Cependant, il ne faut pas confondre notre perspective, qui adopte une philosophie politique favorable à l’État, avec les visions étatistes et fascisantes qui absolutisent l’État et le placent à l’abri de toute critique. L’étatisme, qui élimine la relation organique entre la société et l’État en subordonnant entièrement la société au service de ce dernier, n’a aucun rapport avec notre approche organiciste, qui cherche toujours à expliquer l’État à partir de la société et de ses dynamiques sociales. Bien que les perspectives libérales et démocrates radicales puissent offrir une critique assez bien construite en matière de libertés individuelles et de démocratie, elles restent totalement incapables d’expliquer la nature et l’essence de l’État.
Malgré les nombreuses données empiriques et les multiples débats sur la question de ce qu’est l’État, de ses types et de ses liens avec les formations historiques et sociales, cette question n’a jamais été définitivement résolue. Elle ne peut pas l’être, car elle concerne non seulement de nombreuses disciplines scientifiques, mais aussi directement la philosophie. Autrement dit, la réponse à cette question dépend de la position que l’on adopte dans les luttes de la vie. L’attitude philosophique que l’on choisit détermine aussi la qualité de la réponse que l’on apporte à cette question. Notre position philosophique sur l’État ressemble en grande partie à celle de Hegel et s’est construite en s’inspirant de sa pensée. C’est pourquoi nous allons d’abord essayer de résumer la place que tient l’État dans la philosophie de Hegel[1].
Hegel a perçu bien avant Huntington ce que ce dernier a observé dans l’histoire des luttes politiques et a entrepris d’établir une philosophie systématique de l’histoire au nom de l’Occident et du christianisme. Dans ses efforts pour élaborer une philosophie moderne et systématique qui s’approprie les thèmes fondamentaux de l’histoire occidentale, Hegel a rencontré un succès remarquable. Il a été si brillant que la caractéristique essentielle de la modernité – l’individu se prenant comme référence absolue et réfléchissant sur lui-même – a atteint, dans son œuvre, une capacité à éclairer le sens de l’histoire, de la philosophie, de l’art, de la religion, ainsi que du rôle de l’homme et de l’univers tout entier.
Hegel ne retient pas notre attention uniquement par sa philosophie de l’État. Son succès en tant que philosophe représentant l’Occident chrétien moderne repose aussi sur le fait qu’il était citoyen d’un État ayant pris place tardivement dans le train de la modernisation. Il a suivi, avec leurs lacunes et leurs apports, toutes les évolutions modernes de la pensée dans le monde anglo-saxon, tout en développant sa réflexion dans une Allemagne qui, bien qu’héritière de l’Empire romain, était historiquement en retard à son époque. Il a ainsi pensé à la fois ce qui avait été fait et ce qui devait être accompli. Hegel a complété à la fois la germanisation de la philosophie, initiée par Kant, et la sécularisation du christianisme, amorcée deux siècles auparavant par Luther. Il attire notre attention précisément parce qu’il a vécu dans un climat spirituel tardivement modernisé, comme nous, et parce que la modernisation de sa religion constituait un enjeu philosophique pour lui. Il y a véritablement beaucoup à apprendre de lui.
Que dit Hegel en résumé ?
Selon Hegel, la philosophie est la compréhension de l’être par la pensée pure. Puisque l’être et la pensée proviennent d’une même essence, la connaissance philosophique est une connaissance de l’essence même de l’être. La pensée philosophique passe par l’élaboration d’un système à travers des concepts. Le concept fondamental du système hégélien est l’« idée », la « raison » ou l’« esprit » (Geist), notions destinées à exprimer l’unité entre la pensée et l’être. En s’appuyant sur ces concepts, Hegel a construit un immense système conceptuel.
Au commencement, l’Esprit existe en puissance, en soi. Il s’aliène ensuite en devenant nature et fonctionne comme une détermination aveugle. Dans cette phase d’aliénation, contraire à son existence libre, l’Esprit retrouve, grâce à l’histoire et à la culture, la possibilité de se libérer et de se reconnaître lui-même. Chez un individu unique, l’Esprit demeure encore incomplet et ne se manifeste que sous forme d’« esprit subjectif ». Dans sa seconde phase de développement, il se réalise sous forme d’« esprit objectif » à travers l’histoire, la société et l’État. Enfin, l’art, la philosophie et la religion constituent les stades ultimes de son développement absolu.
Selon Hegel, l’histoire n’est rien d’autre que « le processus par lequel l’Esprit, par son propre acte, progresse vers la connaissance de soi à travers l’histoire universelle ». En d’autres termes, l’histoire est le lieu où l’Esprit se dévoile et s’exprime. Il se manifeste dans l’art sous forme de contemplation, dans la religion sous forme d’intuition et de sentiment, et dans la philosophie sous forme de pensée. L’État, quant à lui, est l’organisation qui permet à l’Esprit d’atteindre son existence universelle. Ainsi, tant les États que les peuples sont des instruments du processus d’auto-déploiement de l’Esprit vers l’unité totale et en sont des éléments constitutifs.
Tout ce qui vient d’être dit illustre parfaitement l’étreinte harmonieuse et magistrale entre la pensée et l’être. Face au discours englobant et totalisant de Hegel, les autres penseurs paraissent fades. Nous avons précisé que cette étude ne porterait pas sur l’ensemble du système hégélien mais principalement sur sa philosophie de l’État. Poursuivons avec les propos de deux de ses disciples :
« Ni la famille ni l’État ne sont un contrat ; l’erreur des théories individualistes du XVIIIe siècle, de la théorie kantienne de la famille ou encore du contrat social de Rousseau réside dans le fait qu’elles définissent une réalité supérieure – la volonté substantielle de la famille et de l’État – à travers une simple apparence ou une intuition phénoménale, c’est-à-dire le contrat » (Hyppolite, 2010).
« L’État est le représentant et le défenseur de l’universel. La société est certes le fondement de l’État et, sous certaines formes déterminées, sa matière, mais la raison consciente d’elle-même appartient entièrement à l’État ; en dehors de lui, il peut exister la morale concrète, la tradition, le travail, le droit abstrait, le sentiment ou encore la vertu, mais pas la raison. Seul l’État pense et seul l’État peut penser dans sa totalité » (Ilting, 1984).
La conception hégélienne de l’État comme manifestation de l’esprit objectif, qui transparaît clairement dans ces citations, s’est rapidement imposée comme une légitimation éclatante de la raison d’État et n’a cessé d’inspirer les États-nations occidentaux.
« Si nous opposons l’État à la société civile, si nous le définissons comme un simple moyen de protection et de garantie de la propriété privée et des libertés individuelles, alors l’intérêt des individus devient l’objectif suprême qu’ils cherchent à réaliser ensemble, et l’appartenance à un État devient un choix facultatif. Or, la relation entre l’État et l’individu est toute autre : si l’État est l’Esprit objectif (ce qu’il est), alors l’individu ne peut posséder d’objectivité, de vérité et de moralité qu’en tant que membre de l’État. »
Ces paroles de Hegel constituent également les fondements de notre vision organiciste de l’État.
Jusqu’à présent, nous avons toujours évité une conception étatiste rigide et absolue, tout en reconnaissant que notre perspective s’inspire en partie de la philosophie hégélienne. En poussant plus loin la vision hégélienne de l’État moderne, nous soutenons que l’État est une entité ontologique qui, sous une forme esquissée ou sous l’apparence d’un Léviathan, émerge inévitablement partout où existe un nomos social.
Avec Hegel, nous refusons d’établir une séparation nette entre l’État et la société civile et affirmons que la famille, la société civile et l’État sont trois manifestations de l’Esprit objectif, l’État représentant son accomplissement ultime. C’est pourquoi nous rejetons la distinction absolue entre l’État et la société civile. Nous soutenons que les dynamiques du peuple se reflètent inévitablement dans la raison gouvernante et finissent par se transformer en une forme suprême d’intellect dirigeant. L’État est l’autorité générale que la société produit d’elle-même, y compris son monopole légitime de la force ; il est la preuve que la société possède un dialogue général qui lui est propre, une raison pratique validée par la communauté.
C’est pourquoi nous affirmons que « l’on est gouverné à la hauteur de ce que l’on mérite » ou encore que « l’État, en tant que forme d’organisation de l’Esprit au sein du groupe social auquel vous appartenez, est votre État, quelle que soit la distance que vous prenez par rapport à lui ». L’individu, la collectivité et l’État sont dans une relation organique où chaque transformation affecte les autres.
Cependant, contrairement à Hegel, notre conception organiciste de l’État intègre une perspective perpétuellement critique de l’ordre établi et prend en compte les tensions irréductibles entre subjectivité et objectivité, morale et politique, individu et État. L’État n’est pas une catégorie absolue et immuable, mais une manifestation de l’Esprit qui évolue au gré des dynamiques sociales et des courants contestataires. Ainsi, la critique et l’opposition à l’État tel qu’il existe aujourd’hui contiennent déjà, sous une forme embryonnaire, l’État plus évolué de demain et sont, en fin de compte, bénéfiques.
Il ne faut cependant pas confondre notre approche philosophique, qui valide l’État, avec les visions étatistes et fascisantes qui le sacralisent et le mettent hors de portée de toute critique. L’étatisme, qui détruit le lien organique entre la société et l’État en asservissant la société au service exclusif de ce dernier, n’a rien à voir avec notre approche organiciste, qui cherche toujours à expliquer l’État à partir de la société et de ses dynamiques sociales.
Les approches libérales et démocratiques radicales, bien qu’elles formulent des critiques pertinentes en matière de libertés individuelles et de démocratie, sont incapables d’expliquer la nature et la fonction réelle de l’État. Les anarcho-libéraux, par exemple, applaudissent la réponse de l’anarchiste Duval au policier qui lui déclarait « Je t’arrête au nom de la loi » : « Et moi, je t’arrête au nom de la liberté ». Ils affirment que ce n’est pas l’État de droit, mais l’exaltation des plaisirs et des libertés, qui garantit la justice. Mais dès qu’il s’agit d’examiner les sources réelles du plaisir et des libertés, dès que l’on touche aux injustices génétiques et sociales, ou encore au caractère inégal de la lutte pour le pouvoir, leur éloquence s’éteint.
Quant aux marxistes, aussi convaincants soient-ils dans leur analyse de la conjoncture mondiale, des rapports de classe et des appareils idéologiques d’État, ils restent piégés dans leur définition de l’État comme « instrument de domination de la classe dominante ». Ce schéma simpliste les conduit à des impasses théoriques, surtout ceux qui adoptent une approche société-civiliste. Leur vision de l’État devient alors inopérante, voire absurde, y compris selon leur propre hypothèse de primauté de l’économie. Car si l’État était simplement une machine d’oppression bourgeoise, comment expliquer que sa structure repose sur une bureaucratie composée de simples fonctionnaires préoccupés par leur survie quotidienne ? Aucun modèle théorique ne peut justifier comment ces modestes serviteurs ont pu donner naissance à un Léviathan. Certes, l’État peut, dans certaines circonstances, être un instrument de domination de classe, mais cette réalité ne saurait expliquer sa raison d’être fondamentale.
Enfin, les intellectuels se réclamant de l’islamisme ont toujours méprisé l’élaboration d’une véritable philosophie politique et étatique. S’ils prétendent rester fidèles à leurs principes doctrinaux, ils se contentent en réalité d’une approche opportuniste, réduisant la politique à une gestion pragmatique des conflits entre adversaires. Ils n’ont pas su transformer leurs justifications, leur héritage historique et leur légitimité en une véritable pensée politique et sociale.
Notre conception de l’État pourra être mieux comprise par une analogie :
L’État organique est l’État invisible
La métaphore la plus appropriée pour illustrer notre conception « organiciste » de l’État est celle du corps. L’une des meilleures définitions possibles de la santé corporelle repose sur le fait que, lorsque le corps est en bonne santé, il est imperceptible. Au fil de notre vie quotidienne, bien que nous sachions que nous avons un corps vivant, composé de divers systèmes, organes, tissus et cellules fonctionnant en parfaite harmonie, nous ne ressentons pas directement cette activité. D’ailleurs, s’il en était autrement, si nous étions constamment conscients du moindre battement de notre cœur, la vie deviendrait un cauchemar insoutenable.
Nous ne prenons conscience du fonctionnement de notre corps que lorsqu’il est malade, et ce que nous ressentons alors n’est pas le bon fonctionnement du corps, mais plutôt les symptômes de son dysfonctionnement. Autrement dit, dès que nous commençons à percevoir notre corps, c’est qu’il souffre d’un dérèglement. Il en va de même pour le nomos social : nous ne ressentons l’ordre qu’à partir du moment où il se dérègle.
La même vérité s’applique à l’ordre social. L’État, dont la raison d’être est d’assurer la pérennité de cet ordre et dont la légitimité repose sur cette mission, ne doit pas être ressenti ni visible dans la vie quotidienne. Lorsque l’État devient perceptible dans la vie des individus et de la société, cela signifie que l’ordre social est troublé.
Ainsi, le meilleur État est l’État invisible. Le concept d’État invisible est un principe phénoménologique simple : il signifie que l’État existe sans se faire ressentir directement dans la vie de la société et des individus. Par État invisible, nous entendons un État qui maintient une distance minimale avec la société, conforme aux exigences d’une relation organique, tout en développant avec elle une forte cohésion. Cette cohésion n’a pas de forme unique : chaque formation sociale détermine la structure étatique et la forme de cohésion qui lui conviennent le mieux.
Il n’existe pas non plus de modèle universel pour rendre l’État invisible ; au contraire, les critères de son invisibilité varient selon les sociétés et les périodes historiques.
Notre conception organiciste de l’État repose également sur l’idée que la légitimité de l’État ne découle pas d’un autoritarisme fondé sur la coercition, mais de l’adhésion consciente des individus à l’ordre social qu’il garantit. De la même manière que nous avons conscience de l’existence de notre corps, nous avons également conscience de l’existence nécessaire d’un appareil garant de l’ordre social. Tout se déroule donc dans le cadre de notre approbation consciente.
L’autoritarisme et les mécanismes coercitifs ou idéologiques qu’il met en place ne sont pas le fait d’un État invisible, mais plutôt les symptômes d’un État devenu visible, dont la distance avec la société s’est creusée et qui est entré en crise de légitimité.
De même qu’un respirateur artificiel ou une machine de dialyse sont étrangers à un corps en bonne santé, l’autoritarisme et la répression exercés sur la société sont étrangers à un État invisible, dont la légitimité découle de l’adhésion populaire.
Cette perspective nous permet aussi de répondre à la question de la nature réelle de l’« État profond ». Bien que certains cherchent aujourd’hui à associer l’État profond à l’autoritarisme, son critère fondamental n’est pas la coercition, mais la force des liens qui l’unissent à la société.
Un État qui fait confiance à sa société et qui tire sa légitimité de celle-ci est un État profond. De même, toute conscience individuelle qui fait confiance à son État et le valide, y compris les voix dissidentes, constitue une partie intégrante de l’État profond.
Références
Hyppolite, J. (2010). Études sur Marx et Hegel. (Trad. D. B. Kılınç). Ankara : Doğu Batı Yayınları.
Ilting, K. H. (1984). La conception hégélienne de l’État et la première critique marxienne. In Z. A. Pelczynski (éd.), The State & Civil Society : Studies in Hegel’s Political Philosophy. Cambridge : Cambridge University Press.
[1] Les citations de Hegel dans cet article sont tirées du livre Lire Hegel de Tülin Bumin, publié en 1993 chez Kabalcı Yayınları.