. Les responsables de l’AKP lui ont proposé de revenir en Turquie pour fonder un centre de réflexion à vocation internationale et produire des idées stratégiques pour le pays.

İbrahim Kalın s’est alors retrouvé face à un dilemme : poursuivre sa carrière académique à Georgetown ou rentrer en Turquie et s’engager dans une vie où la politique prendrait une place prépondérante.

Après une période d’hésitation, il a accepté l’offre et, à 34 ans, en 2005, il est retourné en Turquie pour fonder SETA (Fondation pour la recherche en politique, économie et société). À partir de ce moment, il a commencé à travailler en étroite collaboration avec le Premier ministre Erdoğan.

C’est précisément ce rapprochement qui a marqué le début du parcours qui allait mener İbrahim Kalın à devenir, des années plus tard, le chef du renseignement photographié en train de prier à la mosquée des Omeyyades de Damas.

PEUT-ON MENER DE FRONT LA BUREAUCRATIE ET L’ACADÉMIE EN MÊME TEMPS?

La rigueur intellectuelle qu’İbrahim Kalın entretenait depuis ses années universitaires s’est poursuivie avec une certaine fluidité durant sa présidence de SETA. Cependant, le Premier ministre Erdoğan souhaitait le voir à un poste plus proche de lui et lui proposa une nouvelle responsabilité.

Lorsque le conseiller en politique étrangère, le professeur Ahmet Davutoğlu, fut nommé ministre des Affaires étrangères, İbrahim Kalın prit sa place et se retrouva soudainement plongé dans l’intensité et la rapidité du travail au sein de la primature.

Malgré ces nouvelles responsabilités exigeantes, il refusa d’abandonner ses travaux académiques. Il publia de nombreux ouvrages de réflexion et, en 2020, il obtint le titre de professeur.

« Je suis devenu professeur, mais je n’utilise pas beaucoup ce titre… Les titres sont des attributs ajoutés à l’homme. L’essence véritable, c’est l’individu lui-même. Être reconnu est certes important, mais ces distinctions restent des titres professionnels. Le professorat n’est pas seulement une fonction académique, mais aussi administrative. À mon sens, les titres ont tendance à masquer la véritable identité et l’érudition d’une personne. »

Après l’élection de Recep Tayyip Erdoğan à la présidence, İbrahim Kalın gravit une nouvelle marche dans sa carrière politique en étant nommé ambassadeur et porte-parole de la présidence. À partir de ce moment-là, il s’engagea dans un travail intense mêlant médias, politique, diplomatie et académie.

Malgré cette charge de travail, il n’abandonna pas l’écriture d’ouvrages philosophiques et intellectuels. Ses livres furent publiés à l’Université d’Oxford en Angleterre et à l’Université Brigham Young aux États-Unis, avant d’être traduits dans plusieurs langues.

« Nos fonctions nous imposent un rythme de travail extrêmement soutenu, mais nous essayons de bien gérer notre temps. La discipline de lecture et d’écriture que m’a apportée ma formation académique m’est très utile. Dans notre domaine, les notions de week-end ou de distinction entre le jour et la nuit n’existent pas vraiment. Nous devons être prêts à tout moment. Ainsi, de nombreuses pages de ce livre ont été écrites dans des avions, dans les hôtels des pays que nous visitions, en me levant tôt le dimanche matin ou en travaillant tard dans la nuit. En travaillant directement avec le Président, j’ai essayé d’apprendre de lui l’art de gérer son temps de manière efficace, car il est un maître en la matière. »

UN CHEF DU RENSEIGNEMENT MUSICIEN ET COMPOSITEUR

Dès le lycée, İbrahim Kalın s’intéressa à la musique turque et apprit à jouer du saz. Son professeur de musique, Mithat Hoca, fut celui qui lui enseigna cet instrument et lui transmit l’amour de la musique dans la ville d’Alanya.

Non seulement il ne se sépara jamais de son saz, mais il chanta aussi des chansons traditionnelles. Lorsqu’il vivait aux États-Unis, il forma même un petit groupe de musique avec ses amis et donna de modestes concerts.

Mais son intérêt musical ne se limita pas au saz : il apprit également à jouer du ney. Certaines de ses compositions furent interprétées par des artistes renommés en Turquie.

Il fut influencé par les ouvrages du célèbre philosophe Al-Fârâbî sur la théorie musicale et exprima ainsi son rapport à la musique :

« Mon lien avec la musique et l’art n’est ni un simple passe-temps ni une activité pour combler mon temps libre. Je le considère comme une part essentielle de ma quête de sens et d’accomplissement personnel. Ces disciplines enrichissent mon existence et donnent plus de profondeur à mon travail. Ce sont des choses que je fais parce qu’elles sont précieuses et significatives en elles-mêmes. »

APPORTER UNE DIMENSION ACADÉMIQUE AUX SERVICES SECRETS

Il est peu commun pour un professeur de philosophie de devenir chef des services de renseignement. Cependant, les vingt dernières années d’İbrahim Kalın ont été marquées par une immersion intense dans la politique, la diplomatie et les questions de sécurité aux côtés du président Erdoğan. Il a acquis une connaissance approfondie de tous les dossiers de sécurité et de diplomatie dans lesquels la Turquie était impliquée. Ainsi, lorsque Hakan Fidan, alors directeur du MIT, fut nommé ministre des Affaires étrangères, le président Erdoğandésigna İbrahim Kalın pour lui succéder en juin 2023. Cette nomination fut influencée non seulement par sa carrière bureaucratique, mais aussi par le climat de confiance établi entre lui et Erdoğan au fil des années.

Dès son entrée en fonction, Kalın se retrouva face à des dossiers de grande envergure. Il mena une lutte acharnée contre des organisations terroristes telles que le PKK, Daech, Al-Qaïda et FETÖ. Lors de la guerre de Gaza, où un génocide se déroulait, il joua un rôle actif dans les efforts de cessez-le-feu. Par ailleurs, il démantela un important réseau d’espions du Mossad opérant en Turquie. Le 1er août 2024, il facilita l’un des plus grands échanges de prisonniers de l’histoire récente, impliquant sept pays, dont les États-Unis, la Russie et l’Allemagne, qui se déroula à Ankara.

Durant son mandat, İbrahim Kalın incorpora son approche académique dans le fonctionnement du MIT. L’une de ses premières initiatives fut la création d’une Académie du Renseignement, où il lança des programmes de master et de doctorat en sécurité, renseignement et géopolitique. L’Académie commença également à publier des rapports réguliers sur les crises mondiales.

Ainsi, Kalın parvint à fusionner l’approche académique avec le domaine du renseignement. Fait surprenant, malgré la charge de travail imposée par ses fonctions, il trouva le temps d’écrire un autre livre intitulé Islam, Lumières et Avenir.

COMMENT GÉRERA-T-IL L’ÉQUILIBRE ENTRE SÉCURITÉ ET LIBERTÉ ?

L’équilibre entre sécurité et liberté est l’un des plus anciens débats politiques et constitue un enjeu crucial pour chaque pays. La Turquie fait partie des rares nations ayant vécu des expériences particulièrement douloureuses et des controverses profondes sur ce sujet. En effet, les conflits armés, le terrorisme, les migrations massives et les guerres civiles dans les pays voisins ont eu des répercussions directes sur le territoire turc. Ces situations ont souvent conduit à des vagues de réfugiés, à des attentats et même à des tentatives de coup d’État.

Dans ces périodes de crise, la sensibilité en matière de sécurité augmente en Turquie, mais suscite également des débats sur d’éventuelles restrictions des libertés. Tout au long de sa carrière, İbrahim Kalın a toujours mis en avant, dans ses écrits et ses discours, l’importance du vivre-ensemble, du respect de toutes les communautés ethniques et religieuses, et de la démocratie. Aujourd’hui, en dirigeant l’une des institutions les plus cruciales du pays en matière de sécurité, il se retrouve au cœur de ces discussions.

Depuis sa nomination à la tête du MIT, Kalın ne s’est exprimé publiquement qu’une seule fois. Lors de la cérémonie marquant l’anniversaire de la création du MIT et le lancement de l’Académie du Renseignement, il a exposé sa vision en affirmant qu’il était possible d’assurer la sécurité sans renoncer aux libertés. Il résuma sa philosophie en une phrase : « La sécurité existe pour la liberté. »

Appliquer une telle approche dans une région aussi instable que le Moyen-Orient s’annonce extrêmement difficile. Toutefois, des signes de cette orientation commencent déjà à apparaître en Syrie.

Ainsi, İbrahim Kalın continuera sans doute d’attirer l’attention en tant que chef des services de renseignement, philosophe, musicien et académicien, un profil unique parmi ses homologues à travers le monde.

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