La justice existe-t-elle dans ce monde ?

Il est tout à fait possible de constater les injustices dans le monde et de crier « Voilà la justice de ce monde ! » tout en s’efforçant sans relâche de garantir la justice et de lutter pour un monde plus équitable. Cependant, pour cela, il est nécessaire d’adopter une perspective solide, loin de dire, en énumérant les injustices vécues : « Ne vous battez pas pour la justice, de toute façon, cela ne servira à rien ! » ou encore « Ne cherchez pas à vous tourner vers Dieu face aux injustices de cette vie ! »…
mars 11, 2025
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Il est tout à fait possible de constater les injustices dans le monde et de crier « Voilà la justice de ce monde ! » tout en s’efforçant sans relâche de garantir la justice et de lutter pour un monde plus équitable. Cependant, pour cela, il est nécessaire d’adopter une perspective solide, loin de dire, en énumérant les injustices vécues : « Ne vous battez pas pour la justice, de toute façon, cela ne servira à rien ! » ou encore « Ne cherchez pas à vous tourner vers Dieu face aux injustices de cette vie ! »…

 

Dans la pensée et  comportements occidentaux, la justice est restée une question floue et ambiguë. Après le génocide de Gaza et les discours de Trump au pouvoir, les positions déjà ambiguës ont encore perdu de leur crédibilité. Aux yeux de la grande majorité des gens, des concepts tels que « droit international » et « droits de l’homme » ne sont plus que des illusions, des mensonges. Dans cet article, nous nous attarderons sur les fondements juridiques et philosophiques de cette situation, et dans un article ultérieur, nous discuterons des raisons pour lesquelles nous ne devons pas abandonner la lutte pour la justice et un monde juste, malgré l’attitude floue et ambiguë de l’Occident.

L’avocat qui ne prête guère attention à la justice : Hans Kelsen

Le célèbre juriste public Hans Kelsen estime que la justice est une qualité qui peut exister dans un ordre social, mais qui n’est pas nécessairement présente ; elle doit être considérée uniquement comme une vertu humaine secondaire. Selon Kelsen, la justice restera le rêve inachevé de l’humanité, ne pourra jamais être définie de manière absolue, et seule la subjectivité de la justice de chaque individu pourra être évoquée.

Kelsen était un Juif de Vienne contemporain de Sigmund Freud. Bien qu’il ne fût pas un disciple de Freud, il échangeait des idées avec lui et participait à des discussions. Je ne sais pas quel était le positionnement de Kelsen concernant la question israélienne et les débats sur le sionisme jusqu’à sa mort en 1973. Cependant, je sais que dans son ouvrage publié en 1985, L’illusion de la justice (The Illusion of Justice), la conviction que la justice sociale est une impossibilité s’est bien ancrée dans son esprit. Dans son essai Qu’est-ce que la justice ? (traduit en turc chez AlBaraka Yayınları, M. Kaya, A. F. Çağlar, 2023), l’un de ses arguments pour prouver qu’il ne pourra jamais y avoir de consensus sur la notion de justice est la contradiction entre « le droit à la vie, valeur suprême de l’individu, et les intérêts de la nation, le droit de tuer en guerre et la peine de mort », une contradiction qui ne pourra jamais être résolue.

« Selon certaines croyances/morales, la vie humaine, celle de chaque individu, est la valeur suprême. Selon cette vision, tuer quelqu’un, même en temps de guerre ou lors de l’exécution de la peine de mort, est absolument interdit. Comme on le sait, les pacifistes et ceux qui rejettent en principe la peine de mort adoptent cette position. Cependant, l’idée selon laquelle la plus haute valeur serait l’intérêt et l’honneur de la nation mène à une morale opposée. Par conséquent, chaque citoyen doit, lorsque cela est nécessaire pour l’intérêt et l’honneur de la nation, sacrifier sa propre vie en guerre et tuer ceux considérés comme les ennemis de la nation, et dans ce cas, il semble légitime d’infliger la peine de mort pour des crimes graves. Il est absolument impossible de parvenir à une décision rationnelle et scientifique entre ces deux systèmes de valeurs opposés. » C’est ce que dit Kelsen.

Dans cet article, nous ne nous attarderons ni sur ses idées ni sur leur lien avec la pensée juive (bien que nous ayons abordé une contradiction similaire dans la pensée du philosophe juif Emmanuel Levinas, surnommé le philosophe de l’« autre » – voir : http://www.erolgoka.net/benim-levinasim/). La raison pour laquelle nous évoquons Kelsen ici est pour montrer sa part dans l’ambiguïté et la confusion de l’Occident en matière de justice… Passons maintenant de la sphère juridique à celle de la pensée. Nous allons tenter de démontrer que dans la pensée occidentale, non seulement dans le domaine juridique, mais aussi dans la vie elle-même, la conviction profondément enracinée et bien ancrée est qu’il existe une injustice fondamentale.

Thomas Macho, dit « La vie est injuste ! »

Toute réflexion sur la justice mène nécessairement au problème du mal, dit « théodicée », c’est-à-dire la question de la présence du mal dans un monde créé par un Dieu juste. Lorsque nous remettons en question si le monde dans lequel nous vivons est juste, nous interrogeons aussi les sources du mal. Dans une réflexion saine, cela ne devrait pas être un obstacle, à condition que cette réflexion progresse de manière cohérente et raisonnable…

En 1820, l’écart entre le pays le plus riche et le plus pauvre était de 3 contre 1, en 1950, cet écart est passé à 35 contre 1, en 1973 à 44 contre 1, et en 1992 à 72 contre 1. Il existe un fossé grandissant non seulement entre le riche Nord et le pauvre Sud en termes de niveaux de revenu, mais aussi en termes d’espérance de vie. Au Moyen Âge et au début de l’époque moderne, seulement la moitié des personnes nées la même année atteignaient l’âge de 21 ans. Selon l’époque, le pays, la famille, ou la génétique avec laquelle nous naissons, et plus encore selon les conditions de mort, il est clairement évident que la vie dans laquelle nous vivons est dénuée de justice.

Alors, à partir de toutes ces données, pouvons-nous dire comme le philosophe économique et anarchiste Edward Paul Abbey : « La vie est injuste. Et que la vie soit injuste n’est pas juste » ? Pour ma part, je répondrais « Oui », mais à une condition : « Ne tentez pas d’en tirer directement une conclusion théologique ! » Je dirais que lorsqu’on dit  »La vie est injuste », cela ne doit en aucun cas être compris comme « Dieu est injuste ! ».

Le philosophe allemand Thomas Macho n’est pas aussi prudent que moi. Il n’hésite pas à dire, dans une conférence donnée en 2010 à l’Académie de Graz : « La vie est injuste, car les naissances sont injustes ; la vie est injuste, car la mort est injuste. » Il a ensuite publié cette conférence sous forme de livre intitulé La vie est injuste. Préservons l’inquiétude (édition Açılım Kitap).

Dans le même esprit, Macho aborde l’injustice dans le contexte de Descartes et de Pascal. Il relie le scepticisme de Descartes à la relation très critiquée qu’il entretenait avec sa servante et à la mort prématurée de sa fille à l’âge de cinq ans. Quant au mysticisme de Pascal, il le relie à ses problèmes de santé dès son enfance et à la gravité de sa maladie qui est devenue fatale à un âge jeune. « Pascal savait que la contradiction entre la mort et la justice ne pouvait être résolue, et que la question de la théodicée ne menait pas à une réponse, mais à un abîme. » C’est pourquoi, selon Macho, ce n’étaient pas les philosophes, mais Abraham, Isaac et Jacob qui croyaient en un Dieu « incompréhensible » et juste. En affirmant que le cœur n’est pas l’opposée de la raison et de l’intelligence, mais plutôt le centre de la foi et de l’amour, Pascal a modifié la compréhension chrétienne et jeté les bases de la modernité. Cette pensée a influencé toute la philosophie occidentale, de Baudelaire à Nietzsche, de Sartre à Camus et de Bergson à Marx.

Selon Macho, le monothéisme avait un coût : celui de légitimer les injustices. « La question de la théodicée, à savoir la légitimité de Dieu face au néant, à la souffrance et à la mort prématurée dans le monde qu’il a créé, devait être résolue en postulant que le Dieu unique et seul ne pouvait être mauvais et injuste. » Macho pensait aussi que l’eschatologie du Jugement dernier était une des solutions possibles. « Le christianisme avait commencé avec l’attente du Jour du Jugement, la fin du monde, » et bien que les compréhensions aient changé, il est resté une religion du Jugement dernier. Le Jour du Jugement, lorsque la grande cour serait établie, ceux qui avaient souffert dans ce monde recevraient leurs droits, et ceux qui souffraient auraient la victoire, comme le Christ. Le conseil que donne l’Évangile face aux injustices était de ne pas juger ni condamner, Mais d’attendre le Jugement dernier.

Il est évident que Macho a Raison sur certains points dans ses propos un peu embrouillés, mais il fait une erreur en n’évoquant que le Judaïsme et le Christianisme comme monothéismes et en ignorant l’Islam. Ne pas parler de l’Islam comme une religion monothéiste qui place la justice de ce monde au premier plan et qui croit à un Dieu juste et à la fin des temps, c’est une omission qui ne peut être pardonnée. S’il en avait pris conscience, il aurait vu que ses propos sur le monothéisme sont invalidés par le Coran, qui appelle constamment à la justice et qui est aussi une religion qui croit en un Jugement dernier.

Il est possible de voir les injustices dans le monde et de crier : « Est-ce cela la justice dans ce monde ! » tout en œuvrant sans relâche pour instaurer la justice et un monde juste. Mais pour cela, il faut adopter une vision solide qui ne consiste pas à dire, en citant des exemples d’injustices vécues : « Ne luttez pas pour la justice, ça ne servira à rien ! », ou encore « Ne cherchez pas refuge en Dieu face aux injustices de cette vie ! »

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