En octobre dernier, le gouvernement fédéral allemand a publié un document intitulé « Se concentrer sur l’Inde ».
La crise traversée par l’économie allemande, qualifiée par Robin Winkler, économiste en chef de la Deutsche Bank, comme « le recul le plus flagrant depuis la Seconde Guerre mondiale », dépasse de loin la simple annulation du projet d’usine automobile que le géant allemand Volkswagen devait construire à Manisa, en Turquie, pour être remplacé par l’entreprise chinoise BYD. Les faillites des entreprises familiales bicentenaires qui forment la colonne vertébrale de l’industrie allemande, ou les sauvetages in extremis grâce au soutien du gouvernement fédéral, sont devenus presque monnaie courante.
Le « destin commun » vécu par l’Europe, et plus particulièrement par ses deux nations centrales, l’Allemagne et la France, a été résumé avec éloquence par l’ancien ministre français de l’Économie, Arnaud Montebourg : « La Chine a fini par détruire la France. »
Après la publication, en 2023, de son document stratégique sur la Chine, le document consacré à l’Inde illustre la position que l’Allemagne entend adopter dans le nouvel axe global qui commence à se dessiner. Ce point avait déjà été souligné l’année dernière dans un document nommé Stratégique sur la Chine : « La configuration de l’ordre international est déterminée dans cette région (Indo-Pacifique) dans une mesure bien plus grande que dans d’autres. »
« L’ alliance stratégique » entre l’Allemagne et l’Inde représente une nécessité, car elle implique deux pays aux trajectoires convergentes face à la Chine : l’Allemagne engagée dans une sorte de guerre économique avec Pékin, et l’ Inde qui sera presque inévitablement en conflit avec la Chine, particulièrement si elle se rapproche de Amérique qui est de plus en plus hostile envers la Chine, qu’elle soit dirigée par Donald Trump ou non. (Le document allemand sur la Chine exprimait presque une « crainte de Trump » en ces termes : « L’antagonisme sino-américain va à l’encontre des intérêts de l’Allemagne. »
Le fait que ces deux pays entretiennent des alliances stratégiques très spéciales avec Israël ouvre la voie à une alliance tripartite considérable dans le cadre des ambitions de l’Inde à diriger le « Sud global ».
Le document publié par l’Allemagne a été analysé par Amrita Narlikar, experte senior au sein du groupe de réflexion indien Observer Research Foundation (ORF). D’origine indienne, Narlikar a poursuivi sa carrière académique dans des pays européens et se concentre principalement sur les relations entre l’Inde et l’Europe. Dans son article intitulé « Le partenariat indo-allemand est-il enfin prêt à décoller ? », Elle commence par le sous-titre suivant : « Depuis longtemps, les relations entre les deux pays sont remplies de promesses non tenues. Cette situation est peut-être sur le point de changer. »
Décrivant l’état actuel des relations entre les deux pays avec l’expression allemande « Luft Nach Oben » – « Un potentiel d’amélioration », elle structure son analyse en trois sous-parties : En premier lieu, l’identification des principaux problèmes qui, malgré de nombreux facteurs positifs censés faire des deux pays des alliés naturels, ont conduit à une sous-performance des relations indo-allemandes ces dernières années. Dans la seconde partie elle explique pourquoi ces deux partenaires stratégiques pourraient être sur le point d’entrer dans une nouvelle ère de coopération. Et en 3ème partie elle évoque certains avertissements à prendre en compte.
Les points saillants de l’article sont :
1. Un bilan actuel : « Luft Nach Oben »
L’Inde et l’Allemagne sont partenaires stratégiques depuis l’an 2000. L’Inde a été l’un des premiers pays à reconnaître la République fédérale d’Allemagne, et les deux nations ont célébré en 2021 le 70ᵉ anniversaire de leurs relations diplomatiques. Pourtant, pour différentes raisons à divers moments, ce partenariat est resté un partenariat passif. Une expression allemande souvent utilisée pour décrire la situation entre ces deux démocraties est « Luft Nach Oben », indiquant : une relation acceptable, mais avec beaucoup de marge d’amélioration. Ce contraste est particulièrement frappant lorsqu’on le compare à l’ardeur des relations indo-françaises.
Trois problèmes majeurs qui des dernières années ont été mis en avant :
• Premièrement, bien que l’Allemagne, évoque souvent de travailler « d’égal à égal » avec l’Inde, ne peut pas vraiment apprécier une réussite dans ce domaine. Les interrogations fréquentes de l’Allemagne sur les valeurs et son scepticisme concernant l’état de la démocratie indienne – par exemple, même sur des événements récents comme l’arrestation de Kejriwal il y a seulement quelques mois, n’ont pas contribué à améliorer les relations.
• En deuxième partie, l’hésitation de l’Inde à condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie a déçu l’Allemagne, et la déception de l’Allemagne a contrarié les Indiens.
• Troisièmement, contrairement à la relation indo-française qui inclut un composant fort de coopération en matière de défense, l’hésitation historique de l’Allemagne à cet égard a constitué un autre facteur dissuasif pour approfondir la coopération entre les deux pays. Cette réticence de l’Allemagne représentait un problème sérieux pour l’Inde, compte tenu des défis dans son voisinage et dans la région plus large.
Cependant, les choses pourraient être sur le point de changer.
1. Le temps du changement ?
La semaine dernière, le gouvernement fédéral allemand a publié un document intitulé « Concentration sur l’Inde ». Ce document reflète les changements importants en cours en Allemagne et une nouvelle approche envers l’Inde.
Tout d’abord, le document exprime une grande appréciation pour la démocratie indienne. En effet, la première section porte le titre « L’Inde – un partenaire démocratique de l’Allemagne pour la stabilité et la sécurité ». Son commentaire sur les élections parlementaires prévues en Inde en 2024 est une expression claire de soutien : « Les élections parlementaires de 2024 en Inde démontreront de manière impressionnante la vitalité de la plus grande démocratie du monde. » De plus, au lieu de donner des leçons habituelles à l’Inde sur les valeurs, le document reconnaît que les deux pays partagent des valeurs communes qu’ils cherchent à protéger.
Deuxièmement, le document n’hésite pas à reconnaître les différences de position entre l’Inde et l’Allemagne concernant la Russie. Celui-ci, va au-delà des anciennes exhortations pour que l’Inde revoie sa position. Au lieu de cela, il adopte une position que certains, y compris cet auteur, recommandent depuis des années – que l’Allemagne doit devenir un partenaire de sécurité fiable pour l’Inde – ce qui aidera l’Inde à réduire sa dépendance à l’égard de la Russie pour ses approvisionnements militaires.
Dans le contexte des relations de l’Inde avec la Russie, mais aussi en tenant compte de l’Indo-Pacifique et de « la proximité immédiate » de l’Inde, le document est clair lorsqu’il aborde le troisième point de blocage de la coopération en matière de défense : « Par conséquent, le gouvernement allemand étendra sa coopération en matière d’armement avec l’Inde, continuera à améliorer la fiabilité et la prévisibilité des procédures de contrôle des exportations d’armements, et encouragera et soutiendra la coopération entre les entreprises d’armement allemandes et indiennes. Le gouvernement allemand prendra les décisions pertinentes conformément aux règles nationales et européennes en vigueur. » L’élargissement et le renforcement de la coopération militaire avec l’Inde est exactement ce qui est nécessaire.
Le document est appréciable également dans d’autres domaines dont l’Allemagne collabore déjà, tels que le multilatéralisme, l’énergie verte, le climat, la coopération au développement, le commerce, la migration, la recherche et le domaine académique. Il reconnaît les succès de l’Inde, notamment dans le cadre du G20 et de l’alliance pour l’énergie solaire, et admet à juste titre que l’Allemagne peut apprendre de l’Inde. Le langage utilisé concernant la mise en œuvre est fort ; il ne s’agit pas seulement de ce qui doit être fait, mais aussi de ce qui est souhaité.
III. Avertissements et limitations
Bien que le document montre que l’Allemagne a franchi une étape importante et positive vers l’Inde, des problèmes de mise en œuvre et de durabilité demeurent. Les gouvernements ne sont pas des acteurs unitaires ; le système fédéral de l’Allemagne est complexe ; le gouvernement du chancelier Scholz est composé de trois partis qui ne sont pas toujours d’accord entre eux. Même sans ces facteurs complexes, la participation du public et l’engagement seront essentiels pour faire progresser l’agenda présenté dans le document. Jusqu’à présent, l’Allemagne a accordé beaucoup plus d’attention à la Chine qu’à l’Inde ; cette situation s’est reflétée dans les financements alloués aux positions académiques et aux institutions de recherche, ainsi que dans la couverture médiatique des deux pays dans les médias allemands, en termes de contenu et de volume. Il reste à voir si l’Allemagne sera capable d’attirer des experts de haut niveau en provenance d’Inde et de créer une prise de conscience publique qui dépasse les clichés grossiers sur le pays.
Deuxièmement, il est impossible d’ignorer que toutefois dans l’impressionnant dossier « Focus on India », des retours occasionnels vers un ancien paternalisme. Un exemple en est l’utilisation du terme « soi-disant » après avoir mentionné trois fois l’expression « le Sud global ». Le rejet du Sud global en tant que terme et entité est devenu une tendance dans les pays occidentaux ces dernières années. Cependant, pour l’Inde et les 123 pays qui participeront au troisième sommet du Sud global en août 2024, le Sud global n’est pas une supposition et ne s’agit pas seulement d’une question de langage, mais de conséquences politiques concrètes.
Plus l’Allemagne reconnaît et apprécie les différentes identités et idées que l’Inde apporte à la table des négociations, plus cette coopération bilatérale deviendra profonde et significative.