La technologie est-elle libératrice ?

Un être humain n’est libre que lorsqu’il montre la volonté de ne pas obtenir une chose jugée nécessaire, bien qu’il ait la possibilité de le faire. Cette nécessité englobe non seulement ce qui est artificiel (ce que la technologie offre), mais aussi ce qui est naturel (ce que notre nature exige). L’homme commence à se libérer non pas en se soumettant à sa nature, mais en lui résistant. C’est à ce moment-là qu’il s’attache à la corde d’or et commence son ascension vers le sommet de la montagne.
février 8, 2025
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L’homme est véritablement libre non pas lorsqu’il peut prendre une décision indépendante concernant la nécessité de quelque chose, mais lorsqu’il est capable, de faire preuve de détermination pour ne pas l’obtenir, malgré avoir adjugé son utilité.

Ici, la notion de nécessité inclut non seulement les éléments non naturels (ceux offerts par la technologie) mais aussi les éléments naturels (ceux exigés par notre nature).

Deux frères se rencontrent sur le flanc d’une montagne enchantée. L’un est tiré vers le haut par un oiseau légendaire avec une corde d’or, tandis que l’autre est tiré vers le bas par un chien grognant avec une chaîne de fer. Au point de leur rencontre, ils partagent leurs expériences de voyage et réalisent que les précipices, les rochers escarpés, les animaux sauvages ainsi que les beaux paysages et les fleurs délicates qu’ils ont rencontrés tout au long de leur chemin se ressemblent étrangement. Les deux frères décident alors de poursuivre leur route ensemble, mais ce choix les mène à se retrouver emprisonnés dans une crevasse profonde.

Dans cette légende celtique, on dit que le chien représente l’aspect animal de l’homme, tandis que l’oiseau incarne son côté divin. Un homme dont tous les besoins sont satisfaits et qui a accès à tout ce qu’il désire peut se croire libre. Pourtant, entre l’apparition d’un besoin et sa satisfaction, surtout si l’on considère l’étendue de l’échelle des besoins dans une société technologique, il est possible de discerner une dialectique sans fin. Un besoin satisfait se prolonge souvent en un produit dérivé ou supérieur de ce même besoin. Une personne qui achète une voiture devra acheter du carburant, changer les pneus selon les saisons : cela devient une nécessité. Lorsqu’elle parcourt plus de kilomètres, remplacer son véhicule par un modèle supérieur devient à nouveau une exigence.

Dans ce mouvement dialectique, les besoins sont constamment satisfaits, mais ils se multiplient aussi sans cesse. Sur ce chemin descendant, de nombreux obstacles et opportunités, plaisirs et douleurs, victoires et défaites sont expérimentés, des efforts sont fournis et des progrès sont réalisés. De même, la personne tirée vers le haut par l’oiseau légendaire rencontre elle aussi des obstacles et opportunités, des plaisirs et douleurs, des victoires et défaites. Tout comme la descente, la montée contient également en elle une dialectique propre.

Le chemin qui mène à l’esclavage ressemble beaucoup à celui qui mène à la liberté, mais il en est cependant différent. Si différent, en fait, qu’il est impossible de parcourir les deux chemins à la fois. Pour cette raison, les deux frères qui avaient choisi de continuer ensemble n’y sont pas parvenus, et transformés en esprits malveillants, ils ont été emprisonnés dans une crevasse profonde, où ils sont restés pour l’éternité.

La satisfaction des besoins ne rend peut-être pas l’homme libre, mais pourquoi le rendrait-elle esclave ? Un être humain ne pourrait-il pas, tout en répondant aux nécessités de sa nature, se libérer par des pratiques spirituelles, par exemple ? Ou encore, les besoins n’existent-ils pas pour être satisfaits ? Nous pouvons chercher les réponses à ces questions dans les paroles de Platon rapportant celles prononcées par Socrate avant son exécution :

« Si je ne pensais pas qu’il soit plus juste de subir la peine que l’État m’a infligée, et si je m’étais enfui comme un esclave, il aurait fallu que ces os et cette chair se trouvent convenablement à Mégare ou en Béotie. »

Dans ces paroles, prononcées entre la vie et la mort, nous retrouvons les deux frères évoqués dans la légende celtique. Quelqu’un injustement condamné à mort aurait pu envisager de fuir pour survivre. C’est l’un des chemins possibles, dont la direction est déterminée par la « nécessité ». Dans la vie, il est nécessaire que les os et la chair demeurent dans l’homme.

Socrate poursuit ainsi : « On me dit que je ne pourrais pas accomplir ce que je vise, sans posséder ces os, ces muscles ou ce qui m’appartient. » Par cette réflexion, il pointe une deuxième voie. En expliquant que, lorsqu’un être humain agit, la cause de son action n’est ni ses os ni ses muscles (et, ce faisant, en soulignant la vacuité de la quête de la substance chez l’École ionienne), Cette seconde voie évoquée par Socrate correspond à celle du frère tiré vers le haut par une corde d’or dans la légende celtique, et dont la direction est déterminée par « l’ambition».

Aujourd’hui encore, nous pouvons souscrire à ces jugements et affirmer que la liberté ne consiste pas à faire ce que veulent les os et la chair, mais à aller contre leurs désirs. Cependant, nous faisons face à une échelle de nécessités bien différente de celle des Écossais préchrétiens ou de l’époque de Socrate. L’argument selon lequel la liberté est une victoire remportée sur les besoins apparaît clairement à la lumière des paroles de Socrate : l’homme doit choisir entre le chemin des muscles et des os, ou celui de la pensée. Socrate choisit le second. Mais qu’en aurait-il été si, devant lui, un chemin dicté non par les os et les muscles, mais par la pensée elle-même, s’était présenté ?

Choisir entre manger ou ne pas manger, dormir ou ne pas dormir, est relativement simple. Mais une personne qui lit un livre par jour ne peut pas décider aussi facilement si elle doit ou non acheter un appareil numérique lui promettant la possibilité de lire deux livres par jour. De même, il n’est pas aisé de déterminer si les smartphones nous aident réellement à mieux organiser notre temps et notre esprit. Lorsqu’on utilise une machine à laver ou un lave-vaisselle, on gagne autant de temps que si l’on avait lavé ces objets à la main, mais reste à savoir si ce temps gagné constitue un gain pour la pensée : cela reste un sujet de débat.

La difficulté des décisions liées aux besoins technologiques provient précisément de la promesse de la technologie de dépasser nos nécessités naturelles. Lire correctement cette promesse et dire « non » à la technologie n’est pas chose facile.

La forme la plus trompeuse du déterminisme est précisément le phénomène technologique, et cela peut être illustré par un exemple historique. En 1848, lors des révoltes ouvrières en Europe, les travailleurs ont exigé le démantèlement des grandes machines industrielles. Les standards de vie n’étaient pas encore élevés, et les individus devaient à la fois lutter contre les difficultés d’adaptation et découvrir les effets enivrants de la technologie. C’est en plein milieu du XIXe siècle que Marx, réhabilitant la technologie aux yeux des travailleurs, prononce cette phrase : « La technique libère. » Il n’est pas le premier à l’avoir dit, mais il est le premier intellectuel à avoir convaincu les masses de la nécessité de la technique.

La lutte contre la technique ne libérera pas les travailleurs, mais le développement technologique lui-même, dans un processus dialectique, entraînera la fin de la bourgeoisie et du capitalisme : tel est l’espoir. Des penseurs humanistes comme Bergson ou des catholiques comme Mounier, en revanche, croyaient qu’il était possible de dominer pleinement la technique en renforçant les facultés spirituelles.

La réhabilitation de la technique par Marx, ainsi que l’enquête de Bergson et de Mounier sur la possibilité de la maîtriser, semblent toutes deux accepter la nécessité de la technique. Pourtant, ce qu’il faudrait d’abord faire, c’est ressentir la pression exercée sur nous par ce qui se présente comme une nécessité, la définir, l’analyser et la confronter. L’ouvrage L’Évolution de la technologie de George Basalla entreprend un tel travail et conclut tout d’abord que la nécessité est une notion relative. Ce qui est un besoin pour un individu, une génération ou une classe sociale peut être un luxe ou une inutilité pour un autre.

À partir de ce constat, on peut concevoir l’idée qu’il est possible de distinguer les faux besoins des vrais et même d’établir une liste universelle des besoins. Il devient alors envisageable de comprendre une culture, voire une technologie, en se fondant sur une telle liste. Selon l’approche structuraliste, chaque produit qui émerge — y compris les produits culturels et artistiques — est le résultat d’un effort visant à répondre à un besoin et remplit une fonction. En revanche, pour les partisans de la théorie biologique, les activités religieuses, artistiques ou scientifiques n’ont qu’un lien très faible (si tant est qu’il existe) avec l’instinct de survie humain. Même les activités agricoles et la construction d’abris ne sont que faiblement reliées aux besoins biologiques.

La première des approches détaillées par Basalla, l’approche structuraliste, suit la même voie que Marx, Bergson et Mounier, en partant du principe que la production commence par l’identification d’un besoin : « Une chose a été produite parce qu’elle était nécessaire. » La seconde approche, en revanche, affirme : « Elle a été produite, mais elle n’était pas nécessaire. » Dans son ouvrage, Basalla tente d’expliquer la relation entre besoin et invention en modifiant leur séquence. Ce qui est nécessaire ou superflu pour nous n’est pas d’abord déterminé par la nature humaine, mais par le langage ou la culture, et nos jugements à ce sujet suivent cette décision. La biologie, quant à elle, ne décide pas de ce qui est possible, mais seulement de ce qui est impossible.

Lorsque la relation entre besoin et invention est inversée dans une telle perspective, on en arrive à la conclusion que la technologie ne répond à aucun besoin. José Ortega y Gasset confirme ce constat : « La technologie est superflue. Elle était aussi superflue à l’âge de pierre qu’elle l’est aujourd’hui. » D’un autre côté, bien qu’elle soit superflue, la technologie progresse rapidement. Cela s’explique par le fait que la liste des besoins s’élargit à un rythme tout aussi rapide.

Si la technologie ne répond pas à une liste de besoins, mais suit plutôt une liste de ce qui est perçu comme des besoins, on peut alors se demander sur quoi repose la formation de cette seconde liste. Par exemple, pourquoi les pyramides étaient-elles nécessaires pour les Égyptiens, les statues pour les Grecs, les traîneaux pour les Mésopotamiens, et les taxis pour les habitants de New York ? Est-ce simplement une question de différences linguistiques et culturelles ?

Dans La Technique ou l’enjeu du siècle, Jacques Ellul explique la relation entre besoin et invention en empruntant la voie suivie par Basalla : tandis que les outils simples sont le résultat de besoins naturels, la technologie, elle, ne correspond à aucun groupe de besoins. Par conséquent, les progrès réalisés par la technologie ne sont pas dus à une liste de besoins qui s’élargit. La technologie est née et s’est développée parce qu’elle était possible. Le besoin et l’usage viennent après. L’exemple le plus frappant de cette thèse est peut-être l’invention de la bombe atomique. Cet objet, qui ne répond à aucun besoin humain, a conduit le célèbre politologue français Jacques Soustelle à déclarer : « Elle a été jugée nécessaire parce qu’elle était possible. » Cette phrase peut être lue comme une clé expliquant toutes les étapes de l’univers technique. Ainsi, la technologie est un système en circuit fermé qui exclut les besoins et les décisions humaines. Si le terrain et le résultat de la possibilité sont technologiques, alors la relation entre technologie et liberté doit être repensée.

Premièrement, l’idée que ce n’est pas le besoin qui engendre la technologie, mais la technologie qui engendre le besoin, contredit l’idée marxiste selon laquelle la technologie libère. Si nos demandes s’adaptent à l’offre plutôt que l’offre à nos demandes, nous pourrions bien être confrontés à un espace de liberté de plus en plus restreint. L. J. Terlizzese formule cette restriction ainsi : « Quand tout est possible, rien ne l’est. » Lorsque la technologie crée un besoin à partir de la possibilité, la capacité de l’être humain à discerner ce qui est nécessaire de ce qui ne l’est pas s’affaiblit. De plus, lorsque la nécessité d’une chose est présumée, les jugements moraux à son sujet sont facilement suspendus. En effet, si quelque chose est accepté comme nécessaire, les questions morales sur son utilisation ou son obtention deviennent rarement un sujet d’investigation.

À ce stade, où la question du « pourquoi » se tait pour laisser place à celle du « comment », il n’est plus possible de parler de liberté. Deuxièmement, un jugement sur la nécessité d’une chose pousse celui qui porte ce jugement à faire des efforts pour l’obtenir. Ainsi, la nécessité se transforme en un but illusoire. Mais dans son sens véritable, le but (telos) ne fait pas référence à une telle causalité linéaire et la dépasse. Alors que la nécessité trace des limites, le but cherche à les transcender.

Un être humain n’est libre que lorsqu’il montre la volonté de ne pas obtenir une chose jugée nécessaire, bien qu’il ait la possibilité de le faire. Cette nécessité englobe non seulement ce qui est artificiel (ce que la technologie offre), mais aussi ce qui est naturel (ce que notre nature exige). L’homme commence à se libérer non pas en se soumettant à sa nature, mais en lui résistant. C’est à ce moment-là qu’il s’attache à la corde d’or et commence son ascension vers le sommet de la montagne.