28 avril 2018-dailysabah.com
Le célèbre peintre néerlandais Vincent Van Gogh, qui s’efforça en vain de gagner sa vie grâce à l’art et au commerce de la peinture, écrit dans l’une de ses lettres poignantes adressées à son frère Theo qu’il est à la recherche d’un nouveau style de peinture, qu’il poursuit « quelque chose », sans savoir ce que c’est exactement. Lorsqu’il meurt subitement en 1890, à l’âge de 37 ans, pauvre et mélancolique, il ne le saura jamais.
Van Gogh était bel et bien à la recherche de quelque chose, et ce « quelque chose » a transformé le cours de l’art occidental moderne. Combien d’artistes, de scientifiques, de philosophes, de visionnaires, de poètes, de politiciens et de chefs religieux ont eu le sentiment de poursuivre « la prochaine grande chose », sans jamais en voir les fruits ni la réalisation ?
Socrate savait-il, en refusant de supplier la cour d’Athènes en 399 av. J.-C. et en acceptant la peine de mort injustement prononcée contre lui, qu’il allait changer le cours de la civilisation occidentale ? Ibn Sīnā (Avicenne), durant les épreuves qu’il vécut au début du XIe siècle, savait-il qu’il allait transformer l’histoire de la philosophie et de la science dans le monde islamique et au-delà ? Martin Luther était fermement convaincu de la justesse de ses critiques envers l’Église catholique, mais il ne saisissait probablement pas, en 1517, toute la portée révolutionnaire de ses fameuses 95 thèses qu’il aurait affichées sur la porte de l’église du château de Wittenberg.
Il ne fait aucun doute que certains ont été conscients du fait qu’ils allaient déclencher « la prochaine grande chose ». Le sultan Mehmed II le Conquérant savait, en 1453, que la conquête d’Istanbul allait bouleverser l’histoire de l’Empire ottoman et de l’Europe. Einstein était probablement de ceux-là aussi : il comprit très tôt les conséquences révolutionnaires de sa théorie de la relativité. Doté d’un sens philosophique aigu et d’un charisme naturel, il prenait plaisir à contempler la vision cosmique qu’il offrait aux mortels modernes.
Mais toutes les « prochaines grandes choses » ne sont malheureusement pas joyeuses ni roses. La théorie de l’évolution de Darwin a laissé de nombreux sujets de controverse et de débat dans les domaines scientifique et philosophique. De manière consciente ou non, elle a aussi fourni une puissante légitimation au racisme et au colonialisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La bombe atomique et d’autres armes de destruction massive ont causé la mort de millions de personnes à travers le monde et continuent de représenter une menace sérieuse dans le cadre de la course mondiale à l’armement et de la guerre.
Les « prochaines grandes choses » du XXIe siècle portent en elles à la fois les potentiels du meilleur et du pire. L’eugénisme, l’intelligence artificielle, le transhumanisme, les moyens de communication en constante évolution, le développement des armes chimiques et biologiques, les drogues, les terrorismes micro et macro sont désormais rendus possibles par de nouvelles avancées technologiques. Nos vies deviennent de plus en plus imbriquées dans la technologie. Des robots « pensants et sensibles » pourraient devenir partie intégrante de notre quotidien. Nous pourrions acquérir de nouvelles caractéristiques biologiques. Nous pourrions guérir toutes les maladies. Tout comme nous voyageons aujourd’hui entre les pays, nous pourrions voyager jusqu’aux confins de l’espace. Mais nous pourrions aussi devenir prisonniers de méga-systèmes, perdre complètement notre vie privée et nous retrouver dans des matrices où les frontières entre le réel et la fiction, la vie et la mort, le contrôle et la destruction deviennent floues.
Tout cela pourrait rendre le monde plus vivable pour nous… ou le transformer en un enfer dévorant tout sur son passage. Face aux incertitudes du monde hypermoderne, nul ne sait ce que la prochaine grande chose apportera dans la science, la technologie, la philosophie, la littérature, l’art ou la politique. Une seule certitude demeure : il nous faut rejeter l’idée que la prochaine grande chose viendra forcément du domaine du progrès matériel ou de l’innovation technologique.
Pourquoi ne pas donner une chance à la spiritualité et à la compassion humaines, qui pourraient apporter des remèdes aux souffrances du monde, aider les pauvres, protéger l’environnement, mettre fin aux guerres, soutenir l’éducation, la culture et l’art, vaincre la cupidité et l’arrogance, nourrir les aspects les plus nobles de l’âme humaine ? Quand ressentirons-nous le même désir pour accomplir un acte de bonté — petit ou grand — que celui que nous éprouvons pour acheter le dernier modèle de smartphone ? Pourquoi ne pouvons-nous pas nous réjouir simplement du parfum d’une rose, mais cherchons à la modifier génétiquement pour en tirer profit ? Est-ce plus difficile que d’explorer l’espace ?
La prochaine grande chose pourrait bien émerger des centres de recherche les plus avancés et les plus coûteux ou des stations spatiales. Mais elle peut aussi naître d’un simple et noble acte de bonté humaine. Cet acte ne nous offrira peut-être pas un écran à plus haute résolution, mais il pourra nous rapprocher davantage de notre humanité.
Source : https://www.dailysabah.com/columns/ibrahim-kalin/2018/04/28/the-next-big-thing