Le texte signé entre l’Éthiopie et le Somaliland pourrait motiver plus de 30 mouvements séparatistes actifs dans 27 pays africains. L’intensification des activités terroristes constitue une menace non seulement pour la sécurité de la Somalie, mais également pour l’Éthiopie et toute la région. Dans ce contexte, la voie la plus judicieuse n’est pas d’affaiblir la Somalie, mais de contribuer à son renforcement.
Début 2024, le protocole signé entre l’Éthiopie et le Somaliland avait le potentiel de se transformer en une nouvelle crise dangereuse dans la région de la Corne de l’Afrique. L’intervention de la Turquie et l’initiation d’un processus diplomatique pour maîtriser la crise sont significatives. Cependant, il est également important de rappeler les étapes du processus, d’attirer l’attention sur les risques et de suivre attentivement son évolution. L’origine de la crise est le désir de l’Éthiopie d’avoir accès à la mer Rouge et à l’océan Indien. Si cette quête, qualifiée par l’Éthiopie de “question existentielle,” n’est pas gérée correctement, elle pourrait générer un nouveau risque de conflit. Si les équilibres régionaux et le contexte historique ne sont pas pris en compte et que des solutions sont imposées sans le consentement des pays concernés, les risques de conflit pourraient s’intensifier.
L’Éthiopie, qui continue de faire face à ses propres problèmes internes (notamment la question du Tigré), ne peut ignorer les risques liés à sa quête d’accès à la mer, celui-ci pourrait engendrer de nouveaux problèmes. Cependant, il est clair que l’objectif est d’obtenir des résultats en imposant une situation de fait. En réalité, ce désir d’accès à la mer est une priorité pour l’Éthiopie depuis 1991, année où l’Érythrée s’est séparée de l’Éthiopie pour déclarer son indépendance. Depuis cette date, l’Éthiopie est devenue un pays enclavé sans accès direct à la mer. Malgré cela, elle a partiellement résolu cette question en concluant en 2002 un accord avec Djibouti intitulé « Accord sur l’utilisation des ports et le transit des marchandises vers l’Éthiopie ». Cependant, la quête d’un accès direct à la mer a persisté.
La quête d’accès à la mer de l’Éthiopie
L’Éthiopie a trois options pour accéder à la mer : les ports de l’Érythrée, de Djibouti et de la Somalie. La stratégie d’accès via la Somalie avait conduit à des conflits à différentes époques. Ces dernières années, une nouvelle tentative de solution est apparue via le Somaliland. Cette quête d’accès à la mer Rouge et à l’océan Indien repose sur l’exploitation des relations faibles au sein de la structure fédérale somalienne. La première tentative en ce sens a été faite en 2018, lorsqu’un accord a été conclu entre l’Éthiopie, la société DP World basée aux Émirats arabes unis et le Somaliland. Selon cet accord, 19 % des parts du port de Berbera devaient être achetées. Cependant, l’accord a été annulé en raison du non-respect des conditions prévues.
La deuxième tentative a eu lieu le 1er janvier 2024 avec la signature d’un protocole. Ce protocole prévoit l’utilisation du port de Berbera et l’établissement d’une base militaire éthiopienne au Somaliland. Bien que le contenu n’ait pas été rendu public, une déclaration du Somaliland indique que le protocole comprend un contrat de location d’une durée de 50 ans ainsi que l’établissement d’une base militaire de 20 kilomètres carrés en mer Rouge. Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed Ali, a qualifié cet accord d’“étape importante pour l’accès de l’Éthiopie à la mer.” Son conseiller en sécurité nationale, Redwan Hussien, a également déclaré que le protocole permettrait à l’Éthiopie d’accéder à une base militaire louée.
Cette initiative de janvier 2024 a été perçue par la Somalie comme une ingérence dans ses affaires intérieures, une relation établie avec une administration régionale sans l’autorisation du gouvernement central, et une menace pour son intégrité territoriale et sa souveraineté. L’établissement d’une relation avec le Somaliland en contournant la Somalie constitue une problématique complexe contenant des risques et des menaces importants. En effet, le protocole répond également au désir d’indépendance du Somaliland. En 1991, le Somaliland avait proclamé unilatéralement son indépendance, qui n’a jamais été reconnue par la Somalie, les pays de la région ni les Nations unies. L’Éthiopie a investi dans ce désir d’indépendance en incluant dans le protocole une clause selon laquelle elle pourrait reconnaître l’indépendance du Somaliland.
Le Protocole et le Droit International
Le désir d’accès à la mer Rouge et à l’océan Indien via les territoires somaliens a donné lieu à des tentatives d’accords et de protocoles en 2018 et 2024. Bien que certains affirment que les deux documents ont un contenu similaire, il existe des différences significatives entre l’accord de 2018 et le protocole de 2024. La principale différence réside dans le fait que le protocole de 2024 autorise l’Éthiopie à établir une base militaire et inclut la reconnaissance de l’indépendance du Somaliland. En réalité, selon le droit international, le document signé est un acte non contraignant, servant de déclaration d’intention de coopération bilatérale. Cependant, deux raisons expliquent pourquoi ce document a eu un tel retentissement : le gouvernement éthiopien l’a présenté comme un grand succès diplomatique, et le Somaliland l’a qualifié de « tournant diplomatique pour son indépendance ».
Selon le droit international, la signature de ce protocole est considérée comme un acte portant atteinte à la souveraineté de l’État somalien. La Charte des Nations unies, l’Acte constitutif de l’Union africaine, la Convention de Montevideo sur les droits et devoirs des États (signée le 26 décembre 1933), la Constitution somalienne, ainsi que les principes relatifs à la reconnaissance et à la souveraineté, servent de références à cette problématique. Par exemple, l’article 4 de l’Acte constitutif de l’Union africaine stipule des principes fondamentaux tels que « l’égalité souveraine, le respect des frontières existantes et le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures », qui semblent ici violés.
Pourquoi l’Éthiopie insiste-t-elle ?
Comprendre pourquoi l’Éthiopie persiste malgré les risques pour le droit international et la sécurité régionale est essentiel pour trouver une solution adéquate. Trois facteurs principaux expliquent cette insistance.
Le premier facteur est lié à la vision du gouvernement éthiopien et à ses racines historiques. L’une des règles fondamentales de la guerre froide, qui a dominé le monde pendant des décennies, était de ne pas vouloir de voisins puissants, en partant du principe qu’un voisin renforcé représente une menace potentielle. Dans ce contexte, l’Éthiopie considère la Somalie comme une menace. Cette perception est nourrie par l’intégration croissante de la Somalie au système mondial, ses efforts pour éradiquer la menace d’Al-Qaïda sur son territoire, l’institutionnalisation de son armée et son développement économique. Les guerres passées renforcent également cette méfiance.
Le deuxième facteur est la tendance à se tourner vers la politique étrangère pour surmonter les tensions internes. Beaucoup estiment que le Premier ministre Abiy Ahmed Ali utilise cette stratégie. En exploitant ce sujet, il cherche à atténuer les tensions internes, à contenir les problèmes dans le nord-est de l’Éthiopie et à se ménager un espace politique intérieur.
Le troisième facteur réside dans les fractures actuelles du système international et l’approche irrationnelle qu’il a adoptée. L’Éthiopie perçoit ces circonstances comme une opportunité pour accéder à la mer. Elle croit que les conditions actuelles lui permettent d’imposer un fait accompli. En réalité, l’Éthiopie est consciente que ces facteurs manquent de légitimité, mais elle cherche à tirer parti de la situation. Cette approche s’inspire malheureusement de l’exemple négatif donné par l’Occident, qui a soutenu l’occupation et le génocide à Gaza en s’éloignant de la rationalité.
La question centrale est la suivante : l’objectif de la quête portuaire de l’Éthiopie est-il réellement lié aux activités commerciales et de transport international ? À la lumière des données actuelles, il est difficile de répondre par l’affirmative. Tout d’abord, le protocole signé avec le Somaliland en 2024 n’est pas un texte commercial. L’utilisation du port de Berbera ne posait déjà aucun problème, et la Somalie n’a jamais mis d’obstacle à l’utilisation commerciale de ses ports. Par exemple, l’ancien président Farmajo avait signé un mémorandum d’accord concernant quatre ports pour usage commercial. Ce qui distingue le protocole signé avec le Somaliland est qu’il prévoit la cession d’un espace de 20 kilomètres carrés à l’Éthiopie pour y établir une base militaire sur les côtes somaliennes.
Le problème concerne donc cette base militaire. Les deux pays ont des différends historiques, et les troubles internes en Somalie sont souvent associés à l’Éthiopie. Par exemple, on estime qu’il existe un lien entre l’émergence du groupe terroriste Al-Shabaab et ce dernier, une grande menace pour la Somalie, et l’invasion éthiopienne de 2006. Il est donc utile d’analyser la question sous cet angle.
Les risques de sécurité possibles dans la région
Le protocole entre l’Éthiopie et le Somaliland a le potentiel de générer de véritables risques de sécurité. Tout d’abord, la Somalie, l’Éthiopie, Djibouti, l’Érythrée, le Kenya, le Soudan et, de manière générale, toute l’Afrique pourrait être confrontés à de nouveaux risques. Cependant, le pays le plus directement affecté par ce processus sera la Somalie. Cela est particulièrement inquiétant à un moment où la lutte contre Al-Shabaab revêt une importance cruciale pour l’unité somalienne. L’initiative éthiopienne représente un risque majeur à une période où l’embargo sur les armes imposé par l’ONU à la Somalie a été levé, où des capacités de défense nécessaires à la sécurité intérieure ont été développées et où des progrès significatifs ont été réalisés pour assurer la sécurité et la stabilité régionales. Ces acquis risquent d’être compromis. Toutefois, les conséquences ne se limiteront pas à la Somalie ; d’autres pays de la région pourraient également en être affectés.
En prenant en compte la relation entre Al-Shabaab et Al-Qaïda, on comprend à quel point l’éradication de ce groupe est cruciale pour les pays de la région de la Corne de l’Afrique. La fonction la plus active d’Al-Qaïda consiste à diriger des éléments terroristes mondiaux vers les zones de leur choix et à opérer sous différentes appellations. L’éloignement de la rationalité des pays occidentaux et leur complicité avec Israël suffisent à offrir un espace à ce type de groupes. Et leurs premières cibles sont les populations musulmanes. Cette dynamique se répète depuis des décennies. Ainsi, dans un contexte où Al-Shabaab, un élément clé d’Al-Qaïda en Afrique, perd du terrain, l’attitude de l’Éthiopie vis-à-vis de la Somalie peut être perçue comme une opportunité pour Al-Shabaab de regagner du terrain et une invitation pour son organisation mère à s’implanter dans la région.
En réalité, les risques qui pourraient émerger ont le potentiel d’affecter tous les pays de la région à travers diverses dynamiques. À titre d’exemple : l’Éthiopie, en réduisant sa dépendance à Djibouti, pourrait représenter une menace pour ce pays. Cette menace ne prendrait pas nécessairement la forme d’une attaque directe, mais pourrait se manifester par l’exacerbation des rivalités intertribales dans le pays. Un autre pays qui pourrait percevoir le projet d’accès à la mer de l’Éthiopie comme une menace est l’Érythrée. Comme dans tous les pays de la région, un voisin renforcé est souvent perçu comme une menace, ce qui pousse à chercher des moyens de le fragiliser. L’Érythrée pourrait ainsi envisager une collaboration avec les structures organisées présentes dans le nord-est de l’Éthiopie.
La manière dont ce protocole a été signé ne respecte ni l’intégrité territoriale ni la souveraineté de la Somalie. De plus, il sert de modèle pour les éléments séparatistes. Cependant, lorsqu’une nation est visée dans son intégrité territoriale et sa souveraineté, il est essentiel de rappeler que les conséquences de cette situation ne se limiteront pas au pays cible. En Afrique en particulier, il ne faut pas oublier la multitude de mouvements séparatistes actifs. En effet, il est possible de citer plusieurs mouvements séparatistes visant chaque pays du continent.
Ainsi, le document signé entre l’Éthiopie et le Somaliland pourrait motiver plus de 30 mouvements séparatistes actifs dans 27 pays africains. Si l’Éthiopie reconnaît l’indépendance du Somaliland, elle ouvrira la voie à d’autres mouvements séparatistes actifs sur le continent pour chercher du soutien et des privilèges similaires. Il est possible que des démarches similaires soient entreprises contre la Somalie, l’Érythrée, le Kenya, le Soudan du Sud, le Soudan et même au sein de l’Éthiopie. Paradoxalement, le pays qui devrait être le plus prudent face à ces erreurs est l’Éthiopie elle-même, qui compte 11 régions administratives et neuf groupes ethniques distincts.
Un autre point à considérer est le risque sécuritaire posé par Israël dans la mer Rouge et le golfe d’Aden, avec le soutien économique, militaire et politique des pays occidentaux. Israël, qui occupe Gaza et commet des crimes de génocide, contribue à l’instabilité régionale. Ainsi, la controverse autour du port de Berbera et le risque de voir la côte africaine de la mer Rouge terrorisée par des éléments d’Al-Qaïda ou d’Al-Shabaab doivent également être pris en compte.
Ignorer les conséquences éventuelles
En raison de son importance, il est nécessaire de revenir sur le protocole signé avec le Somaliland et d’évoquer trois conséquences éventuelles liées à ce texte. La plus importante est la possibilité de saboter les avancées réalisées par l’État somalien contre Al-Shabaab et de créer un espace favorable à ce groupe terroriste. En effet, l’organisation cherchera à exploiter le comportement de l’Éthiopie à son avantage. Pour ce faire, elle manipulera les sentiments religieux et patriotiques du peuple somalien et utilisera l’impact de cette situation.
Une autre conséquence est le sabotage de la lutte de l’État somalien contre le terrorisme, ce qui pourrait disperser les efforts dans ce domaine. Une troisième conséquence possible est la création d’un vide de pouvoir dans le pays, augmentant l’instabilité. Ce vide de pouvoir pourrait être exploité par Al-Qaïda et Al-Shabaab, ce qui entraînerait une augmentation des activités terroristes et de la piraterie, affectant négativement le commerce international dans le golfe d’Aden.
À ce stade, tous les pays de la région doivent tenir compte du fait que ce type d’attitude pourrait renforcer les activités d’Al-Shabaab, la branche la plus résistante et active d’Al-Qaïda. L’intensification des activités terroristes menacerait non seulement la sécurité de la Somalie, mais aussi celle de l’Éthiopie et de toute la région. La meilleure approche consisterait donc non pas à affaiblir la Somalie, mais à contribuer à son renforcement.
Le Rôle de la Turquie
Les relations étroites de la Turquie avec l’Éthiopie et la Somalie sont bien connues. Après l’émergence de la crise, le 8 mai 2024, la Turquie a été sollicitée officiellement par l’Éthiopie pour intervenir et a lancé une médiation sous le nom de « Processus d’Ankara ». Cela a représenté une étape importante pour résoudre le problème par des moyens diplomatiques. Le ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a déclaré après le deuxième cycle de discussions qu’« un rapprochement significatif sur certains principes fondamentaux et éléments spécifiques a été réalisé entre les parties, marquant un progrès notable ». Dans cette même déclaration, il a été précisé que « les parties se réuniraient à nouveau à Ankara pour un troisième cycle le 17 septembre ».
L’acceptation de la Turquie comme médiateur, l’accueil des négociations et le maintien d’une voie diplomatique ouverte sont des éléments précieux. Dans une atmosphère où les mécanismes internationaux ne fonctionnent pas, où l’ONU perd de son influence et où les pays occidentaux prennent clairement parti dans les conflits, l’approche de la Turquie doit être perçue comme un avantage pour les deux pays.
Il est crucial que la Turquie démontre aux parties concernées qu’il est impossible de résoudre les problèmes par des objectifs utopiques, des attitudes qui ignorent l’autre partie, des ingérences dans les affaires intérieures ou des actions qui mettent en danger leur souveraineté nationale. Cette approche constituerait un succès diplomatique majeur.