Les temps où nous satisfaisions la majeure partie de nos besoins par notre propre production et le reste chez l’épicier du quartier, au marché ou sur la place du village sont révolus. Aujourd’hui, nous obtenons tout – y compris des produits dont nous ne savons même pas s’ils sont réellement nécessaires – dans les supermarchés de chaîne ou via des commandes passées depuis nos téléphones. Nos « besoins », les moyens de les satisfaire et nos modes de consommation ont complètement changé. Ce bouleversement, qui influence profondément notre vie sociale, politique, économique et même culturelle, semble à première vue faciliter la vie, élargir nos choix et accroître notre bien-être. Pourtant, la réalité est bien différente.
Les ménages autosuffisants et les petits producteurs perdent chaque jour de leur force et deviennent de plus en plus dépendants. Avec la mondialisation, la concurrence des économies d’échelle et la rapidité du numérique, un nombre restreint de personnes, propriétaires de multinationales, ne cessent d’accroître leur capital et leur pouvoir. Si l’on gratte un peu sous l’image « facilitatrice » de ce système, soigneusement construite par l’industrie publicitaire, il devient plus clair de voir qui en profite et qui en est victime. À l’échelle locale et même nationale, les producteurs perdent du terrain face aux multinationales : certains réduisent leur activité, d’autres sont absorbés par ces grandes structures, et beaucoup disparaissent complètement du marché.
Les technologies financières et le commerce en ligne, conçus pour créer de nouveaux besoins et stimuler davantage la consommation, imposent souvent aux consommateurs finaux des coûts invisibles. Présenté comme l’unique alternative pour assurer le bien-être de l’humanité, le libre marché devient chaque jour plus inéquitable. Cette injustice ne se limite pas au domaine économique ; elle s’étend également à la société, à la politique et à la culture.
Le système appelé « marché libre » est en réalité un mécanisme qui permet aux entreprises multinationales d’exploiter les avantages des économies d’échelle pour produire à faible coût et en grande quantité. Ainsi, elles contrôlent les prix du marché, exercent une pression sur leurs concurrents et les éliminent bien souvent complètement.
L’un des meilleurs exemples de ce mécanisme s’est produit aux États-Unis. Walmart, la plus grande chaîne de distribution du pays, et peut-être même du monde, a signé des accords avec de grands fournisseurs lui permettant de vendre des produits à des prix bien inférieurs à ceux des commerces locaux. Résultat : les petites épiceries et supérettes ont progressivement fermé leurs portes. De manière similaire, Amazon, géant américain du commerce en ligne, a commencé par le secteur du livre avant d’étendre son empire à presque tous les domaines, provoquant ainsi de nombreuses faillites et destructions d’entreprises. Aujourd’hui, des processus similaires ont eu lieu ou sont en cours dans de nombreux pays, y compris en Turquie.
En Turquie, nous faisons tous l’expérience, dans notre vie quotidienne, de l’impact des chaînes de supermarchés, communément appelées « les trois lettres », sur les petits commerçants. Dans les années 1990, on estimait à plus de 200 000 le nombre d’épiceries de quartier dans le pays. Aujourd’hui, ce chiffre est tombé en dessous de 30 000. Il n’est pas difficile d’imaginer les effets d’une telle transformation économique sur les économies locales, l’emploi et la perte de revenus des ménages.
Un phénomène similaire touche malheureusement aussi le secteur agricole. De grands groupes agroalimentaires mondiaux comme Nestlé, Monsanto et Coca-Cola, grâce à leur capital, leur volume de production et leurs capacités logistiques, excluent rapidement les petits agriculteurs et producteurs du marché. Les producteurs locaux, qui auparavant pouvaient vivre de leur activité, ne parviennent plus à faire face à l’augmentation des coûts et aux prix imposés sur le marché. En Turquie, comme on l’observe particulièrement dans l’élevage, la production finit par passer entre les mains de grandes entreprises. Cette évolution représente un risque majeur pour la sécurité alimentaire, l’emploi et l’autosuffisance des populations rurales.
En tant que consommateurs, nous ne sommes pas pleinement conscients de tout ce qui se passe en coulisses dans ce processus. Par exemple, la croissance rapide du commerce en ligne peut sembler nous offrir des choix illimités et des prix plus bas. Pourtant, chaque nouveau système apporte avec lui de nombreux coûts cachés.
À l’échelle mondiale, des plateformes comme Amazon et Alibaba, et à l’échelle nationale, diverses autres plateformes de vente en ligne, influencent fortement les consommateurs par le biais de la publicité et des promotions. Ceux-ci ignorent souvent l’impact des frais cachés liés aux outils de paiement numériques, aux taxes supplémentaires, ainsi qu’aux coûts de livraison et de logistique répercutés sur les prix des produits. De plus, les conditions de travail difficiles et précaires imposées aux employés de ces plateformes en raison d’une concurrence féroce sont rarement mises en avant. Mais le risque le plus grand est que, lorsque les petits commerçants et les magasins locaux disparaissent progressivement, ces plateformes de commerce électronique devenues monopolistiques utilisent leur position dominante pour augmenter les prix. Initialement compétitives grâce à des tarifs bas, elles n’hésiteront pas à facturer chaque service séparément une fois qu’elles auront éliminé toute concurrence, rendant ainsi leurs offres bien plus coûteuses que celles des petits commerçants.
Les entreprises multinationales et les plateformes numériques n’affectent pas seulement les petits producteurs et les consommateurs. L’environnement économique qu’elles façonnent influence tous les aspects de la vie sociale. Leur impact est particulièrement visible dans les secteurs culturels tels que le cinéma, la musique, le livre et la littérature, où les plateformes mondiales exercent une influence de plus en plus marquée.
De plus, l’influence de ces grandes entreprises sur la politique des États ne peut être ignorée. Leur impact s’étend des politiques douanières, fiscales et d’incitation économique jusqu’à la liberté d’expression, les élections et même le changement des gouvernements. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’exemple le plus frappant est la tentative d’influence politique à grande échelle menée par l’homme d’affaires américain Elon Musk à travers sa plateforme numérique. Lorsque le capital, la production et la technologie se combinent, ils génèrent une puissance incontrôlable, impossible à restreindre ou à réguler. Dans les conditions actuelles, il semble peu probable que les États-nations, devenus fortement dépendants économiquement et ayant perdu – ou, au mieux, affaibli – leur autonomie, puissent s’opposer à cette force.
Les campagnes menées par les géants technologiques comme Apple, Amazon, Google, Facebook et X contre les restrictions imposées par l’Union européenne, ainsi que l’utilisation massive de leurs bases de données dans les élections américaines, illustrent parfaitement l’ampleur du problème.
Le pouvoir du capital mondial et des entreprises multinationales redéfinit les États-nations et les sociétés. Et ce ne sont pas seulement les pays relativement pauvres ou en développement qui en subissent les conséquences. Même les nations développées comme les États-Unis, qui sont à l’origine de ces entreprises, en sont directement affectées. Les inégalités sociales s’aggravent, la polarisation politique s’intensifie et la souveraineté des États s’affaiblit.
Alors, lumière à tout cela, posons la question avec l’un des slogans les plus courants de l’industrie publicitaire : avons-nous réellement la liberté de choisir, ou nous contentons-nous simplement de sélectionner parmi les options limitées qui nous sont imposées ?
L’avenir dépendra de la manière dont les individus, les sociétés et les États résisteront à cette accumulation de pouvoir globalisé. Ce ne sera pas facile, mais peut-être que l’humanité pourra répondre par un modèle économique durable, fondé sur des économies locales autonomes, un commerce équitable et une consommation intelligente basée sur des besoins réels. Qui sait…