Le Général de l’Armée Morte

Chacun avait érigé une idole à partir des mots qu’il associait à sa propre existence fragmentée, et l’adorait avec une lubricité féroce, sans jamais la remettre en question… C’était comme si, collectivement, une angoisse du futur avait été dérivée des peurs du passé, et cette angoisse semblait partagée par chaque individu de la société… Nous étions chacun des fragments d’ossements dispersés d’une armée de morts. Nous vivions dans un pays de nécrophilie, parmi des morts non enterrés dans un cimetière. On aurait dit que nous cherchions un général croyant, capable de rassembler sans les altérer nos idoles, nos désirs, nos rancunes, nos peurs, et de les rapporter soigneusement dans notre patrie commune…
mai 19, 2025
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L’écrivain albanais Ismail Kadaré, dans son roman intitulé Le Général de l’armée morte*, raconte l’histoire d’un général italien venu, vingt ans après la Seconde Guerre mondiale, récupérer les corps des soldats italiens ayant occupé l’Albanie. Il est chargé de rassembler les ossements de ses soldats et de les ramener dans leur patrie. Il parcourt un à un les anciens fronts, les lieux marqués par la guerre. Il a entre les mains une liste contenant toutes les informations sur les morts : leurs âges, tailles, noms, lieux de naissance, familles… Chacun d’eux vient d’une région différente, tous sont les enfants d’histoires distinctes. Ils sont venus ici pour une mission, peut-être noble, et ils y sont morts.

Le général a accepté cette tâche dans le cadre d’un accord entre les deux pays, et il dispose d’un document officiel d’autorisation. Mais dans de nombreuses régions, il fait face à la résistance des habitants ou des autorités locales. Car ces soldats étaient des envahisseurs, et aujourd’hui, les voir revenir pour fouiller la terre sans même présenter d’excuses, cela dérange profondément. Malgré cela, le général accomplit sa mission avec une grande patience et un réel dévouement. Il doit rapporter à leurs familles ce qu’il reste de ces soldats. Avant même son départ, des centaines de mères, de pères, d’épouses étaient venus frapper à sa porte, lui disant : « Ramenez-nous notre fils, notre mari, notre amant, que nous puissions au moins lui offrir une tombe. » Ils ont ainsi placé sur ses épaules un immense poids moral… Cette mission difficile, le général la mène à bien aux côtés d’un prêtre, après de longues et pénibles recherches. Mais dans bien des cas, les corps sont mélangés. Certains restes sont incomplets… Il place parfois le crâne de l’un sur le squelette de l’autre, rattache la main de l’un au bras d’un autre, et rassemble ce qu’il peut dans des sacs en plastique qu’il renvoie en Italie.

Général d’une armée morte, il s’emporte souvent, au fil de sa mission, contre les commandants de l’époque de guerre. « Sur ce front, ils ont mal agi », pense-t-il, « ce commandant a attaqué ce village trop tôt, ici ils ont creusé une tranchée au mauvais endroit, là ils auraient dû se replier de façon plus ordonnée… » Le général est conscient que sa tâche consiste à réparer les erreurs des anciens officiers incapables de bien mener la guerre. Il est là pour sauver l’honneur de sa nation, et rassembler les victimes de ces commandants incompétents est une entreprise bien plus difficile que de mener leur guerre. Le général traverse bien d’autres épreuves encore, mais il finit par accomplir sa mission, et quitte l’Albanie avec la paix de l’âme.

C’étaient les jours où je lisais cette histoire intrigante d’Ismail Kadaré. Et ce jour-là, j’avais vécu une journée tout aussi intense, marquée par d’étranges coïncidences. J’avais rencontré, sans raison apparente et à quelques minutes d’intervalle, des dizaines de personnes n’ayant aucun lien entre elles, et j’avais été contraint d’avoir avec elles des échanges successifs. Je suis tombé sur un ancien camarade gauchiste dans la rue. Nous avons échangé quelques mots debout, à la volée. Puis, dans le bureau d’un homme d’affaires que je suis allé voir, j’ai assisté par hasard à la présence simultanée d’un invité sympathisant du MHP (Parti d’action nationaliste) et d’un autre proche du PKK. Une longue discussion s’en est suivie. Ensuite, je me suis retrouvé à une autre rencontre avec un vieil ami resté islamiste et un autre ami de longue date devenu récemment homme politique. Puis, dans la conversation brève d’une maison de condoléances chez des proches, j’étais en plein cœur des préoccupations ordinaires du peuple. Un peu plus tard, je me suis retrouvé dans un autre endroit, en compagnie de personnes de sensibilité nationaliste-kémaliste et d’obédience alévie. Nous avons longuement parlé de l’actualité. Puis sont venus, à des moments différents, des amis issus des cercles Alperen (nationalistes religieux), suivis de quelques connaissances impliquées dans un nouveau mouvement politique d’opposition, puis des jeunes au ton libéral, et enfin les habitués du café où moi-même j’ai mes habitudes…

Le soir venu, lors d’une réunion, j’ai croisé une connaissance liée à la communauté Fethullah Gülen. En rentrant chez moi, j’ai eu une dernière conversation, devant la porte, avec mon voisin d’origine balkanique… Je suis à peine parvenu à rentrer chez moi. Qui sait, j’ai probablement oublié quelques appels téléphoniques entre-temps.

Alors que je ressentais la fatigue étrange de cette journée mouvementée, j’ai repensé à ce général, héros du roman que j’étais en train de terminer… Et soudain, je me suis identifié à lui. Ce jour-là, j’étais réellement comme le général d’une armée morte… Les événements de la journée défilaient dans mon esprit de manière désordonnée, fragmentée, complètement embrouillée. Des dizaines de visages d’identités, d’âges, de sexes, d’orientations, de confessions, de croyances différentes ; des préoccupations variées, des joies, des métiers divers, des lieux, des décors, des centaines de phrases, d’instantanés, de gestes, de mimiques, de tons de voix, de regards… Tout cela tournoyait, mélangé, sur l’écran de mon esprit. Toute la journée, j’avais l’impression d’avoir ramassé des squelettes, sans savoir à qui appartenait telle parole, quel geste marquant venait de quelle conversation, lequel de mes amis avait les cheveux blanchis, lequel avait retrouvé des couleurs au visage, qui allait subir une saisie à cause d’une dette de carte bancaire, qui allait figurer sur la liste de tel congrès… J’étais rentré à la maison avec des sacs pleins de « squelettes ». Et je les avais tous confondus les uns avec les autres.

C’était surtout les paroles que je mélangeais… « C’est un mensonge de dire que les Kurdes ont renoncé à leur demande d’un État indépendant, en réalité, ils ont juste étalé leurs revendications dans le temps. Pour l’instant, ils insisteront sur l’enseignement en langue maternelle en kurde, ensuite ils créeront une région kurde autonome, et enfin ils fonderont un État réservé aux seuls Kurdes… Je gagne sept cent cinquante livres par mois, quatre cents partent dans le loyer, j’ai deux enfants, mon père nous a élevés dans les mêmes conditions. Je ne comprends pas ce que le pouvoir a vraiment changé. Un musulman qui oublie le djihad est un hypocrite. La gauche doit se libérer de l’expression de son inconscient alévi. On monte dans le métrobus comme du bétail, en plus ils ont construit les stations loin de toutes les routes. On ne peut pas vivre avec ce salaire, mon père non plus n’y arrivait pas. Depuis qu’ils disent « nous sommes tous Arméniens », je suis dégoûté de tous. Avant je prenais ces gauchistes-libéraux au sérieux. Maintenant je les vois comme les représentants de l’Europe et du lobby arménien. Le “Hodjaefendi” a toujours gardé la même ligne. Il n’a jamais cru qu’on pouvait faire quelque chose en s’opposant aux puissants. Ce pays a pris fin le 10 novembre 1938 à neuf heures cinq. Depuis, il a été dévoré par l’impérialisme. La contre-révolution a commencé avec İnönü. On en est venus à avoir honte de dire « Je suis Turc », mon ami. Si ça continue comme ça, tout le monde qui n’est pas pro-kurde sera traité de raciste. Étions-nous censés voir ces jours-là ? Et alors, que les cemevi deviennent aussi des lieux de culte ? Les alévis sont les pauvres de cette société. On s’est toujours battu sur leur dos, et ce sont eux qu’on a toujours écrasés. Cette armée est une armée de l’OTAN qui a occupé son propre pays. Sans briser leur dos, il n’y aura ni démocratie ni quoi que ce soit. Le plan de division de la Turquie par l’Amérique avance étape par étape. Le pouvoir vend les ports, les entreprises et les terres à l’ennemi. Les conditions d’une seconde guerre de libération nationale mûrissent. L’esprit Ergenekon résiste toujours. Comme les mollahs d’Iran, ils bloquent chaque pas vers le changement. Par la sous-traitance, ils rendent les gens esclaves. Un système d’ouvriers sans droits ni options ni syndicats est en train d’être mis en place. C’est une opération pour préparer le peuple à la férocité du capitalisme global. Une branche des Anglais s’affronte avec le lobby israélien. Regarde, le sauvetage des mineurs au Chili a été coordonné pour coïncider avec la visite grandiose du dirigeant iranien au Liban. Ils essaient d’éclipser l’axe de la résistance. On ne peut plus faire des affaires aussi profitables qu’avant, mon frère. Un clan restreint tient tout, et ils ne laissent personne d’extérieur travailler. Le même système a été mis en place partout. Il ne faut pas faire confiance aux ouvriers ni aux habitants des quartiers précaires, mon ami. Regarde, avant le coup d’État du 12 septembre, les gauchistes ont installé l’eau, les routes et les égouts, mais pendant le coup, c’est ce même peuple qui les a dénoncés en premier. Aujourd’hui, la vraie attaque est dirigée contre le sunnisme. L’alévisme, le kurdisme, l’ummétisme, tout cela fait partie d’un plan à long terme pour détruire le courant principal turc sunnite. Car si cette veine disparaît, le pays s’écroule. J’avais dû me marier avec elle. Je ne l’ai jamais aimée. Quand l’enfant est né, j’ai tenu le coup des années. Que puis-je dire, c’est allé jusqu’ici. Moi aussi, je veux un peu vivre… Pour la première fois, mon cœur palpite, mes mains tremblent quand je la vois. L’amour pardonne tout. Des milliards de gens vivent sous le seuil de pauvreté. En Irak, en Afghanistan, en Palestine, des millions de musulmans ont été massacrés. La cause de la justice est restée orpheline. Un nouveau mouvement politique doit naître d’ici. Laisse tomber le monde. Tout est vide. Il ne faut rien prendre au sérieux. Bordel, toute la puissance de cet État ne s’en prend qu’aux Kurdes. La haine qu’il n’ose pas montrer à l’Amérique ou à Israël, il la déverse sur les Kurdes. Les musulmans sont hypocrites. Tu étais censé vouloir pour ton frère ce que tu veux pour toi, non ? Tu réclames l’enseignement en langue maternelle en Bulgarie, en Allemagne, mais quand il s’agit des Kurdes, tu te tais. Moi, je n’y comprends rien, 25 États ont déjà fait sécession, qu’ils ne touchent plus à un millimètre de terre. Qu’ils aillent vivre à Erbil. Qu’ils quittent aussi Istanbul. Ici, c’est la terre des Turcs. Et quoi, nos enfants vont parler par l’intermédiaire d’un traducteur ? Je suis allé à l’hôpital, le médecin a à peine jeté un œil et m’a prescrit un médicament. Dis-moi au moins, c’est dû à ceci ou cela, fais ci ou fais ça. Sale tronche. Tous devenus commerçants ces médecins. Le lobby arménien, avec le soutien iranien, fait avancer la question kurde depuis l’Europe et les États-Unis. En fait, ils prennent leur revanche de 1915 sur les Kurdes aussi. Regarde, c’est le PKK qui a tué le plus de Kurdes, qui leur a fait le plus de tort, qui a exposé les Kurdes comme victimes et cibles face aux Turcs, aux Arabes et aux Iraniens. Tant que ce président vivra, aucun dirigeant de droite n’aura de chance. La veine nationale au sein de l’État a tenu tête aux États-Unis. Le lancement de la transformation de la Turquie en puissance mondiale a été donné. Désormais, il faut s’habituer à vivre comme citoyens d’une superpuissance. Récemment, un ancien camarade de gauche, libéré après 22 ans de prison, a été de nouveau arrêté. Hier, il s’est immolé dans la prison. Il a brûlé pendant quatre heures. Son corps a complètement fondu… À Paris, j’ai visité la tombe d’Ahmet Kaya, j’ai lu une Fatiha. Juste derrière, il y avait aussi la tombe de Yılmaz Güney. Mais étrangement, mes jambes ne voulaient pas avancer. Comme s’il n’était pas des nôtres. Les anciens partis de droite et de gauche n’auront pas leur place dans la nouvelle Turquie. La politique va se redessiner avec de nouveaux acteurs et de nouveaux partis. En tant que migrants des Balkans, nous avons massivement voté non au référendum. Parce que le pouvoir vend la patrie. Il fait des concessions aux Kurdes. Cette semaine, « La Vallée des Loups » a expliqué les dessous du projet du bouclier antimissile. Les gars suivent bien l’actualité. Si on ne met pas au pas la communauté (güleniste), ils feront regretter les kémalistes. Ils ont la même étroitesse d’esprit. Ils ne considèrent personne en dehors d’eux-mêmes comme valable. Mais le peuple leur donnera aussi une leçon. Les jeunes veulent désormais vivre comme dans les films. Ni la religion, ni l’idéologie, ni la morale ne leur offrent d’avenir. Mais ils sont prêts à tout pour vivre la vie la plus confortable. Moi, je ne crois plus en rien ni en personne. Que Dieu existe ou pas, ça m’est complètement égal…

Les phrases flottaient dans tous les sens. J’avais l’esprit embrouillé. Mon cerveau faisait inconsciemment un collage. Le corps de mon ami islamiste avait la tête de ma connaissance alévie. Le visage de mon camarade de gauche était le même, mais il parlait avec la voix de celui de la communauté Fethullah. La façon dont le militant du PKK que j’avais croisé buvait son thé ressemblait à celle d’un ami du café. Les paroles de mon oncle étaient prononcées par un voisin migrant que j’avais rencontré en chemin. Les gestes de mon ami nationaliste en parlant ressemblaient à ceux d’un camarade qui venait de s’intéresser à la politique. Ils ressemblaient tous à des squelettes. Et moi, j’avais mélangé tous ces squelettes entre eux.

C’était comme si la décharge d’un pays empoisonné, rétréci, absurde m’était tombée dessus… Ma fille m’interpelle de là-bas : « Papa, est-ce qu’on a le livre La Modernisation de la Turquie de Niyazi Berkes ? Le prof va poser des questions à l’examen. » « On a tout, ma fille, on a toutes les formes d’idolâtrie en Turquie… » Mon épouse intervient : « N’oublie pas qu’on emmène Fatma à l’hôpital demain. » Fatma est la sœur de ma femme. Cela fait, je crois, vingt ans. Elle est atteinte de schizophrénie. Sur recommandation médicale, nous l’emmenons tous les six mois à Bakırköy. Parfois elle y reste un mois, parfois plus. Elle avait été exclue du département de mathématiques de l’université Mimar Sinan en 1991 à cause de son voile. Elle était la seule fille voilée de la classe. Un jour, son professeur l’a humiliée devant tout le monde et l’a renvoyée. C’est à partir de ce jour-là qu’elle a commencé à perdre pied, elle disait que la police la suivait… Elle répétait sans cesse qu’elle était surveillée. C’est comme ça que la maladie a commencé. Cela fait vingt ans qu’elle vit à moitié morte, sous traitement médicamenteux. Elle survit presque uniquement avec du thé et des cigarettes… La dernière fois, elle était tombée à 48 kilos… Cette année, pour la première fois, elle a montré un signe. Elle a repassé l’examen d’entrée à l’université. Elle a été acceptée en enseignement à distance. Pour la première fois depuis vingt ans, elle a souri. Je lui ai dit : « Tes dents sont complètement pourries, Fatma. » C’était la première fois en vingt ans que je les voyais. Elle ne parlait quasiment jamais, encore moins riait. Et elle m’a répondu : « Le chef de l’opposition sera trahi par son propre parti. » Elle avait toujours ce genre d’agenda étrange… Elle croyait que les journaux télévisés, les séries parlaient d’elle. Son regard restait vide et froid. Peu importe, nous étions très heureux qu’elle parle à nouveau. Peut-être un espoir… qu’elle revienne parmi nous. Mais parmi quels “nous” ?

Avec Fatma, j’ai pensé à la suite : une jeune fille de gauche violée sous la torture, un militant du PKK mort sous la torture après avoir été accusé d’être un espion, sans même avoir terminé l’université, un nationaliste ayant perdu sa virilité à cause des tortures subies à la prison de Mamak pendant le coup d’État du 12 septembre, et qui, à sa sortie, n’ayant pas pu avouer son amour à la fille qu’il aimait, a perdu goût à la vie et s’est mis à vivre en ramassant des déchets dans les rues. Est-ce la vie qui est cruelle, les gens, Dieu, ou ce système pourri ? Je n’ai pas su dire.

Sans m’en rendre compte, j’avais fini mon paquet de cigarettes. Ce fut un bon prétexte pour sortir. Il pleuvait à verse. J’essayais de remettre de l’ordre dans ma tête. La pluie semblait couler dans le puits de mon cerveau, et c’est là, dans cette fosse remplie d’eau, que j’ai commencé à réassembler les squelettes. J’ai remis la tête du gauchiste sur son propre corps. La voix de l’islamiste dans sa propre bouche. Le militant du PKK a commencé à boire son thé en étant lui-même. Le nationaliste a retrouvé ses propres mains. Les yeux du kémaliste ont repris leur place sur son visage. Puis j’ai commencé à replacer les mots… les phrases. Et alors j’ai commencé à penser que chacun d’eux était le général d’une armée de morts qu’il s’était lui-même forgée. Tous avaient mené, dans le passé, une guerre, juste ou injuste, et chacun passait le reste de sa vie à ramasser les cadavres de ceux qu’il avait perdus dans cette guerre. J’ai vu qu’ils avaient tous assemblé leurs squelettes de façon incomplète, brisée, fragmentée. Et chacun s’en faisait une fierté, comme un général d’une armée morte qui aurait fait de cela sa cause.

Puis j’ai pensé à la véritable armée et à ses vrais généraux. Eux, ils étaient vraiment morts. Ils montaient la garde avec un désespoir résigné mais une foi inébranlable, auprès d’un mort qu’ils ne parvenaient pas à enterrer… Ensuite, j’ai pensé à l’État. En fait, cet État, ou l’ordre établi, peu importe le nom, était lui-même un général d’armée morte. Oui, c’était bien lui. Il avait rassemblé les cadavres d’un empire mort pendant la Première Guerre mondiale et, de ce qu’il avait pu regrouper, il avait bâti le squelette d’une république. Après avoir abandonné sa capitale, il avait aussi effacé sa mémoire, tel un fou persuadé que faire se prosterner son peuple devant le panthéon d’un défunt le ramènerait à la vie, il faisait indéfiniment le guet au cimetière. Mais en même temps, il tuait chaque vivant et jetait leurs squelettes de tous côtés. Ceux-là aussi étaient incomplets, fragmentés, mutilés. De tous ces os, aucun homme entier et cohérent ne pouvait émerger. Aucun organe n’était à sa place. Aucun squelette ne pouvait être remis à son propriétaire. C’est pourquoi, en tant que général de l’armée des morts, l’État soit réprimandait les parents en leur disant de s’en contenter, soit refusait de leur rendre leurs morts, ou bien conservait les ossements de certains enfants en pensant peut-être en trouver de nouveaux fragments plus tard… « Tout ce qui n’est pas enterré comme il se doit revient hanter », avait dit quelqu’un. Peut-être est-ce pour cela que nos pères n’avaient pas fait leur deuil. C’est comme s’ils avaient attendu toute leur vie les corps qu’ils n’avaient pu récupérer. Les petits-enfants ignoraient les guerres de leurs grands-pères.

Et pourtant, ils poursuivaient le combat incomplet, fragmentaire, mutilé d’un héritage perdu. De l’immense platane effondré, chacun tenait un morceau. L’un parlait de justice, un autre des Arméniens et des Grecs, la plupart invoquaient la religion, l’islam, la morale ; certains parlaient de modernisation, d’indépendance, d’honneur, de dignité, de nation une, d’État unique. D’autres disaient Kurdistan, Kurde… Pris ensemble, ces fragments formaient un nom unique et porteur de sens, redevenaient ce grand platane. Pris séparément, chacun n’était qu’une pièce insignifiante et laide d’un squelette sans vie. De plus, ces morceaux nourrissaient entre eux rancunes et hostilités. Personne n’acceptait sa place, chacun percevait l’autre comme une menace pour sa propre existence.

Une peur fragmentaire, incomplète, mutilée de la survie et de l’existence était tombée sur chacun. La turcité, la kurdicité, l’islam, la laïcité, la république, l’alévisme, l’indépendance, la patrie… tout était en danger, ces valeurs étaient en train d’être consommées, on voulait les anéantir ; politique de négation et d’extermination, assimilation, concessions, indifférence, inconscience, trahison, corruption, soumission… les accusations pleuvaient.

Chacun avait fabriqué une idole à partir des mots avec lesquels il s’identifiait dans sa forme fragmentaire d’existence, et il l’adorait avec une ferveur aveugle et sauvage, sans jamais la remettre en question… C’était comme si, collectivement, on avait produit de la peur du passé une angoisse pour l’avenir, et que cette angoisse avait été partagée avec chaque individu de la société… Nous étions chacun un morceau épars du squelette d’une armée de morts. Dans un pays de nécrophilie, nous vivions avec des morts non enterrés. Comme si nous ne vivions pas, comme si nous vivions sans vivre. C’était comme si nous cherchions un général croyant qui, sans rien altérer de nos idoles, de nos désirs, de nos rancunes, de nos peurs, viendrait les rassembler avec ordre et les ramènerait à notre patrie commune…

Je me suis souvenu des veuves irakiennes, vendues aux cabarets d’Amman, de Beyrouth, de Dubaï, et les riches Arabes du Golfe s’y divertissaient avec leurs pétrodollars. Je me suis souvenu des enfants chinois abandonnés dans les rues, des toutes jeunes filles d’Amérique latine qui subissaient des opérations esthétiques pour obtenir une place dans un concours de beauté, des regards d’un enfant du Darfour à travers ses yeux noirs, qui reflétaient la misère de toute l’Afrique… Je me suis souvenu d’une mère de Gaza, qui avait secrètement fait abattre son chat adoré pour nourrir son enfant afin qu’il ne meure pas de faim. ‘Quand on lavait Ali, le prophète, le monde s’était flétri…’

Soudain, une haine féroce m’envahit, envers tout et tous. J’ai eu envie d’anéantir chacun. Tous. Nationalistes, gauchistes, islamistes, kémalistes, libéraux, turquistes, kurdistes, alévis, droitiers, gauchistes, patriotes, gülenistes, bureaucrates, technocrates, hommes d’affaires, enseignants, étudiants, jeunes, vieux, femmes, hommes, riches, pauvres… J’ai eu envie de tous les rassembler sur une place et d’y mettre le feu. Tous les États, toutes les banques, toutes les entreprises, toutes les religions, tous les prophètes, tous les philosophes, tous les livres, les poèmes, les mots, toutes les saisons, tous les êtres vivants, les arbres, les oiseaux, les insectes, les étoiles, la lune, le soleil… Et je n’aurais même pas ramassé un seul de leurs ossements.

J’étais tel un soldat syrien dans la campagne de Crassus, l’empereur romain cruel, avide et marchand d’esclaves, après sa défaite à Harran : on lui avait fait fondre son or amassé pour le verser dans la bouche. Moi aussi, j’étais devenu ce soldat.

Et à la fin, j’ai voulu tuer Dieu soudainement.

Tout brûler, puis m’allumer une cigarette en face du brasier, avant de me jeter moi aussi dans les flammes.

« Eli Eli lema şevaktani » Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?

Je suis resté là, figé, comme un squelette privé de chair. Un frisson terrible m’a envahi. Ensuite, je n’ai plus rien ressenti. Mes os ont commencé à se briser un à un. Mes mains, mes genoux, mes pieds, puis ma colonne vertébrale ont éclaté. Tout ce qui m’appartenait gisait à terre. La pluie battante a emporté certaines parties de moi. Je n’étais plus qu’un vestige de squelette, incomplet, fragmenté, disloqué. Tous les grades dont je m’étais paré m’étaient arrachés, j’étais devenu un simple soldat dans l’armée des morts.

Mon âme s’éleva d’abord vers le ciel. Je regardais vers le bas… le temps, la mort et moi avions commencé à monter ensemble. Chaque point que je regardais était comme une flamme illuminant les ténèbres, tout semblait visible comme en plein jour. Je me mis à glisser rapidement dans un tunnel temporel. La mort mordait ma chair et mes os, comme les vers qui rongeaient le bâton de Salomon. Puis tout commença à s’assombrir. Ce n’étaient pas les yeux de Jacob qui s’étaient éteints, mais les lumières du monde… Et soudain, je me retrouvai dans le rêve de Joseph. Dans un puits, Zuleikha me regardait. Dans ses yeux, j’ai d’abord vu Mehmet Akif. Il prêchait dans une mosquée, accompagné du cheikh libyen Sanoussi. Les versets du djihad résonnaient sous la coupole. Plus loin, Kuşçubaşı Eşref chargeait une mule d’armes avec Salih Çavuş. Musa le Noir déchargeait quelque chose avec des portefaix kurdes sur un vieux bateau au port de Karaköy. Ensuite, j’ai vu Enver Pacha, assis sous un arbre dans les montagnes du Pamir, lisant le Coran. Süleyman Askerî traçait des plans dans sa tente à Kut al-Amara. Ömer Naci et Bahaddin Şakir suppliaient les membres du parti Tashnak dans un bâtiment en pierre à Erzurum : “N’enfreignez pas votre parole…” Un peu plus loin, le sultan Abdülhamid réfléchissait seul devant un échiquier. Voici Namık Kemal, dans les cachots de Famagouste, discutant avec le cheikh Ahmet de Süleymaniye, qui s’était révolté contre le décret de réforme en disant : “J’ai perdu foi en cet État qui fait des concessions à l’infidèle.” Là, c’était peut-être Sarayburnu. La mer était rouge sang. Des centaines de cadavres de janissaires mutilés flottaient sur le rivage. Plus loin, j’ai entendu les cris de Kuyucu Murad Pacha : “Ne laissez aucun en vie, tuez-les pour l’amour de Dieu…” Partout, des cadavres d’enfants, de femmes, de vieillards, certains coiffés de bonnets rouges. À ma droite, il y avait des remparts. Les canons frappaient les murs vieillissants de Byzance. Le sultan Mehmet donnait des ordres sans relâche à ses soldats. Parmi les troupes de la conquête, j’ai remarqué des soldats grecs, serbes, valaques, kurdes, arabes, arméniens… Je me suis tourné à gauche. Dans une cage, j’ai vu Yıldırım Bayezid. La tête baissée, il semblait pleurer. En traversant les cieux de Sivas, j’ai vu une ville réduite en cendres. Timur avait tout détruit. En descendant vers Bagdad, j’ai vu d’immenses pyramides faites de crânes humains, vestiges des Mongols. Au loin, le sultan Saladin attendait à cheval devant Jérusalem, l’air pensif. Je me suis soudain tourné vers le haut. J’étais sur la plaine de Malazgirt. Deux armées se faisaient face. Turcs, Kurdes, Arméniens, Grecs dans un même camp ; Byzantins, Turcs, Kurdes, Grecs dans l’autre… Un tableau étrange. À la tête d’une armée se tenait Alp Arslan, avec un regard d’aigle. Ceux qui le suivaient semblaient former une armée de dignité, comme s’ils étaient issus non pas de peuples ou de religions différentes, mais d’opprimés, de pauvres, d’orphelins. Tous portaient dans leurs yeux une expression fière et courageuse. En face, pas une seule race unique, mais une foule riche, gâtée, parée de harnachements brillants sur des chevaux somptueux. Tous des mercenaires… Alors qu’Alp Arslan lançait son cheval sur les nobles byzantins, le vent me projeta de nouveau vers le bas. Cette fois, j’étais à Kerbala. La tête coupée de Hussein attira mon regard. Des corps jonchaient le sol. Je cherchais Zaynab. Enchaînée, elle était traînée. Son regard m’interpella. Je pris ce regard dans mes paumes et me dirigeai vers La Mecque. Je suis entré sans permission dans une vieille maison en terre battue. Dans la cour, Khadija était assise, regardant au loin. Dans la lumière calme de ses yeux, brillait la lumière de la joue de Marie. À l’intérieur, le Prophète était assis, pensif sur un coussin. Je crois qu’Abou Bakr et Ali étaient à ses côtés. D’abord, j’ouvris la paume de ma main et soufflai doucement dans son visage le regard de Zaynab. À ce moment, les larmes accumulées dans mes orbites sombres se vidèrent avec les mots. Je dis : “Ô bien-aimé Messager, je suis venu à toi, car Il ne nous parle plus. Je ne sais pas quel péché nous avons commis. J’ai peur qu’Il nous ait oubliés ou qu’Il nous punisse. Je suis venu à toi. Transmets-Lui mes mots. Sois notre messager. Dis-Lui : Ô mon Seigneur, Toi qui as donné un sursis à ce Diable, à ses enfants et à ceux qui le suivent, cela fait des millénaires qu’ils oppriment les hommes. Ils nous dressent les uns contre les autres. Avec l’or, le pouvoir, la luxure, les mensonges, ils détournent nos frères. Mais nous, au nom d’un unique Adam, nous résistons, nous luttons, nous nous débattons… Mais toujours, nous revenons au début. Toujours, nous perdons. Et nos mains sont liées. Car nous ne pouvons opprimer comme eux, nous ne pouvons voler, tuer, mentir. Nous ne pouvons ni combattre jusqu’au bout, ni vivre dignement. Notre vie passe à ramasser des os, ou à attendre que quelqu’un ramasse les nôtres. Il neige dans notre âme, depuis la nuit où nous sommes nés de notre mère.” Dis-Lui : Ô Seigneur dont le cœur est un platane nommé Miséricorde, nous sommes las de ce jeu. Nos âmes ne peuvent plus porter le poids de cette noble douleur… Soit charge-nous de Ta vengeance, donne-nous à nous aussi un sursis comme Tu l’as fait pour le Diable, Ou… bannis-nous à ton tour. Nous ne voulons ni paradis ni enfer. Anéantis notre âme. Fais comme si nous n’avions jamais existé. Efface notre nom du Livre gardé au ciel, le Lawh al-Mahfuz.”

« Vous devez mériter aussi bien l’existence que le néant », dit doucement le bien-aimé Prophète, puis il se pencha à mon oreille et murmura : « W’Al Basu Ba’da Al-Mawt… »

Un poème me vint à l’esprit à cet instant, le temps s’était arrêté :

« L’eau qui apaise la douleur,

Mais nul ne sait que l’eau elle-même souffre. »**

 

**İsmet Özel

*Première publication : 2014 – haber10.com

 

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