La morale est révolutionnaire !

Si les êtres humains sont moraux et si la morale est révolutionnaire, il faut être du côté des hommes, des traditions et de la société ; avoir confiance en l’être humain, défendre sa liberté, croire au changement spontané de la société et résister à toute idéologie imposée à celle-ci. C’est pourquoi, en dénonçant les maux du monde techno-médiatique et les ravages qu’il inflige à nous et à nos relations, nous affirmons notre confiance en l’amour et en la morale.
février 16, 2025
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Si les êtres humains sont moraux et si la morale est révolutionnaire, il faut être du côté des hommes, des traditions et de la société ; avoir confiance en l’être humain, défendre sa liberté, croire au changement spontané de la société et résister à toute idéologie imposée à celle-ci. C’est pourquoi, en dénonçant les maux du monde techno-médiatique et les ravages qu’il inflige à nous et à nos relations, nous affirmons notre confiance en l’amour et en la morale.

 

Les opinions exprimées sous ce titre sont extraites d’un texte que j’ai rédigé après la transformation spirituelle que j’ai vécue durant ma jeunesse. Elles constituent, depuis ce jour et encore aujourd’hui, un ensemble de pensées que je défends avec détermination. Il n’existe aucune raison d’abandonner les thèses formulées dans ce texte, selon lesquelles « l’essence morale est présente en chaque être humain, dans chaque époque historique, chaque tradition et chaque culture, et que ce qui est véritablement révolutionnaire, transformateur et libérateur est cette essence, en lien avec le Créateur et le Sacré ». Cependant, comme nous l’avons exprimé dans notre ouvrage Kalpten : Varoluş Merkezimiz Kalp ve Temel Eylemi Merhamet (KapıYayınları, 2020), ce qui manquait dans notre écrit de jeunesse, c’était une réflexion sur l’origine de la morale en l’homme et sur l’endroit où elle réside.

Depuis quelque temps, je suis convaincu qu’en chaque être humain, il existe, en plus du « cœur physique », un « cœur spirituel », et que c’est grâce à ce dernier que la quête de vérité ainsi que l’aspiration au bien et au beau prennent forme dans la réalité de l’existence humaine en tant que vérité ontologique. Il me semble que si le texte de jeunesse que vous allez lire avait été reformulé autour du concept de « cœur spirituel », il aurait été plus convaincant. Il aurait mieux mis en évidence le fait que les dynamiques fondamentales du changement résident en chaque individu et dans sa connexion avec le Créateur, et que ce qui empêche l’homme d’atteindre la maturité spirituelle et la société de se transformer de manière juste dépend de la volonté humaine.

Aujourd’hui, en prenant du recul, je perçois plus clairement ceci : tant que je n’avais pas saisi l’importance du « cœur spirituel » et accordé une place spécifique au « cœur » dans mon système de pensée – ce cœur qui est présent en tout être humain et qui renferme les germes des valeurs morales universelles –, je suis resté tiraillé entre, d’une part, les analyses des sciences psychologiques modernes et, d’autre part, la « tradition », qui renvoie au passé et à la continuité historique. Bien que j’aie constamment affirmé ne pas être partisan d’un « anti-modernisme nostalgique », j’ai fini par tomber dans la même posture et par insister sur la nécessité d’une restauration du passé, sans pouvoir aller au-delà. Pourtant, si j’avais compris pleinement le concept de « cœur », j’aurais pu exprimer plus clairement que la solution ne réside pas dans un retour au passé, mais bien dans un retour au « cœur ». Et c’est uniquement à travers ce retour que les liens rompus avec la tradition pourraient être renoués, garantissant ainsi la continuité historique. J’aurais également pu mieux exprimer que ce « retour au cœur » signifie accorder une importance primordiale à la maturation spirituelle et au développement personnel, et placer la morale au centre de tous les aspects de la vie : dans la famille, en politique, en économie et dans tous les domaines de l’existence.

Si nous avions pu placer le « cœur » au centre de notre regard, j’aurais mieux exprimé que ce n’est que par la morale que nous pouvons vaincre le mal en nous, insuffler au sentiment amoureux le sacrifice et la pudeur, et triompher au pôle sociopathique au sein de la société. J’aurais également mieux souligné que, pour cela, il est nécessaire de préserver notre cœur – qui est le domaine d’action de la morale et des vertus – de tout trouble et de le maintenir dans un état sain et pur. Si j’avais pleinement compris le « cœur », j’aurais considéré comme notre premier devoir l’effort de le maintenir pur et limpide. J’aurais cherché à renforcer notre sentiment de miséricorde, qui signifie voir les autres êtres humains, et même tous les êtres vivants, toute l’existence, comme des créatures de Dieu et ainsi être incapables de leur faire du mal. J’aurais eu une peur immense de perdre notre miséricorde, car cela assombrirait notre cœur et nous plongerait dans des états pathologiques.

La morale est, en fin de compte, la question de l’Autre, de ce que nous faisons à l’Autre. L’un des principes fondamentaux de cette terre, « S’orner de la morale de Dieu », signifie soumettre nos comportements au filtre de notre cœur. Prendre conscience de l’importance de la morale sans parvenir à toucher le cœur n’est pas seulement une malchance. Je suis convaincu que dans le passé, si moi et bien d’autres avons fini par donner la priorité à la politique et à la transformation sociale sur la maturation morale personnelle, et par accorder à la politique plus de signification qu’elle ne mérite, c’est en raison d’une compréhension insuffisante du cœur.

Après cette autocritique, je vous laisse à mon texte de jeunesse en vous promettant que, dans mes prochains écrits, j’aborderai le fonctionnement du cœur spirituel, dont l’action fondamentale est avant tout la miséricorde.

La morale est révolutionnaire !

La célèbre phrase du héros de Dostoïevski, « Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis », constitue une preuve de l’existence d’un solide pont de transition entre l’art et la pensée philosophique. Partant de cette affirmation, Nicolas Berdiaev a pu développer, à partir des romans de Dostoïevski, une philosophie existentielle chrétienne tout à fait originale. Le fait que tout devienne permis traduit une évaporation des valeurs, l’expression d’une profonde crise morale, que le langage philosophique désigne sous le nom de « nihilisme ». Grâce à l’intuition du romancier, ces mots prononcés par son personnage nous aident à appréhender l’un des problèmes clés de la philosophie moderne.

La modernité, qui a émergé en Occident il y a deux siècles et qui constitue aujourd’hui le fondement du monde techno-médiatique, correspond en un sens à la mort de Dieu (Nietzsche) et au désenchantement du monde (Weber). Par ces notions, il faut entendre l’obligation, pour l’homme, d’organiser son mode de vie non plus en fonction de la Révélation, mais essentiellement en s’appuyant sur sa propre raison et sur ce que l’on appelle son libre arbitre.

Les penseurs partisans des Lumières ont accueilli la mort de Dieu comme une opportunité extraordinaire permettant à l’homme de prendre son destin en main. Sans jamais envisager que tout pourrait devenir permis, ils ont imaginé que l’humanité entamerait un tout nouveau parcours de progrès scientifique, technique et moral. Nietzsche, qui a engagé une lutte noble contre toutes les formes de modernité, reste néanmoins un pur produit des Lumières et se considère lui-même comme appartenant à cette utopie. Ce qui le met en rage, c’est précisément la trahison de cette utopie par la modernité, qui, au lieu de s’accomplir, s’est enlisée dans le marécage du nihilisme, donnant ainsi raison à Dostoïevski. Selon lui, Dieu est bel et bien mort, mais l’homme tragique de la Grèce antique, censé surgir à travers l’histoire pour prendre en main son propre destin, n’a jamais fait son apparition. Bien au contraire, les mondes de vie ont été colonisés par la rationalité et l’homme du troupeau s’est soumis à la morale chrétienne et au nihilisme, qui se manifestent sous la forme du remords, de l’idéal ascétique et d’une éthique du ressentiment niant la vie elle-même.

Face à la crise du nihilisme moderne, plusieurs solutions ont été proposées. La première, défendue par Nietzsche, consiste à s’abandonner aux bras créateurs de l’art – en particulier de la musique – qui permettent d’accéder à une authenticité inaccessible à la raison et à ses contraintes. Autrement dit, il s’agit d’opter pour une passivité esthétique. L’idée selon laquelle l’esthétisation de la morale, en enrichissant l’expérience individuelle, pourrait apporter une solution aux impasses éthiques refait surface dans les débats postmodernes contemporains.

La solution la plus connue pour prévenir l’évaporation des valeurs ou l’apparition d’un polythéisme moderne des valeurs a consisté à se concentrer sur les rôles du politicien et du scientifique afin de développer une éthique de la responsabilité. Les concepts de « morale politique » et de « morale scientifique » sont le fruit de cette approche. Si ces notions semblent raisonnables à première vue, une analyse plus poussée révèle leur fragilité et leur vacuité, ne laissant derrière elles qu’une rhétorique creuse. À ce jour, aucune preuve convaincante n’a été avancée pour démontrer comment une morale pourrait être dérivée de la science, ni pourquoi un scientifique devrait se sentir contraint de se conformer aux décisions prises par un comité d’éthique scientifique. Le fondateur du positivisme, Auguste Comte lui-même, s’est senti obligé de créer une « religion de la science ».

Dans les débats publics sur des questions telles que l’avortement ou la fécondation artificielle, qui intéressent de près l’opinion, il apparaît clairement que les comités d’éthique médicale ne sont pas en mesure de produire un principe moral universellement accepté, ni dans la communauté scientifique ni dans la société. De même, les critiques légitimes adressées à la démocratie représentative formelle et les réalités observées dans la pratique montrent que la morale politique reste souvent purement théorique : ni les politiciens ni les citoyens ne ressentent nécessairement l’obligation d’une conscience de responsabilité essentielle à la gestion d’une société. Ainsi, malgré son apparente élégance, cette deuxième solution au vide moral, qui repose sur les réflexions de penseurs aussi divers que Weber, Comte, Freud, Marx, Lénine et certains penseurs libéraux, demeure fondamentalement fragile et sans véritable fondement.

Les idéaux moraux ne sont pas une utopie à atteindre dans un avenir lointain, mais plutôt une réalité qui aurait atteint sa plénitude dans le passé et qui, au fil du temps, se serait dégradée. Les pensées qui, en dehors d’une attente messianique infinie, ne proposent aucune alternative concrète à l’humanité – et en particulier celles défendues par certains musulmans – ne peuvent manquer d’exercer une influence sur une personne croyante, ni de lui inspirer une certaine proximité intérieure. Car l’anti-modernisme nostalgique est pleinement légitime, tant dans sa nostalgie que dans son rejet de la modernité, du point de vue des émotions et des réactions. Pourtant, il faut reconnaître que l’anti-modernisme nostalgique ne constitue pas une solution : la justesse des émotions et des réactions ne suffit pas à déterminer une attitude viable sur le long terme. Cette légitimité ne peut se traduire en une véritable espérance pour l’humanité que si elle s’accompagne d’une pensée capable de répondre aux problèmes concrets de notre époque et de notre quotidien.

Pour dépasser les faiblesses de l’anti-modernisme nostalgique face au nihilisme des valeurs modernes, nous devons d’abord comprendre la nature des valeurs morales. Celles-ci ne sont ni des normes froides et abstraites, éloignées de l’homme, ni de simples commandements rigides hérités du passé. Au contraire, elles régissent depuis des générations les relations de l’homme avec ses semblables, avec la nature et avec son Créateur. En ce sens, elles transcendent l’histoire. Elles proviennent d’une source si proche de l’homme qu’elle lui est « plus intime que sa propre veine jugulaire ». Elles possèdent une vitalité et un dynamisme capables de refleurir sous toutes les conditions historiques et sociales changeantes.

La morale est cette force intérieure qui réside en l’homme et lui donne la puissance de se révolter à la fois contre le mal en lui-même et contre les injustices du monde. À ce titre, elle est le moteur du changement vers le bien et la seule véritable force révolutionnaire. La morale est semblable à l’essence phylogénétique d’un arbre qui, selon les climats, prend des formes variées et fleurit de manières différentes, mais qui demeure fondamentalement le même arbre. C’est pourquoi, à travers le monde, les luttes pour la justice partagent une base morale commune. Lorsque nous nous dressons pour défendre la justice et les droits des hommes et des sociétés, c’est cette essence morale en nous qui nous anime. Le dicton « Si l’oppresseur a sa tyrannie, l’opprimé a Dieu » est l’expression la plus éloquente de tout ce que nous venons d’exprimer.

C’est cette nature révolutionnaire de la morale qui nous permet de défendre à la fois les valeurs, le changement social et l’émancipation. Si les hommes sont moraux et si la morale est révolutionnaire, alors il faut être du côté des hommes, des traditions et de la société ; il faut avoir confiance en l’être humain, défendre sa liberté, croire en l’évolution spontanée de la société et résister à toute idéologie imposée à celle-ci. C’est pourquoi, lorsque nous dénonçons les maux du monde technomédiatique et les ravages qu’il inflige à nos relations, nous affirmons notre confiance en l’amour et en la morale. C’est pourquoi nous insistons tant sur la morale : parce que nous pensons que la seule véritable solution aux problèmes des relations entre hommes et femmes, ainsi qu’aux questions liées à l’amour et à l’intimité, réside dans une conception révolutionnaire de la morale.

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