La Statue du général russe sur le Monument de Taksim est-il l’assassin d’Enver Pacha ?

Ce monument, érigé en 1928 au cœur d’Istanbul, à une époque où Mustafa Kemal n’était pas encore venu à Istanbul et où la place Taksim était encore vide, avec un budget considérable, représente non seulement une récompense accordée à la Russie en échange de la reconnaissance du régime kémaliste, mais aussi une sorte de glorification du fait qu’Enver Pacha et d’autres dirigeants ottomans aient été livrés aux assassins arméniens sous la surveillance de la Russie soviétique.
avril 11, 2025
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Ce monument, érigé en 1928 au cœur d’Istanbul, à une époque où Mustafa Kemal n’était pas encore venu à Istanbul et où la place Taksim était encore vide, avec un budget considérable, représente non seulement une récompense accordée à la Russie en échange de la reconnaissance du régime kémaliste, mais aussi une sorte de glorification du fait qu’Enver Pacha et d’autres dirigeants ottomans aient été livrés aux assassins arméniens sous la surveillance de la Russie soviétique.

 

 L’épuration des Unionistes, les accords anglo-russo-turcs et le monument de Taksim

Le Monument de la République à Taksim, l’un des symboles majeurs d’Istanbul, est un édifice représentant le processus de fondation de la République de Turquie ainsi que les acteurs de cette période. Conçu et réalisé en 1928 par le sculpteur italien Pietro Canonica, le monument a été inauguré à l’occasion du cinquième anniversaire de la fondation de la République. Parmi les figures représentées sur le monument, juste derrière Mustafa Kemal, İsmet İnönü et Fevzi Çakmak, se distinguent deux généraux russes : Mikhaïl Frunze et Semion Aralov.

Dans cet article, nous allons examiner les relations entre Mustafa Kemal, Frunze et Enver Pacha, ainsi que le processus ayant conduit à l’érection de ce monument.

Les années 1920 furent non seulement témoins de l’effondrement de l’Empire ottoman, mais également du démantèlement systématique des dernières élites politiques ottomanes. Au cœur de cette épuration se trouvaient notamment Talat, Enver, Cemal et Sait Halim Pacha. Ces figures étaient perçues comme des rivaux par le gouvernement d’Ankara, qui constituait le noyau du nouveau régime, mais elles devinrent aussi les victimes des accords conclus et du partenariat stratégique établi entre la Grande-Bretagne et l’Union soviétique. Le 15 mars 1921, Talat Pacha fut assassiné à Berlin lors d’un attentat. Fait troublant : dès le lendemain, soit le 16 mars 1921, un accord commercial anglo-soviétique était signé à Londres, tandis qu’un traité entre la Turquie et la Russie était simultanément signé à Moscou.

La signature de ces deux accords et les assassinats survenus peu après montrent clairement que les Britanniques et les Russes s’étaient entendus au sujet de la Turquie autour de la personne de Mustafa Kemal, et qu’une décision avait été prise pour éliminer les Unionistes.

Le traité de Moscou signé entre la Turquie et l’Union soviétique fut le tout premier accord conclu avec une puissance étrangère visant à assurer la reconnaissance internationale du gouvernement d’Ankara en Anatolie. L’assassinat de Talat Pacha, survenu la veille de ce traité, fut suivi de celui de Said Halim Pacha, tué lors d’un attentat à Rome le 5 décembre 1921. Puis, le 21 juillet 1922, ce fut au tour de Cemal Pacha, assassiné à Tbilissi. Bien qu’il ait exprimé sa loyauté à Mustafa Kemal, souhaité collaborer avec le gouvernement d’Ankara, et même rapporté ses échanges avec Enver Pacha, il partagea le même sort que les autres. Le dernier maillon de cette chaîne fut Enver Pacha lui-même. Il tomba en martyr le 4 août 1922 au Tadjikistan lors d’une ultime attaque qu’il mena avec un petit groupe de soldats contre l’Armée rouge.

Bien que ces morts puissent sembler être le fruit de la vengeance de quelques militants arméniens, ou comme dans le cas d’Enver Pacha, survenues lors d’un affrontement armé, le silence du gouvernement d’Ankara tout au long de ce processus soulève des interrogations. En effet, aucune démarche diplomatique, ni protestation, ni même une simple question n’a été adressée à l’Allemagne, à l’Italie ou à la Russie concernant ces assassinats. L’absence totale de demande d’enquête renforce les soupçons d’un accord tacite ou d’une entente préalable. Des indices de cette entente peuvent être perçus lors de la visite à Ankara du général russe Frunze, le 22 décembre 1921.

Lors de ces entretiens, en plus des aides en armes, en argent et en logistique accordées à Mustafa Kemal Pacha contre l’occupation grecque, la question d’Enver Pacha fut également abordée. Frunze déclara que les Soviétiques entretenaient des relations amicales avec Enver Pacha, que l’Internationale communiste l’avait soutenu financièrement non pas pour qu’il agisse en Anatolie, mais pour mener des activités dans d’autres pays musulmans d’Orient, et qu’il ne représentait aucune menace pour le gouvernement d’Ankara. (1)

Par la suite, Mustafa Kemal prit la parole pour exposer à Frunze la situation actuelle de l’armée turque. Il expliqua que l’ancienne armée avait été désarmée et dissoute après l’armistice, et qu’ils avaient constitué une nouvelle armée sur des principes et des bases entièrement différents. Il souligna que cette armée était composée de membres restés fidèles à la défense de la patrie au sein de l’ancienne armée, ainsi que de personnes issues des masses laborieuses et paysannes

À la fin de son discours, Mustafa Kemal montra au général deux lettres qu’il avait reçues de Cemal Pacha. (2) Dans la première lettre, concernant Enver Pacha, Cemal Pacha recommandait en résumé de faire la paix avec lui et de l’employer dans des affaires extérieures à la Turquie. Dans la seconde, il décrivait Enver Pacha comme un aventurier en marche vers Boukhara et Ferghana, affirmant qu’il allait y provoquer des soulèvements, soulignant les nuisances de ses activités à Boukhara et prédisant son échec final.

Lors des entretiens, à la suite des explications de Mustafa Kemal Pacha concernant la question d’Enver Pacha — sujet qui alimentait la méfiance croissante de la Turquie envers la Russie soviétique — Frunze, convaincu par les informations qui lui furent fournies, promit à Mustafa Kemal Pacha qu’à son retour à Moscou, il s’efforcerait de faire cesser le soutien de la Russie à Enver Pacha et de faire révoquer définitivement les privilèges qui lui avaient été accordés. (3) Toutefois, cette question fut en réalité résolue par le fait qu’Enver Pacha, après avoir appris l’accord entre les Britanniques et les Russes, anticipa les événements, se rendit au Turkestan et lança une révolte contre la Russie soviétique.

En fin de compte, le soutien des Soviétiques à Enver Pacha avait été présenté au général comme un facteur de perte de confiance, et Frunze avait promis que ce soutien serait coupé. En effet, Enver Pacha fut tué en martyr le 4 août 1922 au Tadjikistan par l’Armée rouge soviétique.

Mais qui était le général Frunze ? Il était le commandant du front du Turkestan de l’Armée rouge soviétique et avait visité Ankara en 1921 pour rencontrer Mustafa Kemal. L’ensemble du territoire du Turkestan avait été envahi et rattaché à l’Union soviétique par Frunze avec une armée composée de Dashnaks arméniens. La capitale du Kirghizistan, Bichkek, porta même le nom de Frunze durant la période soviétique (de 1926 à 1991), en mémoire de ce chef militaire bolchevique.

Quant à Aralov, il fut le tout premier ambassadeur de l’Union soviétique à Ankara, en poste de 1922 à 1923.

Voici l’histoire des deux généraux soviétiques se tenant juste derrière Mustafa Kemal sur le monument de Taksim, et les raisons de leur présence sur cette œuvre. Une matérialisation pérenne, une consécration sculptée de l’accord politique conclu entre la Grande-Bretagne, la Russie et la Turquie, qui s’est soldé par l’élimination d’Enver Pacha et de ses compagnons.

Ce monument, érigé en 1928 au cœur d’Istanbul, à une époque où Mustafa Kemal venait à peine d’arriver dans la ville et où la place Taksim était encore vide, fut construit avec un budget conséquent. Il représente, au-delà d’une récompense offerte à la Russie en échange de la reconnaissance du régime kémaliste, une sorte de glorification du sacrifice d’Enver Pacha et d’autres leaders ottomans, livrés sous la surveillance de la Russie soviétique aux assassins arméniens.

Difficile de dire si la gauche turque choisit la place Taksim pour célébrer le 1er mai à cause de cette obscure coopération russo-turque dans l’histoire récente. Ce qui est en revanche certain, c’est que le régime a fait un choix délibéré en élevant un monument qui assombrit l’esprit de la guerre d’indépendance — remportée grâce aux cadres unionistes, en particulier celui d’Enver Pacha — ainsi que celui de l’hymne national, composé par Mehmet Akif Ersoy, ami proche d’Enver Pacha.

Notes de bas de page :

  • La visite du général M. V. Frunze en Turquie et le Traité d’amitié et de fraternité Turquie-Ukraine de 1922, Burcu Özcan Erdal.
  • Lettre de Cemal Pacha à Atatürk – 16 novembre 1921, depuis Moscou :

« …Si je ne parviens pas à faire revenir Enver Pacha de Boukhara, je compromettrai tout le travail que j’ai accompli depuis un an et demi. Je fais tout mon possible, de toutes mes forces, pour y parvenir. »

Lettre de Cemal Pacha à Mustafa Kemal Pacha, datée du 16 novembre 1921 :

Cette lettre a été écrite par Cemal Pacha à Mustafa Kemal Pacha le 16 novembre 1921, alors qu’il quittait Moscou, où il avait séjourné cinq semaines, pour se rendre en Allemagne. Il y mentionne avoir bien reçu la lettre de Mustafa Kemal Pacha datée du 10 juillet 1921, et qu’il a été encouragé d’apprendre que ses activités avaient été appréciées par le Conseil des ministres. Il y affirme également qu’il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher les activités d’Enver Pacha à Boukhara.

Lettre de Cemal Pacha à Mustafa Kemal Pacha :

« Mon frère Mustafa Kemal Pacha,

J’ai lu avec une grande joie votre lettre datée du 10 juillet. Le fait que mes modestes efforts aient été jugés dignes d’estime par le Conseil des ministres m’a donné un immense courage et une confiance précieuse pour mes actions futures. Vous pouvez être assuré qu’un jour très proche, un éveil général digne d’admiration et de respect surgira dans l’environnement islamique d’Asie centrale, et que les anciens ennemis, devenus tributaires de la majestueuse souveraineté nationale que l’Anatolie fera naître, seront contraints de la révérer et de l’honorer.

Je vous exprime tout particulièrement ma gratitude pour votre bienveillance envers les amis qui travaillent à mes côtés. Pour ne pas m’étendre davantage, permettez-moi de vous dire en une phrase que votre lettre du 10 juillet m’a profondément touché et sincèrement reconnaissant. À présent, je ressens au fond de mon cœur un immense élan de courage quant à mes initiatives à venir.

Vous aurez compris par mes nombreuses lettres et communications que j’étais sur le point d’arriver à Moscou, et que j’y suis bien arrivé. J’écris cette lettre alors que je m’apprête à quitter Moscou. J’y suis resté exactement cinq semaines. Durant ce laps de temps, mes actions, mes démarches, et ce que j’ai réussi à accomplir sont parfaitement expliqués dans une lettre détaillée que j’ai adressée à Son Altesse l’Émir d’Afghanistan. Je vous en joins une copie. Le mémorandum, dont je joins également une copie, illustre très clairement la manière dont je me suis exprimé face aux Russes.

Mes réflexions sur les dernières initiatives d’Enver Pacha sont également perceptibles dans ma dernière lettre à lui et dans celle que j’ai envoyée à l’Émir. Si je ne parviens pas à faire revenir Enver Pacha de Boukhara, tout le travail de ces dix-huit derniers mois sera réduit à néant. Je fais tout mon possible, avec la plus grande vigueur, pour y parvenir.

Je suis sur le point d’éloigner Halil, Küçük Talat et, en résumé, tous les membres de l’entourage d’Enver de la région du Caucase. Ainsi, vous serez débarrassé d’une initiative qui vous dérange et qui risquait sérieusement de compromettre les affaires. Je ne pourrai vous informer de l’issue définitive de l’entreprise de Boukhara qu’une fois arrivé à Berlin.

Je ne sais quand cette lettre vous parviendra. Si vous répondez directement à Moscou, je vous en serai reconnaissant. Vous aurez obtenu auprès de Süreyya Bey les informations nécessaires sur le nombre et les noms des officiers spécialistes que je souhaite. Si vous pouviez les envoyer, cela faciliterait grandement mes affaires.

Je transmets mes salutations respectueuses à Fethi et aux autres compagnons. Je vous embrasse, mon frère.

Ahmet Cemal »

  • Mikhaïl Vassilievitch Frunze (1885–1925), Doç. Dr. Yavuz Aslan

 

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