L’État en Nous (III)

Si l’on parle de notre propre pays, la manifestation la plus évidente de la relation bouleversée entre l’État et la société n’est pas, comme on le croit souvent, que l’État soit fort et puissant, mais plutôt qu’il soit lourd et faible. Loin d’être fort, c’est un État incapable même de percevoir l’impôt, contraint à chaque pas de satisfaire les exigences des cercles financiers internationaux, et qui n’a d’autre choix que de faire étalage de sa solidité corporelle comme une démonstration de force. Le vide laissé par l’État est alors comblé, chacun à sa manière, par divers foyers de pouvoir.
avril 15, 2025
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Si l’on parle de notre propre pays, la manifestation la plus évidente de la relation bouleversée entre l’État et la société n’est pas, comme on le croit souvent, que l’État soit fort et puissant, mais plutôt qu’il soit lourd et faible. Loin d’être fort, c’est un État incapable même de percevoir l’impôt, contraint à chaque pas de satisfaire les exigences des cercles financiers internationaux, et qui n’a d’autre choix que de faire étalage de sa solidité corporelle comme une démonstration de force. Le vide laissé par l’État est alors comblé, chacun à sa manière, par divers foyers de pouvoir.

La tension du dilemme entre l’autorité et l’anti-autorité, profondément enracinée dans notre psychologie, perdure tout au long de notre vie, depuis l’enfance. Nous oscillons sans cesse entre le « bien », qui nous émerveille, nous permet de fusionner avec l’autre et répond à nos besoins, et le « mal », qui nous déçoit, nous laisse seuls et impuissants. Ce qui détermine notre expérience de l’autorité, ce que nous considérons comme autorité et la manière dont nous y réagissons, c’est l’image générale de l’autorité formée de cette amalgamation d’images « bonnes » et « mauvaises ».

Les aspects « bons » et « mauvais » de cette image générale de l’autorité dans notre psychologie individuelle constituent la force motrice de l’ »anti-autorité » en nous. Si les attitudes de l’autorité (et de l’État) ne correspondent pas à cette image intérieure, les composantes « anti-autorité » de notre monde psychique sont activées ; l’approbation se transforme alors en critique et en révolte. Une structure étatique saine absorbe la critique et la révolte dirigées contre elle en prenant les mesures nécessaires, en se corrigeant de manière à éliminer ces critiques, en réparant, tel un bon parent, le sentiment de justice blessé de l’individu dans la famille et la vie sociale. Mais si l’État choisit d’ignorer les demandes de la communauté des citoyens, s’il devient une « force extérieure » qui ne vise qu’à maintenir sa propre domination et impose l’obéissance par la contrainte, autrement dit, s’il échoue à cultiver le « bien » dans l’image générale de l’autorité pour la majorité des citoyens, il enclenche alors un processus qui se retournera contre lui. L’autoritarisme, l’autorité et l’anti-autorité sont les signes annonciateurs de la rupture du dialogue entre l’État et la société. L’équilibre rompu cherche à se rétablir par des impositions fondées sur la pression, la force et la manipulation.

Titre : L’autorité est bonne, le totalitarisme est abominable !

Contrairement à ce que l’on croit, l’« autorité » n’a rien à voir avec le « totalitarisme », qui signifie gouverner par la contrainte et la violence ; elle a au contraire un contenu positif. Dans le monde de la science, de la pensée ou de la médecine, on appelle « une autorité dans son domaine » ceux qui maîtrisent le mieux leur sujet.

L’« autorité » est non seulement différente du « totalitarisme », mais en est même l’exact opposé. L’autorité inspire respect et gratitude ; le totalitarisme repose, lui, sur l’obéissance aveugle et l’attachement fanatique, et menace de recourir à la force si ce désir n’est pas satisfait. L’autorité s’acquiert lorsque l’on reconnaît que l’autre est supérieur à soi en matière de jugement et qu’il mérite d’être reconnu comme tel. Ainsi comprise, on saisit aisément que personne ne peut offrir l’autorité à un autre, mais qu’elle ne peut se gagner que dans le cadre d’un dialogue. De même, une autorité authentique ne peut en aucun cas être irrationnelle ou arbitraire. Irrationalité et arbitraire sont les marques du totalitarisme, non de l’autorité.

L’autorité est liée au pouvoir et au prestige issus de la pensée, du savoir, de l’expérience et de la compétence. L’être humain ne peut exister sans relations humaines, il est ontologiquement tourné vers le dialogue. L’autorité émerge également au sein du dialogue, et se manifeste non comme une imposition mais comme une mise en évidence. Les parties reconnaissent naturellement, sans contrainte, qui est l’autorité dans tel ou tel domaine.

Il en va de même pour l’autorité dans la relation entre l’État et la société. L’État est, en dernière instance, l’autorité générale que la société est capable de générer de son propre sein. Ainsi, le fait qu’une société dispose d’un État prouve qu’elle possède une intelligence collective et un dialogue interne sain. Mais, comme dans toute relation humaine, l’autorité de l’État ne peut s’établir que si elle est méritée et repose sur le consentement volontaire de la société. Si les dirigeants accèdent à leur poste par mérite, s’ils agissent en harmonie avec la société, comme ses représentants organiques, alors la société valide leur autorité. Mais si leur pouvoir ne repose pas sur le consentement volontaire de la société, s’ils agissent de manière arbitraire plutôt que légale, s’ils insistent constamment sur leur supériorité sur la société et adoptent une attitude arrogante, ils ne sont pas de véritables autorités, mais des despotes et des autoritaires.

Parce qu’elle est méritée et construite sur une base sincère, l’autorité est solide et durable ; alors que dans le totalitarisme, c’est tout le contraire. Ni dans les relations interpersonnelles, ni dans celles entre l’État et la société, il n’est possible de maintenir une domination durable par la tyrannie, la pression, l’oppression ou la manipulation. Notre intolérance au totalitarisme est directement liée à la nature existentielle de notre psychologie. Vous ne pouvez façonner durablement la vie des gens par la pression physique et la domination, ni soumettre la dignité humaine au joug.

Parfois, dans des contextes de violence ouverte, on peut choisir de s’identifier à l’agresseur pour se protéger – un mécanisme de défense psychologique que l’on appelle le « syndrome de Stockholm ». Mais ce phénomène est partiel et temporaire dans la psychologie humaine. L’être se rétablit à la première occasion, retrouve son état initial. L’être humain, par sa seule humanité, même s’il ne peut toujours vaincre l’oppresseur, porte en lui le potentiel de le rejeter. Le proverbe « Celui qui prospère par la tyrannie périra misérablement » est l’expression la plus concise de cette vérité gravée dans la conscience historique.

Alors, qu’est-ce que la tutelle ?

L’un des concepts les plus souvent confondus avec l’autorité est la « tutelle »… Bien qu’ils puissent paraître proches, l’autorité et la tutelle sont en réalité très différentes. Contrairement aux autres êtres vivants, l’enfant humain traverse une longue période de dépendance. Durant notre petite enfance et notre enfance, nous sommes dans le besoin et la nécessité des soins, de la responsabilité et de la tutelle de nos parents. Ceux qui savent ce que nous ignorons, qui font à notre place ce que nous ne pouvons pas faire, qui perçoivent nos besoins mieux que nous-mêmes : nos parents sont à la fois nos tuteurs et nos premières figures d’autorité. Au départ, l’autorité parentale inclut aussi la tutelle, mais à mesure que nous devenons pubères et que nous accédons à la maturité, la tutelle disparaît ; de notre enfance ne subsiste que la trace de l’autorité de nos parents. Une fois pubères, notre relation avec nos parents (à condition, bien sûr, que notre gratitude et notre respect envers eux demeurent) devient celle entre égaux. Tandis que nous devenons des individus adultes et libres, le véritable sens de l’autorité dans notre vie commence à se définir clairement.

Si l’on considère la démocratie comme le meilleur moyen que les temps modernes aient trouvé pour permettre aux citoyens de transférer volontairement l’autorité dans le fonctionnement de l’État, on peut alors placer les régimes autoritaires exactement à l’opposé. Dans cette logique, l’État tutélaire peut être comparé à un parent autoritaire qui ne prend pas au sérieux l’individu devenu pubère, et qui ne tolère pas qu’il s’écarte de sa parole…

Les fondements en psychologie sociale

Les célèbres expériences de Milgram, menées en psychologie sociale sur l’autorité et l’obéissance, viennent étayer ce que nous avons dit jusqu’à présent. Voyons cela. Dans l’une de ces expériences, on demande au sujet A de donner des ordres à un autre individu, le sujet B — qui est en réalité un acteur jouant le rôle d’un cobaye — pour qu’il accomplisse une tâche. Si ce dernier échoue dans l’exécution de la tâche, il doit être puni. Cette punition consiste à administrer une décharge électrique allant de 15 volts jusqu’à 450 volts, une intensité que le sujet A sait potentiellement mortelle. Avant le début de l’expérience, on montre au sujet A les effets d’une décharge de 45 volts sur une personne. Cependant, au cours de l’expérience, les décharges décidées par le sujet A ne sont pas réellement administrées ; l’acteur jouant le rôle du sujet B fait seulement semblant de recevoir les chocs.

Selon les résultats de Milgram, une grande majorité des participants à ses expériences ont administré des décharges très élevées aux sujets B, parfois de leur propre initiative, souvent à la suite d’un simple signe ou encouragement de la part de l’expérimentateur. Apparemment, ils savaient ce qu’ils faisaient ; ils savaient également — ou croyaient savoir — qu’ils infligeaient des chocs potentiellement mortels à autrui. Ils étaient aussi conscients que les punitions faisaient simplement partie d’une expérience sur l’apprentissage et l’éducation.

Selon John Forrester, auteur de Truth Games (publié en turc sous le titre Hakikat Oyunları chez Ayrıntı Yayınları), « Milgram avait lancé ces expériences en raison de son intérêt pour la manière dont les nazis avaient pu mettre en œuvre leur plan d’extermination des Juifs. Mais très vite, les expériences de Milgram sont devenues célèbres pour une toute autre raison : elles constituaient un exemple de l’éthique discutable des scientifiques sociaux, qui ont trompé leurs sujets du début à la fin. Les expériences de Milgram sont devenues une leçon non pas sur l’obéissance à l’autorité, mais sur la tromperie. »

De notre point de vue, au-delà des observations pertinentes de Forrester, les expériences de Milgram révèlent que les racines de l’autoritarisme résident dans l’incertitude et la manipulation. Lorsque l’équilibre entre l’État et la société se rompt — c’est-à-dire lorsque l’État est affaibli —, il a recours à la pression, à la contrainte et à la manipulation. De telles conditions engendrent également, au niveau psychologique individuel, des poussées autoritaires similaires.

Après avoir examiné la place de l’État dans notre monde intérieur, poursuivons maintenant avec les sources d’autorité extérieures à l’État et parfois concurrentes de celui-ci.

Les sources d’autorité non étatiques

Les autres sources d’autorité varient selon l’époque et les formations sociales. Dans les pays capitalistes développés et dans les pays maintenus en sous-développement, la répartition entre l’État, la société et les autres sources d’autorité est très différente.

Si l’on parle de notre propre pays, l’aspect le plus évident du dérèglement de la relation entre l’État et la société n’est pas que l’État soit fort et puissant comme on le croit souvent, mais plutôt qu’il est lourd et faible. Loin d’être fort, l’État est devenu incapable même de collecter des impôts et contraint de prendre en compte, à chaque décision, les exigences des cercles financiers internationaux. À un État aussi affaibli, il ne reste d’autre choix que de faire des démonstrations de force pour donner l’illusion d’un corps solide. Le vide laissé par l’État est alors comblé, chacun à sa manière, par diverses forces. Tandis que des gangs sociopathes anti-sociaux tentent de transformer la quête de justice en une source de profit, les couches les plus pauvres de la société s’accrochent aux croyances religieuses dans l’espoir que la justice se réalisera au moins dans l’au-delà. De leur côté, les élites économiques dominantes propagent, notamment à travers “certains médias”, l’idée que la prospérité et la paix viendront à la société par l’esprit d’entreprise. L’autorité de l’État, celle des sociopathes, celle de la tradition et celle de l’argent se sont diffusées dans le tissu social en se disputant les espaces laissés vacants. Les images désolantes que nous avons présentées dans notre introduction trouvent leur origine dans cette distribution plurielle de l’autorité dans la vie sociale ; de la même manière que le goudron jaillit des routes où les municipalités n’arrivent même pas à protéger leurs trottoirs, l’autoritarisme jaillit de chaque point de contact.

Dans les pays capitalistes développés, malgré les tensions, les relations entre l’État, les élites économiques et la société civile se sont établies sur la base de contrats et se sont insérées dans un cadre juridique fondé sur les droits humains. Ce processus a donné naissance à une capacité organisationnelle très puissante ; cette capacité est devenue elle-même un symbole d’autorité, une autorité désormais intériorisée. Tant les fonctionnaires que les citoyens savent que cette capacité organisationnelle globale est plus puissante qu’eux-mêmes ; ils craignent donc les lois et le système qui les produit. Par conséquent, l’“autoritarisme” n’est plus une menace immédiate dans ces formations sociales. Le danger le plus proche y est plutôt un despotisme libéral, qui, au nom du “droit naturel” dérivé de l’“état de nature”, s’apprête à repousser hors de la vie sociale les pauvres, les malades, les marginaux, les Noirs, et — surtout depuis le dernier quart du XXe siècle — les musulmans, les étrangers, les réfugiés et les migrants. Ce despotisme libéral prend chaque jour un peu plus la forme d’un techno-fascisme : c’est là une autre réalité concrète.

Quant à des sociétés comme la nôtre, qui ont embarqué tardivement dans le train de la modernité et viennent d’un passé très différent, la configuration des relations entre l’État, la société civile et les sources d’autorité non étatiques est extrêmement complexe. À cette complexité s’ajoutent la pauvreté, les pressions et exigences impérialistes, ainsi que les complications d’une modernisation rapide et forcée, créant ainsi un paysage quasi inextricable.

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