Ce qui manque chez Marx

En tant qu’intellectuels vivant en Turquie, un pays musulman, nous devons comprendre en profondeur la relation dialectique entre les pratiques matérielles de la vie et la vision du monde. C’est cette compréhension qui peut véritablement nous faire saisir le rôle révolutionnaire de la morale, nous protéger des brutalités de la vie mondaine, tout en aiguisant notre détermination à lutter pour le bien et la justice — sans pour autant faire de nous des puritains moralisateurs ou de misérables conservateurs. Grâce à cette compréhension, la nécessité de la lutte politique contre l’oppression, d’où qu’elle vienne, pourra être saisie ; la politique pourra alors devenir un moyen non pas pour le pouvoir, l’ambition ou l’intérêt, mais pour l’établissement de la justice sur terre.
mai 21, 2025
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Un ancien marxiste – dont je fais partie – est inévitablement confronté, à chaque étape de son parcours intellectuel, à la nécessité de se confronter à Marx, de le revisiter. J’ai été marxiste de mon adolescence jusqu’à mes premières années de jeunesse. Le marxisme, auquel j’ai ensuite renoncé, est un système de pensée qui descend jusque dans les pratiques de vie de l’individu, l’enveloppant presque comme une religion. C’est pourquoi, à chaque tournant important de ma vie, j’ai toujours cherché à mesurer la distance qui me séparait désormais du marxisme. J’ai publié mes réflexions à ce sujet dès que l’occasion se présentait. Je souhaite à présent les faire entendre une fois encore, par le biais de Kritik Bakış. Inutile de le préciser : les évaluations contenues dans ces écrits ne relèveront pas d’un traitement exhaustif de Marx, mais plutôt d’une concentration déterminée par le fil de mon histoire personnelle.

Nos lecteurs de Kritik Bakış auront déjà compris que les articles que j’ai publiés jusqu’à présent constituaient aussi, en filigrane, une critique du marxisme. [1] Ces textes, qui tentent de mettre l’accent sur l’individu, sur la raison collective, sur l’État comme manifestation de cette raison, sur la morale et sur la justice comme vertu, s’inspirent certes du marxisme classique, mais s’y opposent dans la mesure où ils rejettent son approche réductrice. Si Dieu le veut, lorsque j’aborderai dans mes prochains écrits les erreurs que Marx et Engels commettent dans les liens qu’ils établissent entre la famille, l’État et la propriété privée, mes objections reposeront sur des fondements plus solides. Pour l’instant, je vais tenter une évaluation issue d’une réflexion plutôt centrée sur la psychologie, ce qui correspond aussi à mon orientation professionnelle depuis mes jeunes années.[2]

 

Insuffler une spiritualité à Marx

Liberté et solidarité. Deux utopies de l’humanité. Deux idéaux que l’on cherche sans cesse à atteindre, que l’on croit parfois atteints. Deux essences issues de sources différentes en l’être humain, impossibles à exprimer simultanément avec la même intensité. Un symbole né du rêve d’être ensemble dans une unité, sans perdre sa propre identité face à l’autre. La ligne miraculeuse où résident les tensions uniques entre la mère et l’enfant, le Créateur et la créature, l’État et le citoyen, la classe et l’ouvrier, l’avant-garde et la masse, le groupe et l’individu…

Je suis partisan d’une solidarité qui constitue le fondement de l’individu et de la liberté, du collectif et du public, mais sans jamais les détruire, leur permettant même de se développer. Pourtant, en ce qui concerne la liberté, je pense que je n’ai plus grand-chose à apprendre de Marx. Il me faut préciser :

Il suffit de jeter un regard sur les dimensions sociales et politiques des relations humaines dans le monde d’aujourd’hui pour donner raison à Marx lorsqu’il dit : « On ne pense pas de la même manière dans une chaumière de paysan que dans un palais. » En effet, dans le monde actuel dominé par l’argent comme méta universel, l’argent ne fait pas que fixer les règles du jeu, mais il détermine aussi l’horizon de vie et la vision du monde de ceux qui le possèdent. Dans notre pays, notamment ces dernières années, les changements brusques dans le mode de vie et le regard porté sur le monde par les classes montantes, probablement en raison d’un sentiment de solidarité religieuse et de confiance, mais aussi de l’absence d’une culture de consommation moderne, confirment sans équivoque cette prédiction de Marx, rendue possible par leur accumulation de capital. Ce qui réunit, malgré leurs conflits et contradictions, les capitalistes de droite, de gauche et (désormais) religieux dans des styles de vie et de pensée similaires, c’est cette réalité brûlante que Marx a su voir d’un seul coup d’œil : les pratiques matérielles de la vie occupent une position primaire face aux visions du monde ; en d’autres termes, la conscience sociale de l’homme est déterminée par son environnement social.[3]

Mais tout ne se résume pas à cette vérité que Marx a perçue d’un seul regard ; il n’en voit qu’une facette de la relation dialectique entre les pratiques matérielles de la vie et les visions du monde, donc seulement un côté de la vérité. Or, il existe un autre aspect de cette relation que Marx ne fait qu’entrevoir sans jamais pleinement le saisir. Ce côté des relations entre l’homme et la vie, qui échappe à la compréhension de Marx, n’est pas facile à discerner, car il possède une qualité très fluide ; il échappe facilement des mains de ceux qui essaient de le saisir avec les doigts au lieu de le prendre habilement dans la paume.

Cet aspect que Marx néglige, Hegel à un certain degré, mais surtout Nietzsche et Heidegger en Occident, ont su l’appréhender. Il concerne la primauté du sens dans le monde vécu de l’être humain. L’homme n’est pas seulement un être dont la conscience est déterminée par son environnement social, mais il est, plus fondamentalement, un être qui comprend, qui vit la tradition dans laquelle il naît, et qui possède le potentiel de la renouveler. Cette capacité de compréhension permet à l’homme de prendre conscience de la réalité, de s’émanciper de l’emprise des pratiques matérielles et des déterminismes naturels ; elle lui offre une chance de se libérer, et mène à une transformation révolutionnaire de ses pratiques de vie. Sans cela, nous serions incapables d’expliquer de manière convaincante les changements individuels et collectifs dans l’histoire. C’est justement pour cette raison que l’explication du changement social par Marx à travers la tension entre les rapports de production et les forces productives n’est jamais véritablement satisfaisante.

Aujourd’hui, par exemple, les pratiques modernes de psychothérapie offrent aux individus la possibilité d’un changement personnel, malgré les pratiques matérielles de leur vie. En prenant conscience des angles morts de leur propre parcours existentiel, les personnes peuvent transformer une vie jusqu’alors remplie de malheur et de tourment. De même, lors de moments d’illumination existentielle, l’individu, grâce à la lumière révélée par la vérité de la vie, peut rompre avec une existence ordinaire, abrutissante, consumériste et déprimante.

De la même manière, il existe des moments révolutionnaires dans l’histoire. Dans ces instants, une parole descend sur la terre pour délivrer les hommes de l’obscurité et de l’ignorance ; une clarté se répand, les hommes jusque-là en décomposition sous la détermination des pratiques matérielles saisissent l’opportunité d’une purification et d’un renouveau collectif. Car cette parole illuminatrice apporte avec elle une nouvelle morale qui transforme leur regard et leur comportement envers eux-mêmes et les autres. La parole, et la morale qu’elle engendre, transforment le monde.

Marx s’était engagé pour des objectifs purement éthiques et révolutionnaires tels que la libération de l’homme et l’enrichissement de l’existence humaine. Il voyait les fondements de la rationalité dans l’effort collectif, mais il était peu enclin à sortir du cadre de la rationalité de l’ego et de la conscience ; il était insensible à la psychologie profonde. Il percevait qu’un cheminement spirituel et une maturation morale étaient nécessaires pour atteindre les objectifs éthiques et révolutionnaires qu’il évoquait, mais d’un autre côté, il affirmait que des catégories comme la “justice divine” ou le “droit naturel” étaient, à leur origine, des formes d’aliénation. Il poursuivait une éthique qui n’avait pas besoin de morale, une sorte de “religion sans Dieu” ; c’est pourquoi il qualifiait la religion à la fois “d’opium du peuple” et “d’âme d’un monde sans âme”. Capable d’adresser les pires reproches à Proudhon pour avoir prêché une morale transcendante s’imposant à la société, Marx ne cachait pourtant pas son admiration pour les inspecteurs d’usine anglais, en raison de leur courage moral, de leur énergie inépuisable et de leur supériorité spirituelle – et cela même à une époque où l’avidité de l’argent était devenue une divinité.

Marx n’a compris qu’une partie de la relation dialectique entre les pratiques matérielles de la vie et les visions du monde, laissant l’autre partie dans l’ombre. Presque tous ses disciples après lui ont regardé la réalité à travers cette lentille incomplète qu’il leur avait transmise ; ils n’ont pas perçu l’autre côté ou l’ont considéré comme une relique archaïque à éliminer au plus vite.[4]

Cependant, des disciples comme E. P. Thompson et R. Williams furent parmi les premiers à comprendre qu’il y avait quelque chose qui clochait dans cette conception marxiste. C’est pourquoi ils ont réinterprété les concepts de culture et de classe à la lumière des luttes inscrites dans la tradition historique et religieuse. L’effort d’introduire une spiritualité dans la pensée marxiste a été poursuivi par les partisans d’une théologie de la libération, aujourd’hui en net recul. De nos jours encore, même si l’on évite d’affirmer ouvertement son marxisme, ce courant demeure vivant au sein des partis ouvriers européens.

 

« Ce que l’homme mérite, c’est ce qu’il œuvre. »

Ce sous-titre provient du verset 39 de la sourate An-Najm. Le mot sae « sa’y » utilisé dans ce verset ne correspond pas exactement, dans le sens actuel, à ce que nous entendons par « travail » ou « travailleur ». En dehors de son sens littéral de « marche », il signifie également « action » ou « œuvre ». On peut définir l’« action » comme l’ensemble des activités physiques, psychologiques et spirituelles orientées vers un but (praxis). Toutes nos actions en tant qu’êtres humains, tous nos efforts, tentatives et démarches correspondent à ce que l’on entend par « action ». Le « travail », dans son sens moderne, n’est au mieux qu’un sous-ensemble de cette notion d’« action ». Sans comprendre ce sens élargi de l’action humaine, c’est-à-dire l’« amal », il semble difficile d’imaginer un nouveau monde.

Pour en prendre conscience, il est nécessaire de dépasser une vision du travail limitée à la force physique, ou à la rigueur, à l’activité intellectuelle ; il faut saisir l’effet englobant et déterminant de la spiritualité sur tout cela. Une fois que l’on place la spiritualité au-dessus du travail manuel et intellectuel, notre regard sur le travail change. Le sens du travail s’élargit pour inclure l’au-delà, les actes de culte et les comportements moraux, devenant ainsi une forme d’« action » au sens plein.

L’être humain n’est pas uniquement déterminé par son environnement social ; il est plus fondamentalement un être qui « donne du sens, comprend et croit ». La capacité humaine à comprendre et à prendre conscience de la réalité lui permet de se libérer de l’étreinte des pratiques matérielles et des déterminismes naturels ; elle lui offre une opportunité de liberté et le dote du potentiel de transformer radicalement ses pratiques de vie. Sans cela, il serait impossible d’expliquer de manière convaincante les changements individuels et sociaux dans l’histoire. C’est pourquoi l’explication de Marx des transformations sociales par les tensions entre les rapports de production et les forces productives ne nous semble souvent pas suffisante.

La religion, au bout du compte, est une conscience qui permet d’abord de s’arrêter et d’examiner notre existence, nos peurs intérieures et extérieures, notre condition dans le monde, puis de procéder aux transformations nécessaires. C’est à la fois l’acceptation du destin (de ce qui est) et l’effort pour dépasser l’existant ; c’est la soumission à ce qui est donné, mais en même temps le refus catégorique de la soumission à d’autres humains.

Les musulmans qui conçoivent le travail comme une « action » et qui croient que la soumission et la lutte se complètent se considèrent donc comme les représentants d’une civilisation porteuse d’une volonté constante de renouveau du monde. Ils reconnaissent la valeur et la sacralité du travail manuel et intellectuel. Mais cela ne leur suffit pas. Comme l’exprime le verset 71 de la sourate des Abeilles (An-Nahl), qui porte le nom d’un animal symbole de travail, ils croient en une distribution équitable de la subsistance :

« Dieu a favorisé certains d’entre vous par rapport à d’autres dans la répartition des biens. Ceux qui ont été favorisés ne partagent pas leurs biens avec leurs subalternes au point de les mettre à égalité avec eux. Nient-ils donc les bienfaits de Dieu ? »

Il est vrai que les vies des riches se ressemblent entre elles, tout comme celles des pauvres tendent à se ressembler. Mais selon l’islam, les inclinations humaines ne trouvent pas seulement leur origine dans les pratiques matérielles. Par exemple, les musulmans appellent la première nuit du vendredi du mois de Rajab « Regaip », un mot dérivé de « raghiba » signifiant « désirer ardemment, aspirer à quelque chose et faire des efforts pour l’atteindre ». S’appuyant sur cette inclination spirituelle positive, ils œuvrent pour une civilisation qui veut transformer le monde en une terre de paix, de fraternité et de bien-être pour tous, quels que soient les gains individuels. Le verset « L’homme n’a droit à rien d’autre qu’à ses œuvres » se poursuit ainsi : « Son effort, son ardeur, son travail, ses intentions pures seront un jour reconnus. Puis il recevra une récompense complète. »

En tant qu’intellectuels vivant en Turquie, un pays musulman, nous devons comprendre très clairement la relation dialectique entre les pratiques matérielles de vie et la vision du monde. C’est cette compréhension qui nous permettra de saisir le rôle révolutionnaire de la morale, qui nous protégera des oppressions de la vie mondaine ; elle aiguisera notre volonté de lutter pour le bien et la justice, tout en nous empêchant de devenir des puritains moralisateurs ou de tristes conservateurs.

Grâce à cette compréhension, il sera possible de saisir la nécessité d’une lutte politique contre l’injustice, quelle que soit sa provenance ; la politique pourra alors devenir un outil non pour le pouvoir, l’ambition ou l’intérêt, mais pour établir la justice sur terre. Cette compréhension sauvera également la théologie de la mystification en l’empêchant d’être opposée à la science, et permettra son union avec la liberté.

 

[1] Je ne me suis pas contenté de critiquer ; j’ai également essayé de montrer qu’une branche du marxisme, dans le monde que nous vivons aujourd’hui, a été entraînée vers un point diamétralement opposé à son objectif final, et que l’hostilité à la tradition a conduit certains marxistes actuels à se mettre au service des plus riches.

[2] Pour une présentation détaillée de ma perspective sur la psychologie, veuillez consulter mon livre Psychologie, existence, spiritualité (Kapı Yayınları).

[3] À mon avis, cette parole de l’Imam Ali dans le Nahj al-Balagha exprime mieux la vérité selon laquelle « la conscience sociale est déterminée par les relations sociales » : « Ce en quoi nous croyons ne détermine pas notre manière de vivre. C’est notre manière de vivre qui détermine ce en quoi nous croyons. » Cette affirmation de l’Imam Ali nous permet de mieux comprendre les cartes mentales qui, au cœur de la vie quotidienne, déterminent les stratégies de vie des individus, légitiment leurs relations et expériences dans la vie mondaine, et les présentent comme le meilleur des mondes possibles.

[4] L’admiration de Marx pour ces personnes à haute spiritualité rappelle les sentiments que Sigmund Freud nourrissait envers le prêtre-psychanalyste suisse Oskar Pfister.

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