Élever un enfant dans un cimetière

Les cimetières du monde entier sont remplis des déchets de serviteurs ignorants, arrogants, tyranniques et cupides, de grands enfants qui n’ont jamais grandi, de semi-morts dépourvus de compréhension et de volonté, ainsi que de leurs maîtres, miroirs d’eux-mêmes, tout aussi ignorants, incompréhensifs, sans volonté, mais fiers et insolents; c’est-à-dire de demi-humains. Ces déchets humains, qui n’ont pas encore achevé leur évolution spirituelle, sont comme des vampires ou des revenants non enterrés. Les rares véritables êtres humains vivants, quant à eux, s’efforcent, dans ce cimetière qu’est le monde, de souffler en ces morts l’âme d’Adam, de les ressusciter, de les protéger des cruautés des enfants immatures, de les réveiller de l’envoûtement des faux paradis emplis de luxure, de gloire, de domination et de faste.
août 13, 2025
image_print

‘J’ai vu l’ombre d’un cocher, il nettoyait l’ombre d’une voiture avec l’ombre d’un pinceau’

Dostoïevski

 

Un ami m’avait raconté ceci : il y a des années, il avait pris rendez-vous pour un entretien d’affaires avec un homme d’affaires juif. Celui-ci, contrairement à son habitude, était en retard. En arrivant, il s’était excusé : « Pardonnez-moi, j’étais avec mon enfant. Je lui ai donné de l’eau, des fleurs, et j’ai passé un moment avec lui. Je me suis laissé emporter, c’est pourquoi j’ai tardé. » Mon ami, ne comprenant pas bien, lui dit : « Dieu le protège, quel âge a-t-il ? » L’homme répondit : « Il termine ses seize ans. » Puis il ajouta : « C’est-à-dire… s’il avait vécu. » Voyant l’étonnement de mon ami, il poursuivit : en 2004, lors de l’attentat contre la synagogue à Istanbul, l’homme d’affaires juif s’y trouvait avec son fils de cinq ans. Dans l’attaque, son fils avait été déchiqueté, lui-même grièvement blessé. Depuis ce jour, il se rend chaque jour sur la tombe de son fils, y apporte de l’eau, des fleurs, parfois ses jouets ou nourritures préférés, et y passe des heures. Il continue à vivre comme si son fils était toujours vivant. En terminant, il dit : « Tu sais, la chose la plus difficile au monde, c’est d’élever un enfant dans une tombe… »

Je ne sais pas si, aujourd’hui, cet homme d’affaires juif éprouve de l’empathie pour les pères des enfants que ses coreligionnaires massacrent à Gaza. Mais la réalité glaçante de « faire grandir un enfant dans une tombe » provoque de terribles résonances sur la vie et la mort. La tragédie de ce lien vital avec la mort rend tout ce qui concerne l’homme et la vie dénué de sens. Ou bien, elle volatilise toutes les significations.

« Le temps est un cimetière invisible », a dit le poète ; peut-être vivons-nous tous dans un cimetière. Par l’instinct de refuser la mort et de rechercher l’immortalité, nous cherchons à figer la vie dans l’enfance, à ne pas grandir. Nous considérons comme immortelles les personnes que nous glorifions et établissons avec elles un lien d’éternité, visitant leur tombe, leur mausolée, leur kourgane pour demander leur intercession. Inspirés par la réalité millénaire de la vie , faite de douleur, de tristesse, d’oppression, nous fuyons vers l’irréel et tentons de vivre dans un paradis d’enfance éternisée. C’est pourquoi la plupart des gens ne grandissent jamais. Ils fuient tout ce qui pourrait les faire mûrir, devenir adultes, accéder à la raison, et choisissent une ignorance délibérée en fermant yeux, oreilles et esprit. Nous oublions tout ce qui nous dérange et ne retenons que ce qui nous arrange.

Dans Mes Universités, Gorki dit : « Les hommes ne cherchent pas le savoir, mais l’oubli et la consolation. » Car, à mesure que l’on apprend, on grandit. Mais celui qui accumule le savoir accumule aussi la douleur.

La méthode socratique d’enseignement par les questions consistait peut-être à révéler cette amnésie volontaire ou plutôt cette ignorance choisie de l’homme. Par ses questions, il montrait que chaque être humain sait en réalité déjà tout, il lui faisait se souvenir. « Si tu ne peux voir que la lumière révélée, si tu ne peux entendre que le son énoncé, alors tu ne vois ni n’entends vraiment », disait le maître.

Oui, l’homme porte en lui toute la connaissance de l’univers, de la nature, de toutes les étapes de l’existence ; il a tout vu, car il en a été témoin. En naissant et grandissant, sa mémoire revient ; en relation avec le monde extérieur, il se souvient ; sous l’effet d’un enseignement extérieur, il apprend non pas ce qu’il ne savait pas, mais ce qu’il savait déjà.

« Trouve l’Adam pour devenir Adam, car dans l’homme l’univers est caché / Ne méprise pas l’homme, car dans l’homme l’univers est caché. » (Yozgatlı Fenni)

Au commencement était la Parole ; l’homme grandit pour s’en souvenir, la comprendre et y conformer sa vie. L’homme est l’incarnation de cette Parole. Il est l’essence, le résumé, l’archive et la représentation de toute chose. La plupart des hommes ignorent qu’ils savent cela. La mission des prophètes, des philosophes, des sages éducateurs inspirés par le divin est justement de le leur rappeler, de leur donner les critères pour distinguer le vrai du faux, le beau du laid, et de confirmer la Parole. Faire apparaître l’Adam exilé dans le corps humain et le libérer ; lui permettre de se connaître et de devenir maître de son destin. En l’amenant à la conscience de l’Être nécessaire (vacibül vucud), c’est-à-dire de Lui, et en l’associant à la manifestation cosmique de la création (à l’éternité) avec Lui, en tant que serviteur (abd). Pour cela : La ilaha illallah. C’est pourquoi tout ce qui se manifeste en dehors de l’Unique est une idole.

Savoir, c’est assumer une responsabilité. Le fait pour l’homme de dépasser l’adolescence et d’atteindre la maturité de la raison, devenir un adulte responsable. La raison est le mode d’emploi de la connaissance. La compréhension, quant à elle, est la capacité à utiliser correctement cette connaissance. Un adulte résout ses problèmes en réfléchissant, satisfait ses besoins fondamentaux, sait choisir ce qui est en sa faveur ou contre lui, peut trancher entre le bien et le mal. Ainsi, raisonner est une condition essentielle pour être un individu adulte. La compréhension, elle, est la volonté d’utiliser sa raison et ses autres aptitudes du côté du vrai, du juste, du bon et du beau.

La plupart des gens possèdent la raison, mais sont dépourvus de compréhension et de volonté. La vie, par les conditions qui atrophient l’être humain, rend la plupart des gens incompréhensifs et sans volonté. C’est un retour à l’adolescence : un arrêt de la croissance et de la maturité, une régression vers l’enfance. La plupart des gens, à partir du moment où leur compréhension et leur volonté commencent à s’émousser, se figent et restent dans cet état. Quel que soit leur âge, ils sont alors des adolescents ou des enfants. Ils n’utilisent leur raison que pour satisfaire les exigences de leurs instincts et de leurs habitudes. Ils oublient ce qu’ils savaient et ne veulent pas apprendre ce qu’ils ignorent. Cet état d’irresponsabilité devient une personnalité : il n’est plus qu’un esclave, un mankourt, une partie d’une masse, d’un troupeau. C’est une ignorance volontaire, une enfance prolongée, une vitalité figée. Une sorte de mort, de sommeil ou de paralysie. Dès lors, le monde est un cimetière et les hommes, des morts vivants. Dans ce cimetière, ni enfant ni adulte ne grandissent. Tout est comme si : comme si c’était là, comme si c’était vivant, comme si cela arrivait… mais seulement « comme si ». C’est là l’état le plus dangereux de l’humanité, car il ramène l’homme, par une évolution inversée, à un niveau animal, transformant la vie en une imitation simiesque. Les hommes en viennent à vivre comme s’ils vivaient. Peut-être que chacun, en réalité, exprime la peur et l’espoir enfouis dans son esprit et son âme, parce qu’il vient seul au monde et le quitte seul. L’humanité n’est peut-être rien d’autre que des rêves répétés à l’infini par la copie, en milliards d’exemplaires, d’un seul et même être humain.

La plupart des hommes grandissent, vivent et meurent sans jamais devenir pleinement des humains, c’est-à-dire des Adam. Bukowski, commençant un paragraphe par « Ce qui est terrible, ce n’est pas la mort, mais les vies vécues ou non vécues… », le termine ainsi : « Pour la plupart des gens, la mort est une tromperie. Il ne reste plus rien à mourir… »

Sezai Karakoç, décrit ainsi ces demi-morts :

“Dans la terre, craquements de chair et d’os…

Une peur saisit les demi-morts,

Quand leur crâne heurte une pierre,

Morts qui n’ont que leurs ongles,

Et seulement des rotules tordues…”

 

Or, ceux qui vivent vraiment ne vieillissent pas : ils ressentent la douleur, la tristesse, se disputent, se mettent en colère, protestent, aiment, se fâchent, haïssent. La vie est cet ensemble de comportements authentiques. Oscar Wilde dit : « Un pauvre ingrat, dépensier, insatisfait et rebelle est une véritable personnalité, et il possède beaucoup de potentiel. » Parfois, même les traits négatifs portent une essence positive. En fin de compte, ce qui est négatif c’est-à-dire mauvais, incomplet, erroné n’est que la manifestation inversée dans le miroir, ou le reflet fractal, du Bien. Car il y a un choix volontaire, une décision libre.

L’esclavage, au contraire, consiste précisément à émousser, limiter, contrôler et utiliser au profit d’autrui ces comportements humains. Dans les sociétés esclavagistes, les comportements sont faux, hypocrites, dictés par la volonté et l’intérêt des maîtres. Vivre sans assumer de responsabilité conduit à l’intériorisation et à l’acceptation de l’esclavage. Dans le code génétique de la plupart des gens se trouve la ruse consistant à céder sa raison, sa volonté et ses choix à autrui, en échange du confort de seulement faire semblant de vivre. L’esclave préfère toujours rester esclave plutôt que d’être libre. Car l’esclavage est une infantilité irresponsable, tandis que la liberté exige la responsabilité.

Chez l’ignorant, ce qui manque, ce n’est pas la raison; il est rusé, ce qui manque, c’est la morale, dit Tolstoï.

De même que l’homme a développé, face aux dangers de la nature et de la société dans lesquelles il est né, des abris sûrs et des moyens de défense, il invente, lorsqu’il perçoit sa propre existence menacée, des refuges et des réflexes de protection étonnants. L’ignorance volontaire est un refuge. Faire semblant d’être stupide, agir comme si l’on ne savait pas, feindre l’indifférence sont en réalité des tactiques pour gagner du temps afin de tester des développements dont on ignore l’issue. De même, les habitudes et comportements tels que la drogue, l’alcool, le jeu, la prostitution, l’exhibitionnisme sont des dépendances conscientes et l’expression, chez les âmes serviles, d’une tentative d’imiter ou d’atteindre un faux paradis, celui des maîtres. Les comportements que les religions interdisent comme péchés, hontes et mauvaises actions visent en réalité à empêcher que l’esclavage ne devienne un mode de vie. Pourtant, la plupart des gens, pour fuir la responsabilité, préfèrent l’ivresse à la lucidité, le gain rapide du joueur à l’effort patient, et, à la compétence éducative, salvatrice et protectrice de la famille et de l’amour, la prostitution, l’adultère, les divertissements simiesques, l’exhibitionnisme, le voyeurisme et autres débauches. Ce sont tous des choix parfaitement conscients et rationnels. La plupart des gens sont tout à fait intelligents et cherchent à vivre une vie paradisiaque sans en payer le prix, sur le dos des autres. La luxure et le plaisir n’émoussent pas la raison, mais la compréhension et la volonté. C’est l’émoussement du sens de la responsabilité.

En Afrique, fort de l’expérience millénaire de l’asservissement, l’homme joue souvent ce rôle et tente de se protéger de nouveaux dangers. Il sait qu’il y a de l’eau sous la terre, que s’il cultive la terre, toute sorte de nourriture peut y pousser, comment élever et multiplier les animaux, comment construire de meilleures maisons et routes ; mais il sait aussi que s’il le fait, comme ses ancêtres emmenés enchaînés et fouettés pour être exploités, sa vie sera volée tout comme le furent ses mines. C’est pourquoi il ne cultive et ne produit que pour ses propres besoins, ou bien joue sans cesse le rôle de l’affamé et de l’assoiffé pour que les étrangers, le prenant en pitié, lui viennent en aide. Finalement, partout dans le monde, l’Afrique reçoit cette aide sous forme de commerce de la compassion.

Plutôt que de devenir le maître de son propre destin, il est plus facile de jouer la victime du destin. Ce faux fatalisme est aussi la racine de l’immoralité, car la source de la morale est la conscience de responsabilité issue du libre arbitre. Celui qui attribue son destin à Dieu, ou, au même titre, au temps, au hasard, aux causes extérieures, obtient la liberté de l’irresponsabilité, et rejette alors sur autrui ses choix entre le bien et le mal, le vrai et le faux, le péché et le mérite. Ce type de relation à Dieu ou, de façon équivalente, à un autre principe ou croyance fondamentale auquel il adhère sans le nommer Dieu détermine toutes ses actions. Tout mal, toute erreur, tout péché, tout défaut est facilement attribué à son dieu m ou, dans le même sens, aux circonstances, au destin, à la fortune. Cet état de non-maturité, produit d’une croyance enfantine primitive qui assimile Dieu à un père ou une mère, est en réalité un instinct très conscient. La contradiction entre instinct et conscience disparaît en matière de cette irresponsabilité choisie. On appelle cela la ruse.

La plupart des gens vivent selon cette ruse. Ils justifient habilement toutes sortes d’immoralités. En toute connaissance de cause, ils persistent dans l’erreur, commettent des péchés, trichent dans les poids et mesures, usurpent les droits, mentent, volent, détournent des fonds, et, par de petites ruses, trompent même leurs plus proches. Le rapport hypocrite, faux et mercantile qu’ils entretiennent avec Dieu, ils le reproduisent avec les autorités auxquelles ils se soumettent volontairement pour assurer leur sécurité et leurs besoins. Ils se comportent comme s’ils croyaient, comme s’ils étaient attachés et fidèles. Ils manifestent des dévotions exagérées envers Dieu, des religiosités excessives, des comportements pieux. Envers les autorités, l’État, le patron, le directeur, ils montrent la même loyauté, obéissance, fidélité et service. Mais ces comportements excessifs sont en réalité des moyens, par cette profonde ruse, de dissimuler leur irresponsabilité, et même d’utiliser le surplus de prestige social qu’ils obtiennent par cette fidélité pour dominer les autres.

L’ignorance volontaire, avec son irresponsabilité ou plutôt sa ruse consistant à déléguer sa responsabilité à autrui a également produit les autorités religieuses ou politiques. Les formes de religiosité institutionnelle ou idéologique similaires sont nourries, développées et entretenues par cette ignorance volontaire. Ainsi, ces ignorants rusés, qui se laissent exploiter au nom de Dieu ou d’un autre sacré mais qui, en réalité, les utilisent pour leurs propres instincts, peurs, désirs, intérêts ou besoins de plaisir spirituel, deviennent les sujets volontaires d’une relation coloniale symbiotique. Dans la relation maître-esclave, en vérité, le maître sert l’esclave ; Hegel a tenté d’analyser la conscience malheureuse qui naît chez le maître lorsqu’il le comprend. Marx en était conscient. Mais s’il a imaginé un monde sans maîtres, ce n’était pas par amour pour l’esclave, c’est-à-dire le prolétariat, mais par haine du maître, c’est-à-dire de la bourgeoisie. Le prolétariat ne se libère de ses chaînes que dans un tel monde, et, en perdant sa dépendance à cette relation paradoxale de servitude, met fin à son aliénation. Ce que Marx n’a pas pris en compte, c’est la conception de l’homme qui, arrivée jusqu’au seuil de sa pensée, n’a pas été portée à la conscience — ou plutôt qui n’appartient pas au réservoir du savoir judéo-chrétien et grec et relève d’une sagesse perdue. C’est grâce à cette lacune que, tout au long du XXᵉ siècle, le socialisme, devenant l’opium de l’Orient, a pu transformer celui-ci, par effet inverse, en champ de production capitaliste, et que le socialisme-marxisme est devenu un autre instrument d’occidentalisation du monde. Et cela s’est fait, bien sûr, avec la servitude volontaire et le consentement fabriqué des esclaves, du prolétariat. L’ignorance volontaire a même réussi à sacraliser un monde athée-positiviste et à produire un autre ordre soi-disant alternatif qui lui rend service et lui permet de satisfaire ses besoins sans coût. Les États modernes, qu’ils soient capitalistes ou socialistes, depuis la Révolution française, ont renversé la domination monarchique-aristocratique-religieuse des empires militaires-agricoles pour établir à la place des États industriels nationaux positivistes, mais le paradoxe maître-esclave n’a pas changé. Il a même pris des formes plus raffinées, plus profondes, plus complexes, condamnant en fin de compte l’homme à un monde qui ne l’élève pas, ne le sanctifie pas, ne le rend pas semblable à Adam.

Non seulement les États, mais aussi la classe des religieux : synagogues, églises, rabbins, prêtres, mollahs, cheikhs, pères spirituels sont des exemples institutionnalisés de ce paradoxe de domination. Les théoriciens, idéologues et leaders des organisations idéologiques sacralisées de l’époque moderne appartiennent également à cette classe religieuse. Aujourd’hui, les scientifiques, philosophes, leaders d’opinion, intellectuels, célèbres journalistes et artistes sont les versions séculières du même modèle. Ce qui a fait émerger, érigé en autorité et donné prestige à la classe des religieux et des irréligieux, en échange d’une religiosité hypocrite et d’une morale factice permettant de justifier chaque comportement sans coût, c’est l’ignorance volontaire. Ces ignorants conscients utilisent le même modèle de manière plus raffinée et plus indirecte. Dans leurs relations quotidiennes, au sein de la famille, dans les rapports avec parents et amis, ils se comportent toujours comme ceux qui imposent leurs règles aux autres, qui jugent autrui, qui agissent en toutes circonstances comme s’ils étaient les maîtres de maison. Ce sont comme des religieux qui n’ont pas reçu d’ordination. L’histoire millénaire de l’esclavage humain est la source de ces codes de comportement fondés sur la domination et la gouvernance. À la racine se trouve le sentiment d’irresponsabilité, c’est-à-dire l’incapacité à devenir adulte et une enfance prolongée.

Pour certains, l’enfance est leur paradis, et ils y demeurent toujours, refusant d’en sortir. Ainsi, ils ne grandissent jamais. Pour d’autres, l’enfance est un enfer, et toute leur vie n’est qu’une fuite de cet enfer, une lutte pour ne jamais revivre les scènes infernales que seul eux connaissent. Personne ne comprend ce qu’ils font ni pourquoi. Or, celui-là a tué son enfance, mais n’a jamais réussi à l’enterrer. Il ne connaît pas le paradis, et pour lui, tout ce qui n’est pas son enfer est un paradis.

La plupart des guerres, conflits, meurtres, accès de folie, massacres, crises de colère, abus, viols, tortures et oppressions sont commis par ces « enfants ». La guerre et la violence sont déjà des comportements enfantins. La volupté et la gloire, l’avidité et la domination sont aussi des maladies de l’enfance humaine. Amasser de l’argent, de l’or ou des biens résulte d’un sentiment enfantin de manque. Ces personnes ne grandissent pas et ne se rassasient pas. Car si l’estomac de l’enfant se remplit, ses yeux, eux, ne se rassasient jamais. Seuls ceux qui ont grandi peuvent rassasier à la fois leur ventre et leurs yeux.

Ces traits sont des formes ludiques enfantines. Leur origine se trouve dans les instincts et comportements des époques primitives de chasse et de cueillette : survie, sécurité, ne pas manquer de nourriture, désir de puissance, envie de posséder, volonté de vaincre des ennemis imaginaires. Tout au long de l’histoire, les cérémonies de chasse des rois n’étaient pas seulement des exercices militaires, mais aussi des répétitions pour gouverner la société. Dans les sociétés agricoles et militaires, les États sont des bergers. La politique est le métier de berger. Les masses anonymes sont accoutumées à être conduites, dressées, conditionnées et soumises comme des moutons, des chèvres ou des chevaux. Les animaux domestiqués par l’homme ont appris à l’homme qu’il pouvait aussi être domestiqué. Les comportements enfantins de l’homme ressemblent à ceux des animaux.

Chez les véritables enfants, cette puérilité est tolérée comme une espièglerie charmante, mais chez l’adulte qui n’a pas grandi ou qui n’a pas atteint la maturité, elle engendre la cruauté. Dans la nature, les animaux chassent selon leurs besoins. Les hommes, eux, veulent plus que ce dont ils ont besoin, et même ce qui appartient aux autres. Ce penchant est la marque de cette première et profonde jalousie, l’insuffisance insufflée à l’homme par l’Iblis/le diable. Celui-ci a trompé Adam en prétendant le compléter, le perfectionner, l’immortaliser en somme, le rendre semblable aux dieux  mais par son injection, il l’a en réalité diminué, lui a donné un sentiment de manque et lui a inculqué le désir insatiable de combler ce vide.

L’humanité, la plupart du temps, a été victime de ces enfants imparfaits devenus durs, de ces cruels puérils, de ces tyrans et voleurs qui cherchent à combler leur manque en dominant les autres, en usurpant leurs droits, et ce, par la violence ou la ruse, c’est-à-dire sans effort, de manière forcée.

Dominer autrui, usurper le droit d’autrui, juger autrui, sont des comportements de l’homme incomplet. Ceux qui ne se considèrent pas comme incomplets ne connaissent dans leurs relations avec les autres que le partage et la solidarité (Salat et Zakat). Et la taqwa, c’est-à-dire la crainte d’éviter le mal, ne se pratique ni pour les autres, ni pour Dieu, mais par une spontanéité intérieure, comme une exigence naturelle du fait d’être Adam : choisir le bien parce qu’il est bien. Dans la philosophie moderne, ce critère moral est connu comme la morale kantienne ; c’est en réalité le signe distinctif de la tradition abrahamique. La morale signifie choisir le bien et éviter le mal par libre arbitre et sens des responsabilités. Le moralisme, lui, consiste à exploiter la morale, à utiliser les règles et valeurs morales sans les intérioriser, soit pour se donner en spectacle, soit pour dominer autrui. C’est un commerce de la miséricorde. La véritable morale, elle, a honte de faire le bien pour Dieu ou pour autrui, car c’est une chose indigne. « Ne fais pas le bien pour obtenir l’agrément de Dieu, fais-le parce qu’il est bien ; Dieu en sera d’autant plus satisfait. »

La honte est le premier sentiment qui humanise Adam. La pudeur, la réserve, la bienséance, la modestie sont les dispositions qui permettent de devenir Adam. Elles sont la source du sens des responsabilités. Elles sont la racine de l’intellect sain et de la liberté de volonté. Seul l’homme capable d’éprouver de la honte ne nuit pas à autrui, connaît ses propres limites et respecte les droits de ses frères humains, des autres êtres vivants et de la nature. Voilà ce qu’est la vertu. « Les sages apprennent à porter leurs fardeaux avec grâce et à protéger les autres de la violence émotionnelle de leurs propres souffrances.»

Schopenhauer dit : « L’homme peut agir comme il le désire, mais il ne peut pas désirer comme il le désire. » C’est là le résumé du principe moral qu’est la connaissance de ses propres limites.

Les cimetières du monde entier sont remplis des ordures laissées par des esclaves ignorants, sans pudeur, dominateurs et avides, des enfants vieillis qui n’ont jamais grandi, des demi-morts sans discernement ni volonté, et de leurs maîtres miroirs de ces mêmes ignorants, dépourvus de discernement et de volonté, mais arrogants et insolents;  bref, de demi-humains. Ces déchets humains, qui n’ont pas encore achevé leur évolution spirituelle, sont comme des vampires ou des spectres non enterrés. Comme le dit Lacan : « Tout ce qui n’est pas enterré comme il se doit revient hanter. » Dans ce cimetière, le Temps et la Mort se promènent ensemble.

Les rares véritables vivants, ceux qui existent vraiment, passent leur temps dans ce cimetière du monde à tenter de souffler l’esprit d’Adam dans ces morts, à les ressusciter, à les protéger de devenir les victimes de cruels enfantins, à les réveiller de l’ensorcellement des faux paradis remplis de luxure, de gloire, de domination et de faste. Ce n’est pas pour obtenir un résultat, mais pour accomplir leur propre existence, c’est-à-dire le processus de devenir Adam. Sans jamais abandonner, ils poursuivent ce culte avec patience, fermeté et foi.

Élever un enfant dans une tombe est une vertu plus authentique, plus humaine que de faire semblant de vivre dans le cimetière de sa propre âme morte. Au moins, avec l’enfant, on grandit, on mûrit, on s’assagit et on peut devenir Adam. À condition d’avoir la capacité d’empathie et une conscience capable de condamner aussi ses proches. De même, ceux qui ne jugent moralement que les Juifs, sans se remettre eux-mêmes en question, et qui ne voient pas les injustices et les oppressions commises par leurs propres proches, coreligionnaires ou membres de leur secte, ne peuvent pas non plus espérer devenir Adam. La morale et la vérité sont objectives et n’acceptent aucun passe-droit.

Élever un enfant dans une tombe est difficile, mais devenir Adam et insuffler l’esprit d’Adam aux morts est une tâche bien plus ardue. La vie est comme tenter de tirer l’ombre des faux humains vers la lumière d’un vrai soleil, dans un monde de mensonge.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.