Dans les années 1870, lorsque Monet, Renoir et Pissarro quittèrent l’atelier pour porter leurs toiles en pleine nature, leur but n’était pas de s’éloigner de la réalité. Bien au contraire, ces peintures témoignent d’une reconfiguration du réel. Ce que Monet réalise dans son tableau Impression, Soleil Levant, c’est la représentation du port du Havre, des bateaux à vapeur, des barques et de la surface ondulée de l’eau ; cependant, ce qui transparaît sur la toile, ce sont des impressions visuelles instantanées de ces éléments. La ligne ontologique sous-jacente à cette œuvre peut être reliée à la « diversité des données sensorielles données ».
** »Il n’y a pas de passé
Demain, un vent qui se disperse
Sur les plumes des corbeaux et pipit rousselines
Suspends-toi un instant dans l’air
Puis tu tomberas à nouveau. »**
En 1872, Claude Monet retourne sur la côte normande où il a passé sa jeunesse. L’hôtel où il séjourne donne sur le port du Havre. Le peintre français observe le paysage portuaire à l’aube, au crépuscule, dans l’obscurité de la nuit, sous la brume du matin. Dans le port, il y a un élément qui ne lui appartient pas, mais qui le dévoile, le clarifie, qui l’emprisonne tout en le libérant. Monet se met à sa poursuite : tandis que le soleil orange se lève au-dessus des bateaux de pêche, des vapeurs et des voiliers, le brouillard envahit l’espace, ne laissant derrière lui que des cheminées et des mâts à peine visibles.
Le combat entre le soleil et la brume est une lutte entre l’orange et le gris ; il trouve son apaisement dans le bleu ; ainsi, le port redevient lui-même. La révolution industrielle est d’un gris brumeux, le jour naissant est bleu paisible, la vie est orange, et l’homme est noir dégradé. Ce qui fait l’essence d’une chose, ce n’est pas sa forme, mais sa couleur ; ce qui fait la couleur, c’est la lumière. Tout ce que nous voyons a été sculpté dans une immense masse de lumière avant d’être projeté sur la terre. Mais puisque la lumière ne s’arrête jamais et se meut sans fin, l’homme et les choses suivent la même destinée. Dès lors, il faut arrêter le temps dans l’instant et la pensée humaine dans l’impression. Nous ne pouvons saisir la réalité, seulement son apparence, et encore, seulement pour un instant. C’est pour cette raison que le peintre ne doit pas travailler en atelier, mais sur le lieu même de son sujet.
Quand Monet et les impressionnistes quittèrent les ateliers sombres pour transformer chaque lieu en atelier, ce fut d’abord un changement de palette. Les couleurs sombres disparurent. Avec la domination de l’instant sur la peinture, la structure monochrome des objets fut brisée. Les prairies devinrent bleues, vertes et jaunes ; les ombres prirent des touches de bleu, de violet et de vert. Les contours s’effacèrent pour laisser place aux vibrations de la lumière. Ensuite, la perspective linéaire fut abandonnée au profit de la perspective atmosphérique. La distance s’exprimait par des couleurs froides, la proximité par des couleurs chaudes. Car ce n’était pas ce que l’on savait qui importait, mais ce que l’on voyait. Tout cela visait à capturer l’instant, et dans l’instant, il n’y avait pas de connaissance, seulement une impression.
L’aventure de l’impressionnisme, qui commence par la fenêtre de l’hôtel Amiraute donnant sur le port du Havre avec Impression, Soleil Levant (1872), se poursuit avec Les Vagues Brisées (1881), où Monet observe encore l’eau, puis avec La Vallée de la Nervia (1884), où il contemple les montagnes de la Riviera italienne. L’impressionnisme ne s’est évidemment pas arrêté à la nature. Monet a peint la cathédrale de Rouen (1892-1894), tandis que Renoir et Pissarro ont représenté la lumière vibrante au-dessus des foules humaines avec des touches de pinceau brisées.
Ces peintres, rejetant les règles de composition établies et les lois de la perspective traditionnelles, durent organiser eux-mêmes leurs expositions et se financer par leurs propres moyens. La première exposition impressionniste fut organisée en 1874 dans l’atelier du photographe Nadar et regroupait des œuvres de Monet, Renoir, Cézanne, Sisley et Pissarro. Cette exposition fut aussi appelée Salon des Refusés. Dans un article critique, le journaliste Louis Leroy, avec ironie, intitula son texte L’Exposition des Impressionnistes. Mais le conflit tourna à l’avantage des impressionnistes : la critique d’art perdit de son prestige.
Une œuvre peut être décrite ainsi. De même, une œuvre raconte sans aucun doute beaucoup de choses sur son artiste : l’époque et la région où il a vécu, le courant artistique qu’il a adopté, voire sa biographie. D’un autre côté, derrière toutes ces strates, et dominant celles-ci, s’insinue une ontologie. Comment et pourquoi l’artiste aborde-t-il ainsi son objet ? La manière dont le peintre compose son sujet et le transpose sur la toile, les techniques et matériaux qu’il utilise, la palette ou la perspective qu’il choisit, sont les prolongements de cette approche particulière. Ainsi, les œuvres contiennent une réponse unique à la question de la relation entre le moi et l’autre. Par exemple, la relation entre le sujet et l’objet est-elle épistémique ou sémantique ? Est-ce nous qui saisissons les choses, ou bien sont-elles celles qui nous saisissent ? Autrement dit, la relation ainsi établie est-elle le résultat de l’influence des choses sur nous, ou bien de notre structuration des choses ? Le produit qui en résulte est-il réellement une connaissance, une construction, ou bien une représentation ? Ou encore, quelle est la bonne manière d’aborder les choses ? Par les sens ou par la raison ?
Derrière les réponses que nous apportons à toutes ces questions, c’est l’esprit du temps (Zeitgeist) qui parle. Car l’artiste et le penseur évoluent au sein d’une époque et d’un lieu déterminés, et donc à l’intérieur d’une conception de l’être. Bien que le Zeitgeist s’exprime en continu et que le mouvement de l’artiste ou du penseur ne soit pas nécessairement déterminé – il n’y a donc ici aucun déterminisme strict –, bien que l’œuvre soit le fruit d’une pensée originale, nous constatons néanmoins avec étonnement que l’histoire de l’art évolue parallèlement à l’histoire de la pensée. Quelle est la raison de cette correspondance entre l’approche du philosophe envers son objet et celle de l’artiste envers son sujet ? En posant cette question, nous dévoilons la couche ontologique de l’œuvre.
Si nous nous risquons à une généralisation en divisant l’histoire de la philosophie, de la Grèce antique à l’Europe contemporaine, en grandes périodes, nous trouvons trois conceptions distinctes de la « chose ». La première réponse majeure à la question « Qu’est-ce qu’une chose ? » est celle de la « substance comme support des qualités ». Une maison déterminée est celle qui porte l’étendue, le fait d’être en pisé et la blancheur d’une maison. Lorsque je me définis comme étant poète, par la profession que j’exerce, par mon origine ethnique, mon genre ou mes caractéristiques physiques, il existerait un « Zeynep » ou une essence humaine qui transcende ces affirmations. Aristote appellera la première une substance de premier degré, et la seconde une substance de second degré. Pour Platon, seule la seconde est véritablement une substance.
Si la chose est une substance, alors, pour l’atteindre, nous devons l’abstraire des qualités qui lui sont attribuées. Puisqu’il est impossible de le faire sur les objets eux-mêmes, c’est l’esprit qui doit accomplir cette tâche. Les écoles philosophiques qui déterminent ainsi la nature d’une chose par la pensée trouvent leur équivalent dans l’histoire de l’art sous les courants Classique ou Néo-Classique. Car, bien que la peinture, à l’époque hellénistique, ait évolué du champ intellectuel vers le domaine sensible en ce qui concerne son sujet, elle reste encore éloignée de la réalité sensible.
Nous pouvons identifier deux tournants majeurs dans le déplacement du mouvement de la représentation, de l’objet de l’esprit humain vers les objets du monde extérieur : Caravage et Gustave Courbet. Cette orientation, accompagnée d’une critique virulente de Raphaël, visait le « réel ». Le rejet de l’idéalisation observée dans le classicisme et le romantisme par ces peintres correspond en réalité au rejet de la conception de la chose comme « support des qualités ». Dans la chose, les qualités et la substance qui les porte coexistent de manière indissociable et sont transposées sur la toile sans aucune idéalisation ou abstraction. Par conséquent, aucun filtrage des caractéristiques n’a lieu : dans un portrait, les expressions particulières, les émotions intenses ou les disproportions ne sont pas écartées.
L’équivalent philosophique de cette tendance pourrait être trouvé dans la conception aristotélicienne de la chose comme « matière informée » (hylémorphisme). Si la chose est une matière informée, alors il est impossible de dissocier l’existence de l’essence, la pensée de la sensation, l’imperfection de l’idée de perfection, la matière de la forme. Dans les œuvres des réalistes, qui correspondent au modèle hylémorphique, nous observons à la fois une inclination vers une réalité purement rationnelle, au-delà du domaine sensoriel, et un objectif de représentation du sujet tel qu’il est. La divergence entre le naturalisme et le réalisme pourrait se situer précisément dans cette nuance. Les impressionnistes ont accompagné les réalistes dans leur détournement de l’« idéal » pour se concentrer sur le réel et ont été particulièrement influencés par l’École de Barbizon. Pourtant, nous constatons avec étonnement leur persistance à maintenir la relation entre l’artiste et son sujet au niveau superficiel, c’est-à-dire esthétique et sensoriel.
Lorsque Monet, Renoir et Pissarro quittèrent l’atelier dans les années 1870 pour emmener leurs toiles en pleine nature, leur objectif n’était pas de s’éloigner de la réalité. Au contraire, ces œuvres témoignent d’une reconfiguration du réel. Dans Impression, Soleil Levant, Monet peint le port du Havre, ses navires à vapeur, ses barques et sa surface ondulante, mais ce qui est retranscrit sur la toile, ce sont les impressions visuelles fugaces de ces éléments. La ligne ontologique qui sous-tend ce tableau peut être reliée à la « diversité des données sensorielles ». Cette diversité peut être une somme (Summe), une totalité (Ganzheit) ou une forme (Gestalt). Mais en tout état de cause, la chose est sensorielle et n’est accessible que par les sens. La chose – ou le port du Havre – est une synthèse constituée par les perceptions du sujet, et rien de plus.
Si, en ouvrant et fermant les yeux, Monet constate que le port est toujours là, que l’organisation des éléments sur l’eau agitée reste identique, que les mâts, les cheminées et les navires industriels ne se sont pas encore dissipés dans l’air brumeux, que, dans ce bref instant, aucun changement perceptible ne s’est produit au-delà de ce qu’il est habitué à voir, alors cette stabilité peut l’amener à cette idée : « Toute la scène possède une existence indépendante de moi. » Cependant, il ne s’agit pas d’une preuve, mais d’une croyance, qui n’a aucune correspondance dans l’ordre de l’impression.
Nous pouvons observer dans cette insistance sur l’instant présent, sur la sensation et l’impression, sur l’orientation vers la lumière et la couleur plutôt que vers la surface et la forme de l’objet, un écho de la position sceptique de David Hume contre toute tentative de raisonnement qui dépasserait le domaine sensoriel. Dès lors, le fait que les impressionnistes aient éliminé les couleurs sombres de leur palette ne doit pas être simplement interprété comme une conséquence naturelle du travail en plein air. Ce qui est en jeu ici, c’est une conception particulière de l’être, qui dissout les formes, c’est-à-dire les essences.
Jusqu’alors, les ombres étaient peintes en noir ou en brun foncé. Lorsque les impressionnistes les ont transformées en bleu, vert et violet, cela signifiait la perte du contraste des couleurs et, par conséquent, des contours qui ne pouvaient être définis que par ce contraste. Ce à quoi nous étions confrontés, c’était le remplacement du noétique (le cognitif) par l’esthétique (le sensoriel), de la raison par l’œil. Mais est-il réellement possible de se débarrasser des éléments formels ou de sacrifier totalement la noétique au profit de l’esthétique ?
Si nous ne représentons pas la réalité mais seulement son apparence, ou si nous limitons notre conception du réel aux phénomènes, parlons-nous ici d’une limitation absolue ? Hume affirmait que l’idée du soi n’existait pas, car nous ne possédons aucune impression qui se combine à cette idée. En effet, l’homme ne peut s’observer autrement qu’à travers ses perceptions. Dans ce cas, qu’est-ce qui nous donne le sentiment du soi ? Hume trouve cette possibilité dans la mémoire. L’esprit humain est semblable à une scène de théâtre sur laquelle une infinité d’acteurs se succèdent avec différentes configurations de sujets. Ce qui est intéressant, c’est que cette scène n’est pas un objet concret, qu’elle est imperceptible. Une telle affirmation rejoint une manière de penser que Hartmann appelait la « métaphysique ascendante » (von unten nach oben). Autrement dit, l’hypothèse de la limite demeure une hypothèse.
Si l’on adopte ce point de vue, le projet des empiristes de dériver leur conception des choses du domaine sensoriel et de l’y maintenir semble voué à l’échec. Kant, prenant conscience de cette impasse, rappellera le principe de causalité – que Hume avait rejeté en restant dans le champ des impressions – en tant que catégorie de l’esprit. De même, la dernière génération d’impressionnistes, après avoir quitté l’atelier pour peindre leurs impressions, y retournera pour étudier les couleurs, les phénomènes optiques et les lois qui leur sont associées.
Ces retours en arrière pourraient suggérer que les choses nous sont plus proches que nos propres sensations, que même lorsque nous pensons être seuls avec leur dimension purement sensorielle, « les choses en soi » (Ding an sich / نفس الأمر) continuent de s’infiltrer dans ce domaine et de parler.