Le Monde a-t-il Besoin de Nouveaux Révolutionnaires ?

Je défends l’État sur un plan ontologique, ce qui ne signifie pas que je soutiens tous ses modes de fonctionnement. Mon idée de l’État repose sur une reconnaissance et une acceptation de celui-ci par le peuple, ce qui implique aussi la possibilité d’un soulèvement révolutionnaire pour une restauration quand cela s’avère nécessaire. Mais si nous inventons inutilement une opposition entre « État » et « société civile », si nous sacralisons la société civile et lui confions une guerre contre l’État, nous ne ferons qu’ajouter de l’huile sur le feu au profit des élites économiques, qui ne renoncent jamais à maximiser leurs intérêts, et nous porterons atteinte à toutes les valeurs produites par l’humanité dans un esprit de solidarité.
mai 27, 2025
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Je défends l’État d’un point de vue ontologique, mais cela ne signifie pas que je soutiens toutes les formes de fonctionnement étatique. Ma conception de l’État laisse toujours place, si nécessaire, à une lutte de restauration par un soulèvement révolutionnaire du peuple, précisément parce que l’État est reconnu et adopté par celui-ci. Mais si nous créons artificiellement une distinction entre “État” et “société civile”, si nous sacralisons la société civile et tentons de déclarer la guerre à l’État en son nom, je tiens à dire que notre action ne fera que servir les intérêts des cercles économiques dominants, qui ne renoncent jamais à maximiser leurs profits. Ce faisant, nous porterons également atteinte à toutes les valeurs produites par l’humanité dans un esprit de solidarité.

Selon la conclusion à laquelle parvient Max Weber en résumant les transformations déterminantes des XVIIIe et XIXe siècles, le moment fondateur du capitalisme moderne fut la séparation de l’entreprise d’avec le foyer domestique. C’est ainsi qu’a commencé la grande rupture dans la vaste transformation qui a façonné la société moderne. Le XIXe siècle fut une époque où, à la suite de luttes sociales, les syndicats se sont généralisés, et où l’on tenta de limiter et de réguler les pratiques du capitalisme, qui, animé par une soif de profit impitoyable, rendait la vie infernale aux travailleurs. Par le biais de l’État et du droit, le travail des enfants fut interdit, la durée du travail fut réduite, des régulations en matière de sécurité et d’hygiène furent mises en place. On s’efforça de protéger les faibles contre les puissants. Voici ce qui s’est passé lors du premier acte de cette grande rupture.

Le deuxième acte de la grande rupture et les élites mondiales

« Le processus que nous vivons actuellement constitue le ‘deuxième acte de la Grande Rupture’. Le capital a réussi à fuir le cadre juridique et moral, bien plus contraignant, oppressif et dérangeant, auquel recourait l’État-nation, pour se réfugier dans une nouvelle ‘zone neutre’ — un espace où, s’il existe encore des règles, elles sont très peu nombreuses, et ne limitent que rarement la liberté d’entreprise. La nouvelle zone vers laquelle migrent les nouvelles entreprises (mondialisées) est, selon les standards des deux derniers siècles, véritablement transfrontalière… L’histoire se répète, mais cette fois à une échelle bien plus vaste. Avec l’évasion du monde des affaires hors de toute supervision politique et morale, la misère et la détresse, qui ont toutes les chances de ressurgir et de s’amplifier, se répètent également… Une fois encore, le monde des affaires s’est libéré de ses attaches locales (non plus du foyer domestique, mais cette fois des États-nations). Une fois encore, il s’est constitué un ‘territoire transfrontalier’ où il peut établir ses propres règles presque en toute liberté. Il semble que l’ancien régime représenté par les États-nations souverains… se révèle désormais incapable, non seulement d’arrêter, mais même de ralentir ce monde des affaires échappant à tout contrôle démocratique. »

(La société assiégée, trad. A. E. Pilgir, éditions Ayrıntı, 2018)

Lorsque Zygmunt Bauman écrivait La société assiégée en 2002, il était convaincu que l’État-nation était en grande difficulté face au monde des affaires, pris en étau par le haut et par le bas. Il écrivait :

« Comme l’a observé Masao Miyoshi après avoir analysé les évolutions récentes de la mondialisation, les États-nations ‘ne sont plus fonctionnels ; ils sont entièrement tombés entre les mains des entreprises transnationales’. Et ces entreprises transnationales ‘se sont libérées des charges nationalistes… Elles voyagent à l’échelle mondiale, communiquent, transfèrent êtres humains, plantes, savoir, technologie, argent et ressources. Leurs activités dépassent les distances. Elles restent partout étrangères et extérieures, et n’appartiennent qu’aux clubs dont elles sont membres…

La capacité de créer, de détruire, de modifier et de façonner les conditions de vie humaine s’est détachée de l’emprise des États-nations. Elle a dépassé les frontières de souveraineté de l’État, ainsi que les lieux où cette souveraineté peut s’exercer. Elle est désormais enfermée dans les valises sécurisées d’une nouvelle élite transnationale — ou, selon la formule flatteuse qu’elle s’attribue, ‘multiculturelle’ — libre de circuler, franchissant les frontières. » (pp. 318–319)

Les propos de Bauman à propos de ces nouvelles élites mondiales sont également très éclairants : « Les nouvelles élites mondiales sont généralement en mouvement physique, mais toujours en mouvement spirituel — elles sont en train de skier ou de surfer… Comme leurs propriétaires, elles sont au-delà des frontières… Ces élites mondiales se rencontrent principalement entre elles, communiquent essentiellement entre elles… Le multiculturalisme, le pluralisme, le métissage, le cosmopolitisme sont les termes brillants qu’utilisent les élites mondiales pour désigner cette étrange expérience de diversité — comme s’il ne s’agissait que de petites éraflures sur la surface lisse d’un mode de vie commun, ou de différences d’accent et de style que toute langue partagée pourrait aisément tolérer…

L’imaginaire des élites mondiales, tout comme leur vie et leur comportement, est déconnecté et fragmenté. Loin d’être enracinées ou limitées par des frontières locales, elles n’entretiennent même aucun lien avec un quelconque territoire. L’immuabilité, la solidité, la grandeur, la fermeté et la permanence — toutes ces vertus suprêmes de la mentalité sédentaire — ont complètement perdu leur valeur et revêtu un sens clairement négatif…

La dévaluation des relations spatiales et la colère envers toute forme de certitude se manifestent dans une méfiance croissante envers la ‘société’, et dans une hostilité nourrie envers toute proposition de solution qui impliquerait la société dans son ensemble — que ce soit sur un plan collectif ou individuel. Les espoirs et les rêves se sont déplacés ailleurs ; on leur a dit de se tenir à l’écart des ports sociaux et de ne jamais y jeter l’ancre. » (pp. 320–323)

Les propos saisissants de Bauman sur les nouvelles élites mondiales expriment avec une justesse remarquable pourquoi certains pseudo-intellectuels se sentent presque comme foudroyés lorsqu’ils entendent des mots tels que « patrie », « nation », « grande Turquie » ou encore « soyons unis et solides ». Ces paroles empreintes de sagesse offrent également de précieuses clés pour comprendre pourquoi et comment certains de nos jeunes, qui s’identifient davantage à une marque, à une célébrité, à une idole ou à un mode de vie en vogue, risquent de se détacher des sentiments et des responsabilités nationales et locales, ainsi que des valeurs collectives porteuses de lien social.

Retour aux mauvais jours d’antan et au ventre maternel

En 2002, Bauman, déjà très pessimiste quant à la position de l’État face aux entreprises, en arrive dans son dernier ouvrage Retrotopia, écrit peu avant sa mort en 2017, à la conclusion que l’État, qu’il nomme « Léviathan », a fait faillite. Il estime que nous ressemblons désormais à l’époque où Thomas Hobbes fut poussé à écrire Le Léviathan : un temps où l’homme était un loup pour l’homme, où l’État n’était pas encore apparu, mais où l’on ressentait ardemment le besoin de sa présence. Selon lui, l’un des traits caractéristiques de cette ère pré-Léviathan est la montée du tribalisme. Deux autres aspects fondamentaux sont : un retour à l’époque des anciennes inégalités et un retour au ventre maternel… Il les décrit ainsi :

L’inégalité, que l’on considère n’importe quel critère, ne cesse de croître, aussi bien dans les pays capitalistes qu’à l’échelle mondiale. Le fossé entre le 1 % le plus riche (certains parlent désormais de 0,5 %, voire de 0,1 %) et le reste de la société s’élargit de jour en jour. Aux États-Unis, les 160 000 foyers les plus riches contrôlent une richesse équivalente à celle des 145 millions de foyers les plus pauvres, tandis qu’à l’échelle mondiale, 3,5 milliards de personnes doivent se contenter de seulement 1 % du patrimoine total — une richesse concentrée entre les mains de seulement 85 individus… Sur la bourse des politiques de la vie, ce que l’on appelait autrefois le « capital social » ne vaut plus rien  ; l’égocentrisme, l’individualisme forcené et l’antisociabilité sont désormais valorisés.

Dans notre monde où l’espoir s’est privatisé et les attentes personnelles se sont détachées du réel, les gens se tournent de plus en plus vers la nostalgie du passé. Pris au piège de la solitude et de la peur de la solitude, les individus veulent à la fois devenir des narcissiques puissants et neutraliser les narcissiques qu’ils ont en face d’eux… Ils vivent entre deux pôles : le fantasme d’avoir accès à tout, et la peur de tout perdre d’un seul coup. Fatigués et épuisés, c’est le rêve d’un nirvana atteint dans le ventre maternel qui les maintient debout…

Le traumatisme invisible : l’effondrement de l’utopie socialiste

Dans un monde tel que celui-ci, ceux qui prennent le parti de la justice et de la société choisissent (tout en maintenant leur esprit critique) de se ranger du côté de l’État, représentant de la raison collective. En revanche, certains marxistes, sous prétexte de s’opposer au despotisme, en viennent en réalité à adopter, consciemment ou non, la posture de classe de la bourgeoisie monopoliste. La raison en est à chercher dans le processus que Bauman tente de décrire. Mais à l’analyse de Bauman, il faut ajouter une autre dimension : la déroute idéologique survenue au sein de la gauche marxiste à la suite de l’effondrement du pôle socialiste.

Le socialisme, qui fut assez puissant pour structurer un monde bipolaire, s’est soudainement volatilisé. Malheureusement, personne ne prend le temps d’analyser ni même d’évoquer le caractère traumatisant de cet événement colossal, symbolisé par la chute du mur de Berlin. Comme si une force invisible empêchait toute réflexion sur l’effondrement de cette utopie à laquelle un tiers de l’humanité avait cru pendant soixante-dix ans  ; tout a été relégué à un simple « fait accompli ». Pour ma part, j’ai observé que ceux qui, jusqu’au dernier jour, avaient cru à la viabilité des utopies socialistes ont été profondément ébranlés, voire complètement désorientés. Je pense que dans le glissement de certains marxistes vers l’absurde, dans leur mise au service de l’oligarchie du capital financier, dans leur soumission si rapide à la technologie et au nouveau monde qu’elle engendre, le choc provoqué par l’effondrement soudain de l’utopie socialiste a joué un rôle décisif.

Le monde attend ses nouveaux révolutionnaires !

Quels jours exaltants nous vivons ! Le monde, notre pays, semblent presque une reproduction fidèle d’il y a un siècle. On pense à la Première Guerre mondiale, à la Révolution d’Octobre 1917, à la lutte pour l’indépendance de 1919… Le monde appelle à un renouveau, à une nouvelle parole ; notre État a besoin d’une restauration complète, fondée sur un nouveau contrat.

Les concepts de l’ancien monde ne fonctionnent plus : ils sont vidés de leur sens, usés, flétris. Un monde nouveau exige des concepts nouveaux. Toshihiko Izutsu raconte comment la révélation du Coran a bouleversé les concepts fondamentaux de l’arabe de l’époque. De même que les révolutionnaires pionniers d’il y a un siècle ont donné un nouveau contenu aux notions d’« impérialisme », d’« État », de « révolution », de « république », ou de « démocratie », les intellectuels du monde nouveau doivent aujourd’hui retrousser leurs manches.

Le monde nouveau ne peut être construit avec les concepts de l’ancien ; les notions fondamentales comme « État », « société civile », « révolution », ne trouvent plus de réelle équivalence dans la réalité contemporaine. Par exemple, si l’on définit aujourd’hui la « révolution » comme une guerre civile entre classes dominées et classes dominantes pour la conquête du pouvoir, nous avons déjà perdu d’avance. La révolution ne peut être, au mieux, que la transformation de la volonté de justice d’une majorité excédée par l’injustice sociale en une sagesse d’État, par la voie politique pacifique. De la même manière, il est impossible d’avancer avec l’ancienne vision qui confondait « État », « politique », « sphère publique » et « société », car chacun de ces termes recouvre désormais des champs sémantiques distincts.

Marx, dans son approche des sociétés orientales, tombait dans un ethnocentrisme flagrant ; il n’a pas perçu les problèmes écologiques, pas même en surface, et s’est également trompé sur la religion comme sur l’État. Lénine, quant à lui, dans L’État et la révolution, a réduit l’État à une simple « machine d’oppression de la classe dominante », poursuivant l’erreur marxienne en la poussant à l’extrême, et a sombré dans un économisme grossier dans son analyse de l’impérialisme. L’histoire des révolutions elle-même est un miroir où les erreurs de Marx et de Lénine apparaissent clairement. Analyser ces erreurs des fondateurs dans l’utopie socialiste aujourd’hui effondrée sous nos yeux est, s’il reste encore parmi eux des socialistes qui veulent transformer le monde selon la justice, leur première responsabilité.

Nous le savons par les débats en théorie politique : aujourd’hui, il est tout à fait possible d’adopter des visions autrefois jugées inconciliables, comme être à la fois socialiste et libéral, ou croyant et démocrate. Car le point de référence des visions du monde n’est plus l’idéologie politique ; ce sur quoi il faut désormais trancher, c’est si l’on se range du côté de l’intelligence collective issue de la quête de justice d’une société ou si l’on laisse celle-ci aux mains « bienveillantes » des élites économiques qui usent librement de leur esprit d’entreprise. Comme nous avons tenté de l’expliquer plus haut avec l’appui de Zygmunt Bauman, il est évident que les puissances économiques ont largement pris le dessus sur l’État. Quelle que soit notre vision du monde, les intellectuels doivent prendre position sur cette question fondamentale. Pour ma part, comme je l’ai soutenu dans mes écrits pour Kritik Bakış, voici ma position.

L’État ne doit pas être vu comme un simple appareil de répression aux mains des classes dominantes, mais comme la concrétisation de la capacité organisationnelle du sens moral collectif. L’État et la société civile ne peuvent être séparés par des frontières nettes ; tout comme l’individu, la société possède un esprit et une intelligence qui assurent sa survie et lui confèrent un mode d’existence. Lorsque les capacités organisationnelles issues de l’intelligence collective de la société peuvent, en vertu d’une conception du droit et de la justice, organiser le « pouvoir légitime », alors l’État émerge. Tant que le fonctionnement de l’État ne s’attaque pas aux intérêts du bien commun, de l’espace public et du social, nous ne devrions pas non plus entrer en conflit avec les élites économiques ou l’économie de marché. Toutefois, lorsque la relation entre l’État et la société est affaiblie — ce qui semble être une tendance mondiale —, les classes économiques dominantes s’éloignent du bien commun et du social, l’injustice se généralise, et les sentiments de « charité individuelle » tendent à remplacer la « justice publique ».

Quelle que soit notre perspective politique, pour pouvoir élaborer une vision de société aujourd’hui, l’une des décisions fondamentales que nous devons prendre est de choisir entre la « justice », symbolisée par le fonctionnaire intègre, travailleur et sobre, et la « charité » des élites économiques. C’est désormais ce choix qui constitue la véritable pierre de touche des visions du monde.

Dans ce dilemme, mon choix est en faveur de l’État, du public et du social. Je soutiens la restauration de l’État, que je considère façonné par la structure et les demandes de la société, en fonction de l’évolution de cette structure et de ces demandes. En fin de compte, ce sont les dynamiques sociales qui détermineront quel programme de restauration doit être mis en œuvre. Bien entendu, comme toute autre vertu morale, j’accorde de l’importance à la charité ; elle est la base de la solidarité, la capacité de la société à panser ses propres blessures. Mais elle relève du domaine « individuel » ou « social ». L’État ne peut se définir par le concept de « charité » ; sa tâche essentielle est de garantir la justice. Or, la justice précède toutes les autres vertus et appartient à la sphère publique ; c’est à l’État qu’incombe directement sa garantie. Sans justice, les autres vertus ne peuvent ni éclore ni se développer, et, entre des mains injustes, même une vertu comme la charité peut se transformer à tout instant en son contraire.

Je défends l’État sur un plan ontologique, ce qui ne signifie pas que je soutiens tous ses modes de fonctionnement. Mon idée de l’État repose sur une reconnaissance et une acceptation de celui-ci par le peuple, ce qui implique aussi la possibilité d’un soulèvement révolutionnaire pour une restauration quand cela s’avère nécessaire. Mais si nous inventons inutilement une opposition entre « État » et « société civile », si nous sacralisons la société civile et lui confions une guerre contre l’État, nous ne ferons qu’ajouter de l’huile sur le feu au profit des élites économiques, qui ne renoncent jamais à maximiser leurs intérêts, et nous porterons atteinte à toutes les valeurs produites par l’humanité dans un esprit de solidarité.

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