Politique et Morale

Je peux voir plus clairement que ce qui entraîne la rupture du lien entre la politique et la morale, c’est l’éloignement des individus de la maturité spirituelle en raison de la maladie de leur cœur. Autrefois, je pensais que l’on pouvait résoudre les problèmes grâce à une meilleure politique et parvenir à un monde plus juste. Aujourd’hui, je suis davantage convaincu que, sans un processus de maturation morale et spirituelle, sans une activité de réparation du cœur, accorder à la politique plus d’importance qu’elle ne mérite conduit à son éloignement de la morale et à sa corruption. Et cela m’inquiète profondément.
mars 4, 2025
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Je peux voir plus clairement que ce qui entraîne la rupture du lien entre la politique et la morale, c’est l’éloignement des individus de la maturité spirituelle en raison de la maladie de leur cœur. Autrefois, je pensais que l’on pouvait résoudre les problèmes grâce à une meilleure politique et parvenir à un monde plus juste. Aujourd’hui, je suis davantage convaincu que, sans un processus de maturation morale et spirituelle, sans une activité de réparation du cœur, accorder à la politique plus d’importance qu’elle ne mérite conduit à son éloignement de la morale et à sa corruption. Et cela m’inquiète profondément.

Le fait que la vie elle-même soit politique, que le bien et le mal en nous soient en lutte perpétuelle, constitue le fondement de la philosophie politique de Carl Schmitt. Quant à l’idée selon laquelle la morale précède même l’existence de l’être humain, que « l’Autre » est un élément indispensable à la construction de soi, qu’il se tient face à nous avant même notre propre existence et que « l’Autre » signifie en réalité la morale, elle constitue l’essence de la philosophie morale d’Emmanuel Levinas. D’un côté, la philosophie politique d’un Allemand ; de l’autre, la philosophie morale d’un Juif… Selon nous, les deux sont justes, mais aussi erronées, car elles séparent la morale et la politique, alors qu’elles sont des parties indissociables l’une de l’autre. Essayons d’expliquer :

Toute relation humaine contient de la morale et de la politique

Nous exerçons notre existence en relation avec « l’Autre », et la morale et la politique sont les éléments fondamentaux de cette mise en œuvre. En effet, la morale et la politique concernent essentiellement ce que nous faisons à « l’Autre », comment nous nous comportons envers lui. C’est pourquoi, partout où il y a un « Autre » et une « relation », quelle que soit la forme historique et sociale qu’elle prend, la « politique et la morale » sont présentes d’une manière ou d’une autre.

Les êtres humains naissent, grandissent et vivent dans différentes communautés ; ils sont biologiquement et psychologiquement distincts les uns des autres. Cette diversité est à la fois la source de l’authenticité et celle de la morale et de la politique. Chacun de nous, en suivant son propre chemin de vie, doit parfois être solidaire avec les autres, partager un destin commun, mais aussi, à certains moments, être prêt à affronter des conflits. Dans l’exercice de notre humanité, chaque compromis porte en lui les germes d’un nouveau conflit, et chaque conflit contient les prémices d’un nouvel accord. Nous pouvons facilement observer ce phénomène dans toutes les relations humaines : entre époux, entre parents et enfants, entre amis, entre sociétés et, enfin, dans les relations internationales.

Chaque individu et chaque communauté sont, d’une manière ou d’une autre, producteurs de compromis ou de conflits. En fonction de notre vision du monde, nous déterminons les similitudes et les différences entre « nous » et « les autres » ; là où nous percevons une ressemblance, nous avons tendance à rechercher le compromis, tandis que là où nous voyons des différences, nous développons généralement des relations fondées sur le conflit.

Lorsqu’une vision du monde est proposée, explicitement ou implicitement, comme un programme commun visant à donner une forme à la réalité que nous vivons, nous pouvons l’appeler une « idéologie ». Quant à sa dimension pratique, qui concerne la manière dont nous menons et transformons la vie (en intégrant notre psychologie et notre personnalité), nous pouvons l’appeler « politique ». Chacun de nous, ayant une vision du monde, joue sans cesse – consciemment ou non – les rôles d’acteur, d’idéologue et de politicien sur la scène des relations humaines. Il nous est impossible d’échapper, ne serait-ce qu’un instant, à ces rôles que notre humanité nous impose ; nous ne pouvons pas rester en dehors de cette scène. Même les sphères les plus intimes de notre existence, comme les relations entre conjoints ou entre parents et enfants, sont en ce sens des scènes de micro-politique.

Nous sommes tous, d’une certaine manière, des politiciens, mais certains d’entre nous sont plus habiles dans ce domaine. Et je ne le dis pas du tout dans un sens négatif. C’est en maîtrisant nos rôles que nous méritons d’être de « meilleurs parents », de « meilleurs conjoints », de « meilleurs voisins », de « meilleurs citoyens » ou de « meilleurs amis ».

Toute action humaine consciente des autres est un acte politique

En conséquence, tout être humain, par toute action dont il est conscient et qui concerne les autres, est engagé dans une activité politique et est responsable des résultats de ses actes. L’activité politique, dans son sens le plus large, se résume à la dynamique de conflit et de compromis. Devenir un maître en politique signifie savoir répondre rapidement et efficacement aux questions suivantes : « Où, quand, avec qui, comment et dans quelle mesure faut-il entrer en conflit ou rechercher un compromis ? » Il s’agit d’évaluer les différences et les similitudes de manière appropriée et de prendre des décisions en conséquence dans les plus brefs délais.

La morale et la politique sont parentes, tout comme l’amour et l’amitié

L’étroite parenté entre l’activité politique ainsi définie et la « morale » apparaît immédiatement. Nous pourrions formuler à peu près les mêmes phrases que celles utilisées pour la politique afin de parler de la morale. La morale et la politique sont comme l’amour et l’amitié : elles sont indispensables aux relations humaines et ne peuvent jamais être totalement séparées. Nous pouvons dire que la différence entre elles réside dans une distance émotionnelle : les processus où l’intensité émotionnelle est forte relèvent davantage de la morale, tandis que ceux où l’on peut maintenir une plus grande distance émotionnelle relèvent plutôt de la politique.

Cependant, la psychologie humaine est extrêmement dynamique. L’intensité émotionnelle que nous ressentons peut varier en permanence. Il peut arriver que nous ressentions une certaine distance émotionnelle vis-à-vis de personnes de la même ethnie, du même peuple ou même de notre propre famille. À l’inverse, la vie peut nous mettre face à des individus ou des groupes que nous n’avons jamais rencontrés, mais avec lesquels nous partageons une sensibilité humaine commune, au point de les sentir plus proches que nos propres frères et sœurs. Autrement dit, la politique et la morale sont des processus si imbriqués et dynamiques dans notre existence que nous ne pouvons pas en tracer les frontières de manière rigide. L’une est contenue dans l’autre, ou du moins à son côté. Lorsque nous parlons de l’une, l’autre est en embuscade. Dès lors, il est plus juste de dire que la différence fondamentale entre morale et politique réside uniquement dans la nature du jugement moral et du jugement politique. Dans le jugement moral, l’intensité émotionnelle est plus marquée, tandis que le jugement politique implique une certaine objectivité relative.

Ce qui confère à la morale son caractère « émotionnellement intense », ce sont les distances et proximités dans nos relations, elles-mêmes déterminées par notre sentiment de justice. Nous plaçons les individus dans notre monde intérieur en fonction de la chorégraphie que nous dicte ce sentiment de justice : ceux envers qui nous éprouvons le plus de gratitude et de reconnaissance occupent les places les plus proches. Les membres de la famille, tels que les parents et les enfants, bénéficient d’une priorité dans certains jugements. Il est naturel de vouloir les protéger et les préserver, tant que cela ne bouleverse pas totalement notre balance de justice. Mais cette balance doit être respectée. Personne n’a de place garantie à jamais dans notre monde intérieur. Celui qui est le plus proche aujourd’hui peut disparaître demain. Parfois, même appartenir à la même lignée, à la même famille, ne signifie plus rien.

Comme on peut le voir, nous sommes face à une situation humaine extrêmement subtile et instable, sujette à des changements rapides. Dans un tel contexte, comme l’ont fait certains penseurs nazis et juifs, la politique peut être totalement séparée de la morale, devenant un domaine autonome où toute chose, y compris les massacres perpétrés au nom des intérêts individuels ou collectifs, peut être justifiée et où l’absence de morale devient la norme. Mais selon cette même définition, la politique peut aussi être perçue comme une activité humaine totalement et rigoureusement morale. Sans une balance de justice capable de peser avec précision la fine ligne entre morale et politique, il semble impossible de trouver une solution. Autrement, nous serons condamnés à légitimer nos actions tantôt au nom de la morale, tantôt au nom de la politique, selon ce qui nous arrange.

Nous avons affirmé dès le départ qu’il était erroné de séparer la morale et la politique. Nous y ajoutons maintenant que cette séparation devient inévitable si nous n’insérons pas entre elles une balance de justice. Pendant longtemps, j’ai pensé que c’était ainsi que nous devions rétablir le lien entre morale et politique et corriger les ruptures qui en découlaient. Mais plus tard, j’ai réalisé que les concepts de sentiment de justice et de balance de justice manquaient souvent de substance, ce qui m’a conduit à revoir ma position. Avant d’aborder ces changements, revenons au point de départ et examinons les conséquences de la rupture entre morale et politique.

Dans le monde où nous vivons, morale et politique sont dissociées !

Nous adoptons une perspective qui considère comme erronée la séparation entre morale et politique, et nous pensons que sans une morale intériorisée, la politique ne pourra jamais être porteuse de vertu ni résoudre les problèmes. Cependant, nous sommes également conscients que le monde techno-médiatique dans lequel nous vivons ne nous donne pas raison, mais confirme plutôt les thèses de Schmitt et Levinas, qui séparent complètement morale et politique. À tel point que si nous devions considérer comme la plus juste des affirmations modernes la célèbre phrase de Carl von Clausewitz dans De la guerre – « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens (par des moyens violents) » –, il ne serait pas exagéré de décrire notre monde comme une jungle adoucie par la diplomatie. Dans ce contexte, les penseurs qui attribuent la crise spirituelle de la modernité à la rupture entre le « bien moral » et le « bien politique » ont entièrement raison. La séparation entre morale et politique rend inévitable que Carl Schmitt, brillant penseur de la philosophie politique, ait produit sa doctrine en tant que juriste nazi, tout comme il est inévitable que Levinas, pourtant connu comme le philosophe de « l’Autre », ait fini par se rendre complice des politiques d’oppression menées par les Juifs.

Il me semble qu’il faut se tourner vers l’histoire de la pensée occidentale pour comprendre comment morale et politique ont pu être dissociées à ce point. Le philosophe français André Comte-Sponville identifie Platon et Lénine comme les représentants de l’idée selon laquelle il existe un lien étroit entre morale et politique. Bien que séparés par des siècles et des conceptions radicalement différentes, Platon et Lénine s’accordent sur l’idée que le « bien moral » et le « juste politique » sont une seule et même chose. Mais à partir de ce point, leurs positions divergent profondément. Pour Platon, la morale prime dans cette relation indissociable : ce qui est moralement bon est politiquement juste. Lénine, en revanche, pense exactement l’inverse : selon lui, la politique a une primauté incontestable, et ce qui est politiquement juste est moralement bon.

Comte-Sponville identifie également deux figures comme représentants de la thèse selon laquelle il n’existe aucun lien entre morale et politique : les Cyniques et Machiavel. Les Cyniques, notamment Diogène, considèrent que la plus haute valeur réside dans la vertu, c’est-à-dire dans la morale. Pour eux, l’idéal de vie doit être orienté vers le bien moral, bien plus précieux et important que la réussite politique. Une vertu sans pouvoir est préférable à un pouvoir sans vertu. Machiavel, quant à lui, bien qu’il nie également tout lien entre morale et politique, privilégie la réussite et l’efficacité politiques par rapport au bien moral. À ses yeux, « il est politiquement plus juste de perdre son âme que de perdre le pouvoir. »

Comment les musulmans devraient-ils envisager la relation entre morale et politique ?

« Le mot akhlaq en arabe est le pluriel de khuluq. Ce dernier partage les mêmes lettres et la même orthographe que khalq, qui signifie création ou créature. Cela doit avoir une signification : il existe un lien direct entre khalq et akhlaq, c’est-à-dire entre la nature humaine (fitra) et les comportements. D’ailleurs, le Créateur (al-Khaliq) est Lui-même l’Agent de ce que ces mots expriment. Autrement dit, la morale est ce qui, en devenant permanent, se transforme en khalq, en nature propre à l’être humain… En islam, la morale n’est pas indépendante du droit ; ce n’est pas la morale qui est l’auxiliaire du droit, mais le droit qui est l’auxiliaire de la morale… »

Après avoir posé ces constats fondamentaux, le professeur Faruk Beşer poursuit ainsi : « Je pense que c’est ici que réside notre différence avec l’Occident. En Occident, le droit prime sur la morale. Tant que l’on respecte le droit, le fait d’être moral ou non dans son for intérieur relève d’un choix personnel… Chez nous, ce qui prime, c’est l’établissement de la morale. Or, la morale est avant tout une question liée au Créateur (al-Khaliq), et le devoir de l’être humain ne se limite pas au respect des droits des autres. L’essentiel est de témoigner du respect envers Allah, et cela ne concerne pas seulement les actes extérieurs, mais aussi les actes du cœur. La véritable essence de la morale réside dans ces actes du cœur… »

Ces observations sont en effet profondes et méritent d’être discutées. La relation entre morale et droit, ainsi que les différences entre le monde occidental et le monde musulman à cet égard, sont des sujets qui mériteraient une étude à part entière. Ce qui m’intéresse ici, c’est plutôt de suivre la voie ouverte par le professeur et d’aborder la politique en lien avec la morale, qui relève elle-même du domaine des actions du cœur. C’est pourquoi j’ai inclus cette citation, car elle établit précisément ce lien entre morale et cœur.

Comme je l’ai exprimé dans mon précédent article intitulé La morale est révolutionnaire, j’ai toujours insisté, depuis ma jeunesse, sur la nécessité d’envisager la politique en lien avec la morale. Par exemple, j’ai affirmé que « le critère de réussite politique pour une personne ayant une éthique de responsabilité tournée vers l’humain, la société et les valeurs ne doit pas être une attitude utilitariste visant à gagner à tout prix, mais plutôt la capacité de ne jamais se détacher de ce qui est moral, quel qu’en soit le prix. » Comme tout musulman, je pouvais pressentir intuitivement que cela devait être ainsi. Cependant, tant que le lien entre morale et cœur n’est pas clairement établi, la complexité de la condition humaine ne peut être pleinement comprise, et le problème ne peut être posé de manière claire.

Après avoir compris que la source de la morale est le cœur et que la vertu fondamentale du cœur est la compassion, je peux désormais affirmer avec certitude que les thèses que j’ai défendues pendant des années – et que j’ai tenté d’exprimer plus haut – présentent deux problèmes majeurs.

Premièrement, elles n’ont pas réussi à expliquer pleinement l’origine de la morale. En conséquence, l’affirmation selon laquelle la politique et la morale ne devraient jamais être séparées et que l’on ne doit pas s’éloigner d’une « politique morale » n’a pas été suffisamment convaincante. De plus, il est erroné de traiter, même en partie, la question de la morale indépendamment du perfectionnement spirituel de l’individu.

Deuxièmement, au lieu de considérer la justice comme une simple vertu parmi d’autres qui constituent la morale, il n’a pas été approprié d’essayer de la concevoir comme un sentiment intérieur équilibrant la relation entre morale et politique.

Aujourd’hui, à l’état actuel de mes réflexions, je suis convaincu que la justice n’est pas un simple sentiment intérieur visant à instaurer l’équilibre, mais une vertu bien distincte qui se manifeste comme une harmonie, un équilibre et une adéquation dans l’attitude morale, née de la mise en œuvre des autres vertus. De même, je pense désormais que la compassion peut être envisagée sous une forme morale, juridique et sociale. Je pars du principe que la source de la morale est notre « cœur spirituel », qui nous relie au Sacré, et que le fait que les êtres humains possèdent un cœur spirituel fait d’eux, ontologiquement, des êtres moraux. De plus, je suis convaincu que la chorégraphie morale présente dans chaque individu et dans chaque culture comporte des éléments universels.

Dans cette perspective, je crois encore plus fermement au caractère révolutionnaire de la morale. Je vois plus clairement que ce qui provoque la rupture entre politique et morale, c’est l’éloignement des individus de la maturité spirituelle en raison des maladies présentes dans leurs cœurs. Autrefois, je pensais que davantage et de meilleures politiques permettraient de résoudre les problèmes et de créer un monde plus juste. Aujourd’hui, je suis de plus en plus persuadé que donner à la politique plus d’importance qu’elle ne mérite, sans un travail de perfectionnement moral et spirituel – sans une activité de réparation du cœur – conduit à son éloignement progressif de la morale et, finalement, à sa corruption. Cette idée me préoccupe profondément.

 

Références

[1] La manière dont Levinas a contribué aux politiques de persécution juives est analysée dans Si l’amour pardonne tout : Amour et morale dans un monde techno-médiatique (pp. 198-200). Pour une approche plus détaillée de notre intérêt intellectuel pour Levinas, voir également cet article : http://www.erolgoka.net/benim-levinasim/.

 

[2] André Comte-Sponville, Traité des grandes vertus, trad. I. Ergüden, İletişim Yayınları, 2019, 5e édition, p. 14 (Extrait de la préface écrite par Tülin Bumin).

[3] Faruk Beşer, « L’homme immoral », Yeni Şafak, octobre 2015. https://www.yenisafak.com/yazarlar/farukbeser/ahlâksiz-adam-2022188.

 

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