Qu’a-t-elle fait la Turquie en Syrie ?

Le peuple syrien est une nation épuisée par les conflits et les souffrances. Ils aspirent à un système et une structure de gouvernance qui apporteront la paix pour tous. Il est essentiel que tous les pays apportent leur soutien à cet objectif.
janvier 8, 2025
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Les déclarations du nouveau président des États-Unis, Donald Trump, à propos du président Erdoğan et de la Turquie ont eu un effet surprenant non seulement en Turquie mais aussi dans le monde entier:
« Personne ne sait vraiment qui est le vrai gagnant, mais je pense que la Turquie a gagné. Erdoğan est un homme très intelligent et dur… Assad était un boucher. Nous avons vu ce qu’il a fait aux enfants… La clé de la Syrie est entre les mains de la Turquie. »
Lorsque Trump a prononcé ces mots, je revenais tout juste de Syrie. J’avais parcouru presque toutes les villes et réalisé une interview avec le nouveau leader de la révolution, Ahmad al-Charaa (Golani). Dans les émissions de télévision auxquelles j’ai participé et sur mes comptes de réseaux sociaux, j’avais déclaré :
« Il y a une intelligence d’État en Syrie, et cette intelligence ne vient ni des États-Unis, ni d’Israël, ni du Royaume-Uni. J’ai constaté sur le terrain que cette intelligence d’État était celle de la Turquie. »
Cependant, personne n’a réellement discuté en détail de ce que la Turquie a fait en Syrie, ni de la manière dont elle est devenue si influente.

La principale victime de la guerre civile syrienne est devenue l’acteur clé.
Lors de la guerre civile syrienne, la Turquie a été la principale victime des dégâts causés. Pendant 13 ans, elle a accueilli un flux migratoire incessant, et le nombre de réfugiés syriens dans le pays a dépassé les 3,5 millions. Les groupes paramilitaires liés au régime d’Assad et les agents des services secrets syriens ont mené de nombreux attentats à la bombe sur le sol turc, causant la mort de nombreuses personnes.
Les sympathisants de l’Iran et du régime d’Assad ont mené pendant plusieurs années des campagnes médiatiques visant à affaiblir le gouvernement d’Erdoğan. La présence des réfugiés syriens a déclenché des manifestations, des débats houleux et des conflits dans plusieurs villes. Lors des dernières élections municipales, les partis d’opposition ont axé leurs campagnes sur un discours anti-immigration, ce qui a conduit à une perte significative de voix pour le parti d’Erdoğan et à la passation de plusieurs municipalités à l’opposition.
Malgré cela, le président Erdoğan a refusé les demandes d’expulsion forcée des réfugiés syriens vers leur pays d’origine, les protégeant et ne reculant pas sur cette position.
Cependant, il a également entrepris une démarche plus stratégique, souvent passée inaperçue : Erdoğan a continué à investir dans l’opposition syrienne et à soutenir des projets à l’intérieur de la Syrie.

La Turquie a investi en Syrie
La Turquie a mené plusieurs opérations transfrontalières en réponse aux attaques du PKK/YPG venant de ses frontières, et a créé des zones sécurisées dans ces régions. Grâce aux accords d’Astana et de Sotchi, elle a aidé les villes comme Jerablus, Azaz, Afrin et Al-Bab à établir des administrations sous contrôle de l’opposition, à maintenir la sécurité et à relancer l’économie.
Dans ces villes, la Turquie a construit des établissements d’enseignement secondaire et des universités. Elle a mis en place des systèmes permettant aux Syriens d’accéder à des services publics tels que l’éducation, la santé, la municipalité et la sécurité, en leur apportant son soutien.
Par exemple, la municipalité de Gaziantep a construit les routes de la ville d’Al-Bab, et le ministère de la Santé turc y a établi des infrastructures sanitaires. De nombreuses organisations non gouvernementales turques ont mené des actions humanitaires, des activités culturelles et éducatives dans ces régions.
La Turquie a également préparé un terrain propice aux relations économiques et sociales entre elle et le nord de la Syrie. Elle a permis l’approvisionnement en biens essentiels comme la communication, les transports, la nourriture, la santé et l’éducation depuis la Turquie vers ces zones.
En outre, la Turquie a mis en œuvre un projet pour garantir la sécurité des villes du nord de la Syrie. Elle a soutenu la création de l’Armée Nationale Syrienne (ANS), son entraînement militaire et son approvisionnement en armes. Elle a également aidé à établir des forces de police dans ces villes et à maintenir la sécurité grâce à des coordinateurs.
L’Armée Syrienne Libre (ASL) a fini par contrôler une superficie de plusieurs milliers de kilomètres carrés où vivaient des millions de personnes. Le 17 novembre, lorsque l’offensive contre le régime d’Assad a commencé, l’Armée Syrienne Libre a également lancé des opérations pour reprendre les territoires contrôlés par le YPG/PKK dans le nord du pays.

Une question critique : les relations avec HTS à Idlib
En 2016, lorsque la ville d’Alep a été livrée au régime d’Assad et qu’une immense vague migratoire s’est dirigée vers la Turquie, je me trouvais en Syrie. J’ai vu les camps de tentes et les abris de fortune installés dans la campagne d’Idlib. À l’époque, Idlib n’était qu’un petit endroit peu connu. Cependant, avec l’arrivée massive de réfugiés depuis Alep et ses environs, cette petite localité est soudainement devenue une ville où vivait un million de personnes. Cela n’a pas suffi, car en 2017, des migrations massives ont eu lieu depuis Hama, puis en 2018 depuis Damas et Deraa, et ces populations se sont installées à Idlib.
Selon les rapports des Nations Unies, la population d’Idlib a aujourd’hui atteint 4,1 millions d’habitants.
Le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS) était déjà présent à Idlib depuis longtemps. Cependant, en raison des attaques menées par le Hezbollah, le régime d’Assad et la Russie contre HTS à Alep, Hama, Damas et Deraa, le groupe a déplacé toute sa force militaire vers Idlib, y consolidant ainsi une grande puissance.
En vertu des accords d’Astana et de Sotchi, la Turquie occupe une position de garant à Idlib, ce qui l’a conduit à établir des relations avec cette région. Cependant, des affrontements ont eu lieu à Idlib entre des constituants de l’Armée Nationale Syrienne (ANS) et certains groupes au sein de HTS. La Turquie a classé HTS comme une organisation terroriste, la considérant comme la continuité du groupe Al-Nosra.
Néanmoins, en raison de son rôle de garant à Idlib et de la présence d’éléments de l’Armée Syrienne Libre (ASL) sur place, la Turquie a été contrainte d’établir des relations avec les autorités locales à Idlib. Ce processus a marqué le début d’une transformation de HTS.

Comment HTS s’est éloigné du radicalisme et s’est transformé
Idlib était une région fréquemment bombardée et assiégée par le régime de Damas et la Russie. En conséquence, HTS n’avait d’autre choix que de se rapprocher de la Turquie pour assurer la survie de cette ville de 4 millions d’habitants. La Turquie, confrontée à des attaques menées par des entités étrangères au sein de HTS et à des affrontements avec l’Armée Nationale Syrienne (ANS), a exigé que ces entités étrangères soient éliminés de HTS et que l’organisation se centralise.
Golani, le leader de HTS, a adopté une approche pragmatique face à ces suggestions. Il a entrepris de purger HTS des militants étrangers et des acteurs les plus extrêmes. Parfois, cela a conduit à des affrontements, d’autres fois à des arrestations.
C’est également à cette période que HTS a établi une relation étroite avec la Turquie pour la gestion publique et sociale d’Idlib. La principale motivation de la Turquie était d’empêcher une nouvelle vague migratoire qui pourrait commencer depuis Idlib en raison des attaques du régime d’Assad. Cependant, à mesure que la Turquie observait les changements et transformations au sein de HTS, ses relations avec le groupe se sont intensifiées.
L’impact le plus significatif a été observé dans le domaine économique. Des lignes électriques ont été installées via la Turquie, permettant ainsi à de nombreux systèmes de fonctionner. Un système de paiements par abonnements via les banques a été mis en place, ce qui a revitalisé le secteur bancaire.
Alors que le régime corrompu d’Assad augmentait les prix des denrées alimentaires, des vêtements et des biens essentiels pour tirer profit de la guerre, ces besoins étaient disponibles à des prix bien inférieurs à Idlib. Cela a même conduit des habitants de Lattaquié et de Tartous à venir y faire leurs achats.
La Turquie a également apporté à Idlib les services publics qu’elle avait développés à Azaz, Jarablous et Afrin, contribuant ainsi au développement socio-économique de la ville. Cela a transformé Idlib en un centre d’attraction.
Les excès de HTS ont été progressivement atténués. L’interdiction pour les femmes de conduire a été levée, leur accès à tous les niveaux d’éducation a été garanti, et aucune pression n’a été exercée sur la population. Cela a été entendu à travers la Syrie et a partiellement brisé les préjugés contre HTS.
L’organisation, rejetée dans le monde entier comme une groupement terroriste était présentée comme redoutable. Grâce au soutien de la Turquie elle s’est remanié et s’est transmutée.
Golani, qui était auparavant perçu comme une figure militaire extrêmement imposante, est devenu, à travers cette interaction, une personnalité plus civile et plus raisonnable.
Ainsi, les efforts de la Turquie pour transformer HTS ont abouti avec succès.

Damas n’était pas la cible de conquête de HTS
Pendant la période d’accalmie, ces événements se déroulaient en Syrie, un pays que le monde semblait avoir oublié. Par ailleurs, au cours des deux dernières années, les guerres en Ukraine, à Gaza et au Liban ont soudainement bouleversé les équilibres géopolitiques de la région. Les trois acteurs qui avaient changé la donne en 2015 en s’impliquant dans la guerre civile syrienne ont beaucoup souffert et perdu de leur influence ces deux dernières années : la Russie en Ukraine, le Hezbollah au Liban et l’Iran dans son affrontement avec Israël. Ces pertes ont affaibli leur présence en Syrie.
Profitant de cette disponibilité, les YPG ont tenté d’envahir les territoires qu’ils avaient ciblé, mais cela à été sans réel succès. HTS, de son côté, s’est préparé à s’emparer des zones stratégiques qu’il convoitait dans la campagne d’Idlib et autour d’Alep. Cependant, la Turquie a convaincu HTS de reporter ces opérations. Une fois la guerre au Liban terminée, les opérations sur le terrain syrien ont commencé.
HTS n’avait jamais envisagé de prendre Damas, ni même la totalité d’Alep. Cependant, une fois engagé sur le terrain, il a constaté que le régime d’Assad était en pleine déliquescence et que le Hezbollah, les milices iraniennes et la Russie n’avaient plus la capacité de mener des combats. Face à cette situation, HTS a décidé d’élargir sa quête.
Après avoir pris Alep sans grande difficulté, HTS s’est dirigé vers Hama. Cette ville est tombée tout aussi facilement, ce qui a conduit HTS à se tourner vers Homs. Son intention était de s’arrêter à Homs et de négocier avec Assad. Cependant, lorsqu’il a appris que des groupes soutenus par la Jordanie et les États-Unis dans la région de Deraa étaient entrés dans la campagne de Damas, Golani a ordonné à toutes ses forces de se diriger vers Damas.
Le 8 décembre 2024, Damas a été conquise. Le régime Baas, qui durait depuis 61 ans, s’est effondré, et Assad a fui le pays.

N’ayants pas d’expérience ,ils perçoivent du soutien pour la gestion d’État
Un dirigeant de HTS m’a confié : « C’est comme si nous sommes dans un rêve, nous n’arrivons pas à croire que nous avons pris Damas. » Lors d’une interview avec Golani, je lui ai demandé : « Comment avez-vous réussi à prendre toutes ces terres si facilement ? » Il m’a répondu : « Le régime a tellement opprimé notre peuple que ce dernier semblait attendre notre arrivée. »
En réalité, la situation géopolitique sur le terrain avait évolué en défaveur du régime et en faveur de HTS à tous les niveaux. Le système, déjà en décomposition, s’est effondré sous un coup porté avec facilité.
HTS avait acquis une certaine expérience en terme de gestion publique à Idlib et avait partiellement tiré des leçons des erreurs commises durant la guerre civile. À Alep, la vie est revenue à la normale en deux jours, sans représailles envers quiconque. Cela a également affaibli la résistance à Damas.
Cependant, malgré ces avancées, HTS ne dispose pas de l’expérience, des connaissances ou du personnel nécessaires pour diriger un État. C’est pourquoi la Turquie a apporté son soutien dans ce domaine. Les déclarations adressées à la communauté internationale ont renforcé l’idée que HTS n’était pas une organisation terroriste à craindre. Les mesures prises ont été soigneusement calculées pour éviter tout chaos.
J’ai été stupéfait de voir que la vie à Damas était revenue à la normale en trois jours. Les habitants faisaient des pique-niques sur le mont Qassioun, et les commerces dans les souks de la vieille ville de Damas ont soudainement repris leurs activités comme avant. La distribution de pain et de carburant par rationnement a cessé presque immédiatement.

Comment sera le nouvel État ?
La question la plus cruciale reste de savoir quel type de structure administrative pourra gérer une Syrie composée de multiples identités ethniques, croyances et religions. Avec les expériences douloureuses en Irak, au Liban, en Libye et en Afghanistan en toile de fond, la Turquie a adopté une position ferme pour éviter l’émergence d’un chaos similaire. Car dans un tel scénario, c’est encore la Turquie, avec ses 900 km de frontière avec la Syrie et ses près de 4 millions de réfugiés syriens, qui en souffrirait le plus.

HTS a annoncé trois principes fondamentaux :
1. Les territoires syriens seront administrés comme une seule entité, sans système fédéral.

2. Tous les groupes armés seront intégrés au sein du ministère de la Défense et déposeront leurs armes.

3. Toutes les communautés ethniques et religieuses en Syrie feront partie de l’administration. Les coutumes de chacun seront respectées sans ingérence.
Ces principes ont non seulement rassuré de nombreux États, mais aussi réduit les risques de chaos interne. Les premières déclarations et le respect de ces principes ont progressivement dissipé les attentes de ceux qui craignaient l’établissement d’un « État islamique », d’un régime oppressif ou d’un pouvoir monopolisé par un groupe.
Cependant, cela ne signifie pas que tout est idyllique. Le processus de reconstruction politique, sociale et physique de la Syrie sera loin d’être simple. Les prochains mois seront une période critique.
Le peuple syrien est une nation épuisée par les conflits et les souffrances. Ils aspirent à un système et une structure de gouvernance qui apporteront la paix pour tous. Il est essentiel que tous les pays apportent leur soutien à cet objectif.

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