Les jeux dangereux : De Nixon à Trump, la théorie du « fou »

Selon de nombreux auteurs, Trump possède les caractéristiques d’un leader telles que décrites par Machiavel dans Le Prince. Pour certains, assimiler Trump à Machiavel n’est pas seulement trompeur, mais contribue également à entretenir un mythe sur lequel repose sa carrière politique. D’autres critiques considèrent que Trump n’est qu’une caricature de Machiavel. Dans Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel intitule l’un de ses chapitres : « Il est sage de paraître insensé au bon moment ». Trump était-il un président américain qui faisait semblant d’être fou ? Le monde en apprendra la réponse par l’expérience.
février 23, 2025
Republican presidential candidate Donald Trump gestures and declares "You're fired!" at a rally in Manchester, New Hampshire, June 17, 2015. REUTERS/Dominick Reuter TPX IMAGES OF THE DAY
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Selon de nombreux auteurs, Trump possède les caractéristiques d’un leader telles que décrites par Machiavel dans Le Prince. Pour certains, assimiler Trump à Machiavel n’est pas seulement trompeur, mais contribue également à entretenir un mythe sur lequel repose sa carrière politique. D’autres critiques considèrent que Trump n’est qu’une caricature de Machiavel. Dans Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel intitule l’un de ses chapitres : « Il est sage de paraître insensé au bon moment ». Trump était-il un président américain qui faisait semblant d’être fou ? Le monde en apprendra la réponse par l’expérience.

Niccolò Machiavelli, qui vécut entre 1469 et 1527 dans la République de Florence, l’un des États-cités d’Italie, est surtout connu pour son ouvrage Le Prince. Le Prince donne des conseils sur la manière dont un souverain doit agir pour conserver son pouvoir. Ces conseils peuvent être résumés par une phrase moralement contestable : « La fin justifie les moyens. » Cependant, une autre œuvre de Machiavel, souvent considérée comme plus importante que Le Prince, est Les Discours sur la première décade de Tite-Live, inspirée des dix premiers livres de l’historien romain Tite-Live. Bien que Les Discours soient censés refléter la véritable pensée de Machiavel, ils sont restés dans l’ombre du Prince, qui a acquis une plus grande notoriété.

L’influence de la Grèce et de la Rome antique est un manifeste dans la culture politique américaine. Les Pères fondateurs des États-Unis ont largement fait référence aux penseurs de l’Antiquité grecque et romaine. Ce n’est pas un hasard si les bâtiments abritant les institutions officielles des États-Unis reflètent l’architecture romaine.

Ces jours-ci, le président américain Donald Trump fait la une de l’actualité avec ses déclarations menaçantes à l’égard de divers pays. Son imprévisibilité alimente les interrogations quant à savoir s’il mettra ses menaces à exécution si ses exigences ne sont pas satisfaites. Trump emploie fréquemment des phrases telles que « Qu’ils essaient de ne pas le faire, on verra bien », « Je leur ferai vivre l’enfer » ou encore « Tout le monde verra ce que j’ai l’intention de faire ». Toutefois, en laissant planer l’incertitude sur ses intentions réelles, il cherche à intimider ses adversaires.

NIXON AVAIT JOUÉ LE RÔLE DU « FOU »

Un autre président américain souvent cité comme modèle en matière de comportement insensé était Richard Nixon. Nixon lui-même qualifiait cette stratégie de « théorie du fou ». De nombreux politologues ont analysé cette déclaration dans le cadre de la politique étrangère sous le concept de la « théorie du fou ». Les débats autour de cette théorie portaient principalement sur l’intérêt qu’un dirigeant pouvait avoir à adopter un comportement irrationnel pour être perçu comme imprévisible. Selon cette approche, projeter une image d’imprévisibilité, d’irrationalité et de témérité devant ses adversaires et ennemis permettait de les mettre sous pression et de les contraindre à faire des concessions.

Le premier à avoir formulé cette théorie était Harry Robbins Haldeman (Bob Haldeman), chef de cabinet du président Nixon. Dans ses mémoires publiées en 1978 sous le titre The Ends of Power (Les Fins du pouvoir), Haldeman expliquait que Nixon pensait pouvoir renforcer son pouvoir de négociation en politique étrangère en se faisant passer pour un homme fou et incontrôlable. Nixon voulait jouer le rôle d’un président obsessionnel, colérique, imprévisible et incontrôlable. Son conseiller à la sécurité nationale, Henry Kissinger, comparait ce jeu de la folie à une partie de poker où Nixon misait tellement de jetons que ses adversaires finissaient par croire qu’il avait perdu la raison.

Nixon avait ordonné à Kissinger, qui deviendra plus tard secrétaire d’État, de convaincre les dirigeants des pays communistes ennemis qu’il pouvait être instable et imprévisible, en particulier sous pression. Fin stratège du Realpolitik, Kissinger adopta lui aussi le « jeu du fou ». L’objectif de mettre en avant la prétendue nature déséquilibrée de Nixon, aggravée par sa consommation excessive d’alcool, était d’instiller la peur chez ses adversaires : les provoquer serait insensé et pourrait même entraîner une réponse nucléaire. Cette crainte devait les contraindre à ajuster leur comportement. Suivant les instructions de Kissinger, le conseiller de la Maison-Blanche Leonard Garment, lors de sa visite à Moscou, semait la confusion parmi les responsables soviétiques en leur déclarant que Nixon était « un peu paranoïaque » et « imprévisible au point d’être impossible à anticiper ».

Les États-Unis possèdent une gigantesque machine de guerre avec environ 800 bases militaires disséminées aux quatre coins du monde. Ils dépensent plus pour leur armée que les dix pays suivants réunis et abritent la plus grande économie mondiale. Leur arsenal nucléaire rend également Trump, dont l’imprévisibilité est souvent soulignée, encore plus dangereux. Ainsi, chaque déclaration de Trump attire l’attention, car il dirige une puissance d’une envergure exceptionnelle. Trump joue-t-il un rôle, bluffe-t-il, cherche-t-il à faire monter les enchères, ou bien est-il réellement assez fou pour ne pas reculer devant ses propres menaces ? Si l’on se rappelle que l’histoire du monde est jalonnée de guerres, de catastrophes et de tragédies causées par des hommes jugés fous, les déclarations menaçantes de Trump suscitent une vive inquiétude.

Lors de son premier mandat, Trump avait déjà été comparé à Machiavel. Selon cette analyse, il représentait une version américaine du penseur florentin. Pour Machiavel, le leadership reposait sur l’exercice déterminé du pouvoir et non sur des considérations morales. Le rôle du Prince était de bâtir un État puissant, sans que celui-ci ait nécessairement à être « bon ». Selon Machiavel, un souverain devait être davantage « craint » qu’« aimé », car la crainte est une garantie de stabilité bien plus fiable que l’amour. Un dirigeant doit savoir imiter à la fois le lion et le renard : être redoutable comme un lion, mais aussi rusé pour déjouer les pièges comme un renard.

De nombreux auteurs estiment que Trump incarne les traits du leader décrits dans Le Prince de Machiavel. D’autres, en revanche, considèrent que l’assimiler à Machiavel est non seulement trompeur, mais aussi une manière de nourrir activement le mythe sur lequel repose sa carrière politique. Certains critiques vont encore plus loin et voient en Trump une simple caricature de Machiavel.

Dans Les Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel intitule l’un de ses chapitres : « Il est sage de paraître insensé au bon moment. » Trump est-il un président américain qui feint la folie ? Le monde apprendra la réponse par l’expérience.

Nixon et Kissinger espéraient qu’en affichant une image d’impatience et d’irrationalité à tout prix, ils exerceraient une pression suffisante sur le Nord-Viêt Nam et l’Union soviétique, ce qui leur permettrait d’obtenir un avantage à la table des négociations et de mettre fin à la guerre du Viêt Nam dans des conditions plus favorables aux États-Unis. Conformément à cette image du « fou », le président Nixon, dans l’espoir que l’Union soviétique prenne au sérieux la menace américaine, maintint son opinion publique et ses alliés dans l’ignorance et ordonna secrètement, entre la mi-octobre et la fin octobre 1969, une augmentation massive du niveau d’alerte nucléaire global des États-Unis.

Pendant cette période, l’armée américaine mena une série de manœuvres militaires en Europe de l’Ouest, au Moyen-Orient, dans l’Atlantique, dans le Pacifique et en mer du Japon, y compris des patrouilles prolongées de bombardiers B-52 armés de têtes nucléaires à proximité de l’espace aérien soviétique. Cependant, la « théorie du fou » de Nixon n’eut pas l’effet escompté. Malgré l’augmentation du risque de guerre nucléaire entre les États-Unis et l’URSS, les dirigeants soviétiques restèrent indifférents à cette « alerte nucléaire globale de 1969 ». Nixon ne parvint donc pas, dès le début de son mandat, à mettre fin à la guerre du Viêt Nam.

Nixon avait déclenché une alerte nucléaire globale fondée sur des calculs rationnels. Il voulait que les États-Unis agissent de manière à faire sentir à l’URSS qu’ils perdaient patience, sans toutefois aller jusqu’à une provocation excessive. Pour des raisons politiques, il ne souhaitait pas non plus semer la panique parmi les Américains et leurs alliés. Ces exigences contradictoires plongèrent l’armée américaine dans le doute quant aux ordres à exécuter et facilitèrent la prise de conscience, par les Soviétiques, que Nixon bluffait.

Pourtant, Nixon continua de défendre la « théorie du fou » comme une approche valable. Dans son livre The Real War (La Vraie Guerre), publié en 1980, il soulignait l’importance de l’« imprévisibilité ». Nixon, qui avait été vice-président sous Dwight D. Eisenhower, affirmait avoir appris de lui « l’essence de la politique de fermeté en temps de guerre ». Il écrivait : « Si votre ennemi vous perçoit comme imprévisible, voire téméraire, il se méfiera de vous et sera moins enclin à formuler des exigences excessives. En conséquence, il sera plus enclin à céder, et le président imprévisible sera en position plus favorable. »

L’élément clé de la « théorie du fou » résidait dans la difficulté pour les observateurs de distinguer si un dirigeant agirait réellement selon ses menaces de guerre totale ou s’il jouait simplement un rôle. Plus cette distinction était difficile à établir, plus le bluff devenait efficace. Plus l’acteur jouait bien son rôle, plus il paraissait fou et imprévisible – et Nixon était un excellent acteur. La « théorie du fou » reposait sur l’idée qu’un dirigeant, en se comportant comme s’il était capable de tout, pouvait inciter d’autres acteurs mondiaux à faire des concessions qu’ils n’auraient jamais envisagées autrement.

Selon Harry R. Haldeman, Nixon était un homme aux multiples facettes. Le rôle du « géant menaçant » était un rôle parmi d’autres. À l’automne 1969, Nixon mit en œuvre la « théorie du fou » en menaçant les Nord-Vietnamiens. Dans ses mémoires, Haldeman rapporte que Nixon voulait que les Nord-Vietnamiens croient qu’il était prêt à tout, y compris à utiliser l’arme nucléaire, pour mettre fin à la guerre du Vietnam. Nixon lui aurait confié : « J’appelle cela la théorie du fou, Bob. Je veux que les Nord-Vietnamiens croient que j’ai atteint un point où je suis prêt à tout pour arrêter cette guerre. Nous devons leur faire comprendre que Nixon déteste le communisme, que lorsqu’il se met en colère, personne ne peut l’arrêter, et que c’est lui qui a le doigt sur le bouton nucléaire ! Dans deux jours, Hô Chi Minh sera à Paris en train de supplier pour la paix. »

Mettant en œuvre ce scénario, Nixon convoqua l’ambassadeur soviétique Anatoly Dobrynindans le Bureau ovale de la Maison-Blanche. Henry Kissinger assista également à l’entretien. Pendant une demi-heure, Nixon prononça un discours enflammé, expliquant à Dobrynin que jamais il ne laisserait l’Union soviétique l’« humilier » au sujet du Vietnam. Tombant dans le piège, l’ambassadeur Dobrynin écrivit dans une note envoyée au Kremlin :« Il semble que la situation devienne si émotionnelle que Nixon ne parvient plus à se contrôler. »

Cependant, ni Moscou ni le Nord-Vietnam ne cédèrent face aux menaces de Nixon. Le jeu du fou n’avait pas fonctionné.

Selon les chercheurs, la théorie du fou était au cœur de la stratégie de Nixon pour affronter l’Union soviétique durant la Guerre froide. Les communistes devaient croire à toutes les menaces de force émises par Nixon, car il était Nixon, un homme incontrôlable. Cependant, sa tentative d’utiliser la théorie du fou pendant la Guerre froide échoua souvent, car les responsables soviétiques, grâce aux renseignements, pouvaient en grande partie anticiper son comportement.

La théorie du fou reflétait non seulement l’inclination de Nixon pour la comédie et le secret, mais aussi sa propension à prendre de grands risques pour obtenir des gains plus importants. Il s’agissait d’une stratégie de politique étrangère qui suggérait, comme l’avait insinué Machiavel dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, qu’un dirigeant pouvait tirer avantage d’être perçu comme irrationnel ou imprévisible sur la scène internationale. Selon cette théorie, un leader développant l’image d’une personne prête à mener des actions extrêmes ou déraisonnables pouvait pousser ses adversaires à faire des concessions par crainte des conséquences imprévisibles. Si les rivaux croyaient qu’un dirigeant était instable ou prêt à prendre des mesures radicales, ils seraient plus enclins à négocier ou à reculer dans les conflits.

D’après de nombreux auteurs de l’époque, être perçu comme un individu mentalement déséquilibré pouvait aider un dirigeant à exercer une pression sur ses ennemis étrangers.

LES USAGES POLITIQUES DE LA FOLIE

En réalité, Henry Kissinger et Richard Nixon avaient tous deux appris la théorie du fou auprès de Daniel Ellsberg, l’un des principaux stratèges du Pentagone. À la fin des années 1950, Ellsberg avait donné des conférences sur le chantage et l’utilisation de la folie dans le cadre des séminaires organisés à l’Université Harvard par le professeur Kissinger. À la même époque, Ellsberg prononçait également des discours sur L’art de la coercition, La théorie et la pratique du chantage, La menace de violence, Les incitations à l’attaque préventive et Les usages politiques de la folie. À cette période, Ellsberg était un faucon influent de la Guerre froide et défendait l’idée qu’une menace excessive serait perçue comme plus crédible par les adversaires si l’individu qui la formulait semblait ne pas être totalement rationnel.

Ellsberg croyait que le comportement irrationnel pouvait être un outil de négociation efficace. Kissinger affirmera plus tard avoir appris d’Ellsberg plus que de quiconque en matière de négociation. Dans son livre Armes nucléaires et politique étrangère, Kissinger établira un lien entre la stratégie d’incertitude et la théorie du fou en discutant de l’usage des armes nucléaires tactiques. D’ailleurs, en 1973, lors de la guerre israélo-arabe, Kissinger présida un Conseil de sécurité nationale qui ordonna une montée en alerte des forces nucléaires américaines afin de dissuader l’Union soviétique d’intervenir en faveur de l’Égypte. Il avait manifestement beaucoup appris du manuel de jeu d’Ellsberg.

Outre Ellsberg, un autre expert influent dans les domaines de l’économie, de la politique étrangère, de la sécurité nationale, de la stratégie nucléaire et du contrôle des armements, le professeur Thomas Crombie Schelling, pensait également que la théorie de la folie pouvait être efficace. Dans son livre La Stratégie du conflit, publié en 1960, Schelling soutenait que les menaces de représailles incertaines étaient plus crédibles et plus efficaces que les représailles garanties. Ses travaux sur la rationalité de l’irrationalité et la valeur stratégique de la folie perçue influenceront la politique de la Guerre froide ainsi que les stratégies de dissuasion nucléaire.

Schelling analysait comment les acteurs politiques pouvaient tirer avantage d’être perçus comme imprévisibles ou enclins à prendre des risques extrêmes. Selon lui, un acteur politique qui parvient à projeter l’image d’une perte de contrôle visible pourra jouer un rôle dissuasif sur son adversaire. Lorsqu’il s’agit d’une menace nucléaire, l’adversaire peut en venir à penser que celui qui émet la menace ne reculera pas au moment d’appuyer sur le bouton. L’acteur menaçant (le fou) n’aura donc pas peur de provoquer des représailles nucléaires de la part de son adversaire, ce qui aboutira à un désastre pour les deux parties. Face à un tel scénario, l’adversaire cherchera à éviter une issue catastrophique, ce qui rendra la menace du fou efficace. Ainsi, comme l’avait conseillé Machiavel, dans certaines circonstances, la folie peut être une stratégie judicieuse.

En discutant des stratégies de dissuasion, Thomas Schelling a également affirmé qu’il existait des situations où agir de manière impulsive, peu fiable et incontrôlée pouvait renforcer la crédibilité de la dissuasion. Cela montre que Schelling avait bien compris l’idée exprimée par Machiavel lorsqu’il écrivait : « Il est sage de faire le fou au bon moment. » Il convient également de noter que le professeur Schelling a reçu le prix Nobel en 2005 pour son analyse de la théorie des jeux, qui a permis de développer une meilleure compréhension des dynamiques de conflit et de coopération.

Les travaux d’Ellsberg et de Schelling ont tous deux contribué à renforcer la théorie du fou. Nixon et Kissinger ont tenté d’en appliquer les principes dans leurs décisions politiques. Cependant, il faut rappeler que les manœuvres extrêmes de Nixon à l’automne 1969 ont été neutralisées et n’ont pas produit les effets escomptés.

L’une des failles des scénarios du fou est qu’un dirigeant qui émet une menace apparemment irrationnelle ne doit pas être perçu comme un simple bluffeur. Si le leader en question n’est pas considéré comme véritablement fou, ses adversaires risquent de ne pas croire à ses menaces et de ne pas réagir comme attendu. La théorie du fou ne peut fonctionner efficacement que si le dirigeant parvient à convaincre ses rivaux de son instabilité potentielle, tout en leur communiquant clairement ce qu’il veut obtenir. Or, les dirigeants soviétiques et vietnamiens n’ont peut-être jamais réellement considéré Nixon comme un fou.

D’autre part, en l’absence d’un objectif stratégique rationnel, la théorie du fou peut se transformer en une provocation inutile, risquant de produire des conséquences non maîtrisées et potentiellement dangereuses.

L’historien américain Jeffrey Kimball, spécialiste de la présidence de Nixon et de la guerre du Vietnam, souligne que, dans les décennies suivant Nixon, certains stratèges ont intégré les principes d’incertitude et de force excessive de la théorie du fou dans les concepts de dissuasion nucléaire et de coercition. Selon Kimball, cette théorie a fonctionné pour certains dirigeants, hommes d’État, tyrans et conquérants au fil de l’histoire, mais pas systématiquement. En effet, la théorie du fou n’a pas été très efficace pour Nixon et Kissinger pendant la guerre du Vietnam.

Kimball insistait sur le fait que la diplomatie et la guerre réelles sont beaucoup plus complexes que n’importe quel jeu théorique, aussi instructif soit-il. Il concluait que, lorsqu’elles sont correctement analysées, les leçons de l’Histoire constituent une bien meilleure source d’orientation pour les décideurs politiques.

La professeure Roseanne W. McManus, membre du corps enseignant de l’Université de Pennsylvanie, a souligné dans une étude de 2019 que la perception de la folie pouvait être nuisible à la dissuasion générale et parfois même à la négociation de crise. McManusindiquait que, sous certaines conditions, la théorie du fou pourrait être bénéfique dans des négociations de crise. Son travail semble surtout se rapporter au fait que Trump, tout comme Nixon, a adopté le rôle du fou.

D’autres études montrent également que la théorie du fou rencontre plusieurs obstacles pour produire les résultats souhaités, tels que la manière dont des signaux clairs doivent être envoyés, comment rendre à la fois les menaces et les assurances crédibles, ainsi que les contraintes politiques internes et alliées. Selon ces études, cette théorie peut jouer un rôle limité dans des situations difficiles, dans de très rares cas. L’irrationalité apparente de la théorie du fou est en réalité une simulation de folie visant à renforcer la crédibilité de ses menaces pour atteindre un objectif stratégique rationnel. Cependant, l’existence d’un objectif stratégique « rationnel » implique que cette « irrationalité » apparente ait des limites, ce qui affaiblit la crédibilité de l’ irrationalité aux yeux de l’adversaire.

TRUMP AIME ÊTRE IMPREVISIBLE

Lors de sa campagne électorale en 2016, Trump avait déclaré : « En tant que nation, nous devons être plus imprévisibles. » Trump affirmait que le fait d’être prévisible avait nui à l’Amérique, et dans son livre publié la même année, « Make America Great Again : How WeCan Restore America’s Power and Prestige », il disait : « Je ne dis pas aux gens ce que je fais, je ne les avertis pas, et je ne leur facilite pas la tâche pour m’enfermer dans un modèle de comportement prévisible. Je ne veux pas qu’ils sachent ce que je fais ou ce que je pense. J’aime être incertain. Cela les perturbe. »

Le premier mandat de Trump ressemblait véritablement à un « sport de l’imprévisibilité ». Trump a menacé le dirigeant nord-coréen Kim Jong Un, qu’il appelait « Petit Homme-Fusée », de lui faire face avec « un feu et une colère que le monde n’a jamais vus ». Trump a déclaré : « Les États-Unis ont une grande puissance et de la patience, mais si nous devons défendre nos intérêts ou ceux de nos alliés, il ne restera plus d’autre choix que d’anéantir complètement la Corée du Nord. » Cependant, il est ensuite devenu le premier président des États-Unis à rencontrer un dirigeant nord-coréen. Trump a tenu des sommets avec le leader nord-coréen à Singapour, au Vietnam, et plus tard à la 38e parallèle. Toutefois, il n’y a pas eu de progrès concernant la question nucléaire nord-coréenne.

Trump jouait également le rôle de « l’imprévisibilité » dans ses relations avec ses alliés. Par exemple, lors des négociations commerciales avec la Corée du Sud, Trump demandait à son équipe de dire à son sujet : « Cet homme est tellement fou qu’il peut se retirer à tout moment. » La question concernait le retrait des États-Unis de l’accord commercial avec la Corée du Sud. Selon un article de Jonathan Swan publié en 2017 sur le site d’actualités Axios, Trumpdonnait des conseils à son représentant au commerce, Robert Lighthizer, sur la manière de négocier. Lorsque Lighthizer proposa d’accorder un délai de 30 jours aux Sud-Coréens pour obtenir les concessions demandées, Trump rétorqua : « Non, non, non. On ne négocie pas comme ça. Vous ne leur dites pas qu’ils ont 30 jours. Vous leur dites : ‘Cet homme est tellement fou qu’il peut se retirer à tout moment.’ » Trump ajouta : « Et au fait, je peux le faire. Vous devez tous savoir que je peux. Ne leur dites pas qu’ils ont 30 jours. Si vous leur donnez 30 jours, ils vont prolonger l’affaire. Dites-leur que si ces concessions ne sont pas faites tout de suite, ce fou se retirera de l’accord. »

Les déclarations de Trump concernant l’OTAN ont également semé le doute parmi les membres de l’Alliance sur les conséquences qu’ils pourraient rencontrer s’ils ne répondaient pas à ses exigences. Trump avait déclaré que si les membres de l’OTAN ne consommaient pas davantage pour leurs dépenses militaires, il pourrait retirer les troupes américaines d’Europe, voire les laisser face à Vladimir Poutine en cas de conflit avec la Russie. Ces menaces de Trump avaient quelque peu porté leurs fruits, mais il exigeait désormais encore plus de dépenses. Autrement dit, ils devaient acheter plus d’armements américains.

Il semblait que Trump continuerait à maintenir son « imprévisibilité » lors de son second mandat. Lors de sa campagne électorale de 2024, lorsqu’il a été interrogé sur la manière dont il répondrait à un blocus chinois de Taïwan, il a répondu : « Cela ne sera pas nécessaire, car Xi Jinping me respecte et il sait que je suis fou. » J.D. Vance, que Trump a choisi comme son colistier pour la vice-présidence, a déclaré lors d’un discours en juin : « Trump, comme l’ont dit ceux qui le critiquent et ceux qui le soutiennent, est quelqu’un d’imprévisible. Et je suis absolument certain que cette imprévisibilité est un avantage pour les États-Unis. » Selon les partisans de Trump, c’est cette imprévisibilité qui aurait empêché Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine durant le premier mandat de Trump, car il ne savait pas comment Trump réagirait.

Daniel W. Drezner, professeur de politique internationale à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l’Université Tufts, a écrit un article le 7 janvier dans la revue Foreign Policy intitulé « La théorie du ‘délire’ fonctionne-t-elle vraiment ? ». Selon Drezner, Trump aimait penser que son imprévisibilité était un atout. Faisant également référence au premier mandat de Trump, le professeur Drezner a déclaré : « Trump a un ton différent de celui des présidents d’après la guerre froide, mais ses émotions reflètent celles de Richard Nixon, qui, dans les deux sens du terme, aimait devenir fou. »

Trump a effectivement commencé son second mandat avec des déclarations totalement imprévisibles. Il souhaitait que le Groenland, une île appartenant au Royaume du Danemark et allié de l’OTAN, soit vendue aux États-Unis, et ne disait pas qu’il excluait une option militaire pour y parvenir. Cette attitude de Trump incarnait la théorie du « délire », l’incertitude et l’imprévisibilité. Trump proposait également que le Canada, qui est à la fois un voisin des États-Unis et un allié de l’OTAN, devienne le 51e état des États-Unis. D’autre part, Trump affirmait qu’en raison des privilèges accordés à la Chine, les États-Unis pouvaient prendre possession du canal de Panama. Une autre de ses idées encore plus folle, plus audacieuse et plus éhontée était d’annoncer que la propriété de la bande de Gaza, où Israël commettait un génocide, serait transférée aux États-Unis. Trump disait qu’il ferait de Gaza, débarrassée de ses Palestiniens, « la Riviera du Moyen-Orient ».

Trump demandait également à la Jordanie et à l’Égypte d’accepter les Palestiniens vivant à Gaza dans leurs pays. Lorsque les journalistes rappelaient que ces deux pays refuseraient d’accueillir des habitants de Gaza, Trump répondait : « Ils le feront, ils le feront. Nous avons fait beaucoup pour eux, et ils feront cela. » Le sens des paroles de Trump était clair. Il convient de noter que les déclarations menaçantes de Trump étaient davantage destinées aux pays et aux puissances militaires et économiques qui n’étaient pas sur le même pied d’égalité que les États-Unis. L’attitude de Trump face à des puissances égales aux États-Unis, en particulier la Chine, était beaucoup plus prudente.

Les études académiques montrent qu’il est très difficile de réussir à utiliser la « théorie du fou » de manière efficace. Selon ces travaux, avoir une réputation de folie est rarement utile sur la scène internationale. Les dirigeants qui jouent le rôle du fou échouent généralement à convaincre leurs ennemis. D’autre part, en jouant le rôle du « fou », un dirigeant prend également le risque d’aliéner ses alliés, car il sera perçu comme peu fiable. Dans le cas des États-Unis, une telle situation présente le risque de pousser ses alliés ou des pays neutres, comme la Chine, vers d’autres puissances. Les auteurs américains qui critiquent la « théorie du fou » affirment que si les États-Unis perdaient la confiance de leurs alliés, ils ne pourraient pas maintenir leur position de leader mondial. Ces auteurs soulignent qu’aucun accord signé par une « gouvernance de fou » ne serait digne de confiance. Selon eux, sans une évaluation minutieuse, la « stratégie du fou » pourrait apporter des bénéfices à court terme, mais ces bénéfices se feraient au détriment des avantages à long terme.

Le politologue international Ian Bremmer, connu pour ses analyses des risques politiques mondiaux, attirait l’attention sur les risques liés à l’imprévisibilité de Trump dans un article intitulé « Que veut Trump de Greenland, du Canada, du Panama… et plus encore ? » publié dans « GZERO Media ». Dans son livre « G-Zero : La fin des leaders mondiaux et de l’ère des alliances », Bremmer explique que les partisans de Trump considèrent son imprévisibilité, ou le maintien de l’incertitude pour ses amis et ennemis, comme une méthode pour résoudre les problèmes. Selon Bremmer, ces incertitudes créent des risques énormes pour les gouvernements et les entreprises qui tentent de survivre dans la « forêt ». Il souligne que le retour au pouvoir de Trump accélérera les tendances vers un système international plus dangereux et propice aux crises. « Le chasseur au sommet peut faire de belles prises, mais la forêt deviendra plus mortelle et plus sauvage pour tout le monde – et inévitablement pour les États-Unis aussi », affirmait-il.

Les politologues américains Samuel Seitz et Caitlin Talmadge ont publié en 2020 un article coécrit dans le magazine The Washington Quarterly intitulé « Les dangers prévisibles de l’imprévisibilité : pourquoi les comportements fous ne fonctionnent pas ? ». Selon cet article, les enregistrements historiques des présidences de Trump et de ses prédécesseurs montrent que les tactiques folles échouent généralement à renforcer la dissuasion ou à obtenir un levier dans les négociations. Les auteurs identifient trois principales raisons à cet échec : les États ciblés ne reçoivent pas le message que le « fou » cherche à envoyer, ils ne trouvent pas le comportement du « fou » crédible et, même s’ils croyaient aux déclarations du « fou », ils ne se soumettent pas à lui, car il est perçu comme étant incapable de fournir des garanties crédibles sur son comportement futur.

Les stratèges qui défendent la validité et l’efficacité de la « théorie du fou » citent comme exemple le leader russe Vladimir Poutine. En novembre 2024, Poutine avait approuvé une doctrine permettant une réponse nucléaire si son pays était attaqué par des missiles balistiques à longue portée provenant des pays membres de l’OTAN. Selon les partisans de la « théorie du fou », cette déclaration de Poutine avait eu un effet dissuasif sur les États européens. Il ne fait aucun doute que la « théorie du fou » et l’ »imprévisibilité » comportent des coûts potentiels. Avec l’augmentation de l’incertitude en politique internationale, le risque de mauvaises évaluations peut conduire à de nouvelles guerres, et un « fou » pourrait exposer son pays à des défis inattendus.

D’autre part, il est un fait que ceux qui jouent le rôle de « l’homme fou » peuvent parfois s’impliquer tellement dans ce rôle qu’ils en viennent à commettre des actions folles. Les scénarios d’homme fou peuvent évoluer au stade de leur mise en œuvre. Un tel risque et danger sont toujours présents. Si les adversaires ne mordent pas à l’hameçon, jouer le rôle de l’homme fou peut rendre la situation incontrôlable et difficile à résoudre. Parfois, la vanité, combinée au rôle de l’homme fou, peut se transformer en réalité. C’est dans ce contexte que ceux qui détiennent le pouvoir doivent être particulièrement vigilants. Une réplique comme « Si tu es fou, je suis plus fou que toi, allons-y ! » pourrait très bien entraîner le jeu de l’homme fou hors de son cadre prévu.

Même les bluffs innocents dans la vie quotidienne des gens peuvent conduire à des résultats indésirables. Lorsque reculer par rapport à un bluff pourrait mettre la personne dans une situation plus difficile, une étape supplémentaire peut amener les parties sur un chemin dont il sera difficile de revenir. Chez les individus présentant des traits de personnalité narcissiques, ce type de situation psychologique devient encore plus apparent.

En conclusion, les débats sur la « théorie de l’homme fou » qui ont refait surface depuis le premier mandat de Trump demeurent vivants. Dans ce contexte, le deuxième mandat de Trump semble être une nouvelle épreuve pour la théorie de l’homme fou.

 

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