Le désir de puissance et le sentiment d’impuissance
Le tout premier outil utilisé par l’être humain a été un autre être humain. Pour maîtriser la nature, il a fallu domestiquer les animaux, sélectionner et cultiver les plantes, labourer la terre, exploiter les forêts, les minerais, les eaux, le feu. Cela a toujours nécessité du travail humain. Et, d’une certaine manière, un groupe d’humains, inspiré par la domestication des animaux et des plantes, a aussi domestiqué d’autres humains pour en faire ses serviteurs, instaurant ainsi l’inégalité entre les hommes.
En domestiquant la femme, l’homme a découvert qu’un autre être humain pouvait aussi être asservi. Depuis lors, l’histoire humaine a été marquée par une division inégalitaire entre maîtres (possédants) et esclaves (possédés), puis entre gouvernants et gouvernés, puissants et faibles, supérieurs et inférieurs. Les relations entre ces groupes, la manière de répondre aux besoins de l’esclave, l’usage de son corps, les règles de cette dépendance et ses conséquences sont devenus les sujets centraux. La propriété, le droit, l’État et les religions institutionnelles sont nés de la nécessité d’organiser ou de limiter ces relations, de les rendre plus justes et plus équitables. Les guerres, conflits, conquêtes et invasions ont aussi pour origine ces contradictions historiques.
Mais le résultat le plus effrayant de cette tragédie historique, c’est l’intériorisation de ce système par les humains. Ils l’ont perpétué comme une loi universelle, et pour ne pas en incarner la partie faible et passive, ils ont codé le désir d’être maître, en imitant l’archétype du maître, comme but ultime de la vie. Chaque enfant naît au sein de cet héritage génétique, et cherche dans sa famille, sa société, dans le monde, des formules pour échapper à ces relations injustes, devenues normales et banales. La formule la plus connue est de se libérer de l’esclavage en devenant maître, en vivant comme un maître. L’esclave n’est alors plus seulement esclave du maître, mais aussi esclave de la relation maître-esclave elle-même. « Tu es esclave de ce que ton âme désire » (C. G. Jung).
Le désir d’être maître est un désir de puissance. C’est vouloir posséder le pouvoir, l’accumuler. Interroger cette tragédie historique-universelle et imaginer un monde sans maîtres ni esclaves est resté l’affaire de quelques esprits marginaux et anticonformistes. L’appel du monothéisme abrahamique-hanif à ne vénérer qu’un seul Dieu n’est pas une question de choix divin ou de théologie, mais une invitation au retour à l’essence d’Adam, à son caractère égal et libre. La cause de Moïse, Jésus et Mohammed est un rejet de la servitude de l’homme envers l’homme. Tandis que les maîtres craignaient cet appel, les esclaves faisaient semblant d’y répondre, mais ont fini par adorer Dieu comme on adore un maître. Ils ont ainsi dilué l’essence révolutionnaire de cet appel en la transposant au plan métaphysique, avec les attentes irresponsables d’une âme servile.
Tenter d’échapper à l’esclavage en devenant maître est le choix dramatique des individus faibles, marqués par une génétique ayant intégré la servitude. Car ce caractère est faible dans ce qui fait la substance adamique : la faculté de choisir et d’assumer ses choix, autrement dit, le sens des responsabilités. Les barrières dans la tête de l’individu sont souvent plus fortes que celles du dehors. C’est pourquoi ces personnes choisissent le chemin le plus facile, le plus irresponsable. Dans les récits mythologiques et religieux, dans les contes, épopées, et les films ou séries qui s’en inspirent, les représentations les plus répandues du paradis, du salut, de la richesse, du pouvoir, décrivent une vie sans effort, sans peine, avec un plaisir absolu. L’esclave pense que le maître vit ainsi, et cherche à accéder à cette splendeur ici-bas ou, sinon, dans l’au-delà. Le système des castes en Inde, forme la plus ancienne, la plus organisée et institutionnalisée de la relation maître-esclave, repose sur la croyance de la réincarnation. Cette croyance — selon laquelle on pourrait renaître dans une caste supérieure — a influencé l’idée du paradis dans les versions chrétiennes et islamiques : une compensation future d’un monde injuste, obtenue non par l’action concrète mais par un retournement du destin.
Cependant, la plupart de ceux qui croient cela découvrent tôt ou tard qu’il est possible de vivre un peu comme au paradis dès cette vie, avec un certain effort. Ils consacrent alors leur existence entière à cette quête.
Le rêve de l’humanité de vivre au paradis a produit une confusion : considérer la cause de l’expulsion du paradis comme le moyen d’y retourner. Pour ces personnes, vivre éternellement comme au paradis passe par l’acquisition du pouvoir. Elles essaient alors de surmonter leur faiblesse, de combler leurs manques, d’atteindre leurs objectifs en accumulant du pouvoir. C’est là le résultat d’une mauvaise définition du pouvoir. Cette quête de puissance extérieure est trompeuse. Tout être humain qui se détourne de sa propre essence, de son cerveau, de son cœur, poursuit des désirs causés par des facteurs externes, et devient ainsi plus faible encore.
Tout se passe en réalité dans l’esprit et le cœur de l’homme. Les enseignements divins, qui insistent sur la connaissance de soi comme point de départ de toute chose, ne parviennent pas à résister aux nécessités cruelles du monde concret, aux injustices et souffrances. Pour la majorité des gens à l’âme servile, à la personnalité faible, le retour à l’essence divine, la purification spirituelle, la maturité intérieure, la connaissance de soi, de Dieu et de ses propres limites ne sont qu’un secours occasionnel, un pouvoir de réserve utilisé en cas de besoin. Très peu de personnes dans l’histoire ont pu répondre sincèrement à cet appel, et la majorité, lasse de la course au pouvoir, finit par vouloir se retirer du monde — physiquement ou spirituellement.
Purification et Séparation
Les personnes vertueuses, en se détachant du tumulte insensé de cette décharge humaine, se purifient en réalité de cette déviation historique inscrite dans la génétique humaine : des relations inégalitaires et des formes d’existence illusoires, des paradis de fausse maîtrise, des désirs et des volontés de puissance fallacieux. La purification s’accomplit par la foi, la piété et la moralité, c’est-à-dire en se limitant, en se disciplinant et en se renouvelant constamment par sa propre volonté et son propre effort.
Les individus à l’esprit servile, en revanche, choisissent une séparation similaire non pas pour devenir plus libres ou authentiques, mais pour vivre davantage comme des maîtres. La plupart des gens s’efforcent de se distinguer non pas en se purifiant des traits qu’ils méprisent, mais en se séparant des personnes qu’ils considèrent comme portant ces traits dégradants. C’est à la fois plus facile, moins coûteux et plus égoïste. Se connaître, se comprendre et s’efforcer de se transformer requiert un caractère élevé et une grande vertu. C’est cela la véritable élévation. Mais se distinguer en rabaissant les autres, croire s’élever en se séparant des autres, est l’erreur la plus dramatique de l’humain. « Les gens accordent de la valeur aux choses qui s’élèvent rapidement dans le monde. Mais rien ne s’élève aussi vite que la poussière et les plumes. » (Horace Mann)
Le pouvoir, c’est-à-dire les moyens qui libèrent l’humain de la dépendance à la nature et à d’autres causes, est perçu par ces individus au caractère faible comme une opportunité de s’élever, de se distinguer. Le pouvoir, l’argent, la propriété, les armes, certaines compétences particulières, le savoir, voire parfois une caractéristique différente, sont pour ces personnes des sources de puissance. Ou plutôt, pour les personnes au caractère faible, ce sont des outils d’ascension. Et ces pouvoirs sont les équipements nécessaires pour se distinguer des autres, se sentir supérieur aux autres et les dominer. Car pour la majorité des individus à l’esprit servile, c’est ainsi, et en réalité, ils croient faire ce qui est juste. Car le monde actuel tourne sur cette perception démoniaque du pouvoir.
La dialectique maître-esclave a codifié la maîtrise comme la possession de ces pouvoirs, et l’esclavage comme le service à ces possesseurs. Mais comme Hegel a tenté de l’expliquer avec le concept de conscience malheureuse, en réalité, les maîtres sont plus malheureux que les esclaves car ils sont condamnés à la continuité de cette dialectique. « Le bouffon est plus intelligent que le roi, car il sait qu’il joue un rôle, tandis que le roi se croit réel. La sagesse de la stupidité révèle la stupidité du sage. Ainsi, le pouvoir du bouffon réside dans sa faiblesse. Ils sont libres dans la mesure de leurs incapacités. » (Terry Eagleton)
Cette perception du pouvoir, c’est-à-dire les biens, la propriété, la position, la renommée, le savoir qui rendent les gens supérieurs dans un monde inégalitaire, impose un fardeau à chaque caractère. Elle fait ressortir ce qui est à l’intérieur. Elle révèle ce que chacun porte en lui. Car le pouvoir, la position, la propriété, l’argent, l’autorité, le savoir, la violence ne sont pas en réalité le pouvoir lui-même, mais un révélateur, un test décisif qui dévoile l’humain, son essence, ses origines, fait tomber ses masques. Lorsqu’un pouvoir non mérité et insupportable est imposé à un caractère faible, les individus stériles s’effondrent intérieurement, ceux ayant un passé traumatique cherchent la vengeance, les caractères faibles et complexés deviennent presque ivres, les ambitieux deviennent cruels. Ces détenteurs de pouvoir perdent peu à peu leurs caractères, leurs compétences, leurs qualités, leurs moralités, leurs valeurs, c’est-à-dire leurs véritables sources de puissance qui les rendaient humains, ils s’émoussent, deviennent antipathiques. Leur éclat facial s’éteint, la lueur humaine dans leurs yeux s’affaiblit, leurs âmes perdent leur vitalité, leurs cœurs se durcissent. Ils deviennent aveugles, sourds, insensibles. En effet, il a été dit que la valeur que Dieu accorde à l’argent est mesurée par ceux à qui il le donne.
Les détenteurs de pouvoir ne peuvent pas gérer les pouvoirs qui dépassent leurs capacités. C’est pourquoi ils jouent davantage de rôles avec plus d’efforts. Au bout d’un moment, leurs rôles deviennent leur personnalité. Dostoïevski dit : « J’ai épuisé ma force en luttant contre la faiblesse en moi. »
Le plus tragique, c’est qu’il n’y a pas de retour en arrière à partir de ce point. Ceux qui remplacent leur caractère par le pouvoir ne peuvent plus redevenir normaux, ne peuvent plus être des êtres authentiques. Par conséquent, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est s’efforcer d’accumuler davantage de pouvoir pour assurer l’éternité de ce pouvoir. Mais il n’y a plus d’équilibre, de cohérence, d’authenticité, de sincérité, et ils deviennent des mensonges, des pillages en marche.
Le professeur a appelé un étudiant à la chaire :
- Explique le cours, dit-il.
L’étudiant a commencé à expliquer.
- Maintenant, monte sur la chaire et continue.
L’étudiant est monté sur la chaire et a poursuivi.
- Place une chaise sur la chaire, monte dessus et continue.
L’étudiant a obéi et a continué son exposé.
- Maintenant, mets un tabouret sur la chaise, monte dessus et continue…
L’étudiant, devant désormais faire attention à son équilibre pour ne pas tomber, a commencé à perdre en cohérence, ses propos devenant de plus en plus incohérents.
Le professeur conclut alors la leçon ainsi :
- Plus l’homme s’élève, plus ses paroles deviennent incohérentes, car à un certain point, le cerveau ne se concentre plus sur ce qu’il dit, mais sur la manière de ne pas tomber de l’endroit où il se trouve.
Donne-moi un esclave
Le désir excessif de pouvoir est en réalité l’expression d’un manque, d’une faiblesse, d’une infirmité, d’une incomplétude. Le besoin de puissance est une habitude des personnalités narcissiques, et derrière le narcissisme se cachent une enfance privée d’amour et un caractère à l’estime de soi fragile. Ceux qui souffrent de ce vide intérieur tentent de le dissimuler par une arrogance exagérée, une obsession du statut et de la richesse, et au bout du compte, par une autorité autoritaire et dominatrice qui traduit une haine de l’autre, par une ruse égoïste et par une volonté non pas de réussir mais de vaincre, de dominer sans cesse. Tous ces efforts désespérés, à bien y regarder, sont les manifestations d’une faiblesse diabolique, pitoyable et misérable ; ils sont la source du mensonge, d’un idéalisme faux, et d’une religiosité hypocrite. Et ce désir de domination qui cherche perpétuellement à se justifier se régénère sans cesse jusqu’à la mort. « Ce que l’on prend pour de l’idéalisme est souvent de la haine déguisée ou de l’amour du pouvoir sous un autre visage », disait Bertrand Russell.
Le trait principal des personnes éprises de pouvoir est le désir de dominer autrui, de le diriger, de décider en son nom, de l’écraser ou de l’anéantir. Elles utilisent le pouvoir qu’elles détiennent moins pour satisfaire leurs désirs personnels que pour atteindre ces objectifs. Car la plupart de ces individus possèdent un “gène d’esclave”. Leur haine de l’esclavage — ou plutôt de leur propre esclavage — se projette dans leur haine des autres esclaves. Le sentiment d’infériorité est à la source de toutes les cruautés. Dans toute relation où un humain est asservi par un autre, il y a la trace d’un complexe d’infériorité, nourri par cette haine et ce manque d’amour — c’est-à-dire une hostilité envers autrui et, en vérité, envers Dieu lui-même.
Un jour, un maître sauve la vie de son esclave. Pour le récompenser, il l’affranchit et lui dit : « Demande-moi ce que tu veux ». L’esclave lui répond : « Donne-moi un esclave ». L’esclave est affranchi, il obtient du pouvoir, mais l’ignorance de la liberté, l’incapacité à gérer ce pouvoir le pousse cette fois dans un autre abîme. L’incapacité à gérer la puissance est le fruit d’une méconnaissance de la liberté. La plupart des tyrans naissent ainsi parmi ceux qui, issus de l’esclavage, sont devenus puissants. « Le pouvoir absolu rend fou celui qui le détient. Et la raison en est qu’il ne sait pas comment l’exercer. Il n’y a pas de cruauté plus grande que le déséquilibre entre une puissance d’action illimitée et une capacité restreinte à l’exercer. » – Michel Tournier, Le Roi des Aulnes.
Ni maître, ni esclave
Aujourd’hui, l’ordre maître-esclave est maintenu autant par les esclaves que par les maîtres, à travers la servitude volontaire des premiers. Tous s’efforcent d’attendre leur tour dans la course au pouvoir. Marx, en défendant la domination du prolétariat, n’a pas prêté attention aux objections des anarchistes. Pourtant, l’égalité et la liberté ne se réalisent pas par le fait que l’esclave devienne maître, mais par la disparition pure et simple de cette condition. Autrement dit, il faut d’abord abolir le règne des esclaves – ou plus exactement, leur désir de royauté. Alors, il ne restera plus de maître non plus.
Pour abolir le système maître-esclave, il faut d’abord, par principe, ne confier à personne un pouvoir excessif. Il ne faut pas imposer une charge qu’un individu ne peut porter. L’objectif fondamental de tous les systèmes – qu’ils soient étatiques, gouvernementaux, juridiques, commerciaux ou religieux – doit être d’empêcher cette distribution injuste et inéquitable du pouvoir, et d’émanciper l’être humain non seulement de l’esclavage, mais de la dialectique maître-esclave elle-même.
Les personnes intelligentes ne portent jamais un fardeau qu’elles ne peuvent assumer. Et ceux qui possèdent une personnalité solide ne s’intéressent pas au pouvoir. Car il n’existe pas de force plus grande qu’un caractère bien trempé, c’est-à-dire l’état d’un véritable Adam. La vertu, la morale et la foi font de l’homme un être humain – c’est cela, la véritable puissance. Tout doit être orienté vers la multiplication des opportunités et des conditions qui permettent à l’homme de se libérer de son destin historique d’esclave, de ses habitudes fondées sur des relations inégalitaires, et d’acquérir un caractère sain et intègre.
Ce sont les détenteurs du pouvoir à l’âme servile qui corrompent le monde, les pays, les sociétés et l’humanité. Ce sont ceux qui ont gardé l’essence d’Adam qui les réparent. Cette règle ne change jamais. Quelle que soit la nature du problème, les premières à être mises en avant ne devraient pas être les solutions rationnelles, les théories parfaites ou les règles religieuses ou philosophiques, mais les personnes qui ont su préserver l’essence d’Adam. Ce sont elles qui doivent prendre les décisions et exercer le contrôle.
Toutes les règles, les idées, les théories et les recommandations ne peuvent instaurer la justice, le droit et la liberté que si elles sont appliquées par des personnes dotées de l’essence d’Adam. Et lorsque ces valeurs sont garanties, la sécurité et la paix en découlent. Sinon, les rôles s’inversent : les pieds deviennent tête, les esclaves se proclament maîtres, les ignorants se font passer pour savants, les menteurs pour éclairés, les démunis pillent, les tyrans attisent la haine et la rancune, et les rejetons du diable prennent l’apparence des hommes. Alors, la religion, la science, la philosophie, le droit, l’État – tout, absolument tout – devient un moyen de réasservir l’être humain, de l’exploiter, de l’enfermer dans des relations dégradantes.
Aujourd’hui, telle est la situation dans le monde entier – et dans notre pays aussi.