Qui s’Enferrent Dans le Marécage du Post-Truth ?

Selon McIntyre, dont l’ouvrage sur le post-truth mérite d’être pris plus au sérieux que d’autres travaux majoritairement teintés de complotisme, le post-truth a fonctionné comme un mécanisme ayant permis l’accession au pouvoir de Trump lors de son premier mandat ainsi que la consolidation de son pouvoir, et comme un mécanisme ayant rendu possible le Brexit. Ainsi, le post-truth ne désigne pas le fait que les gouvernements américains se soient compromis dans le mensonge organisé par le biais d’un mécanisme dit « spirituel » censé défendre les valeurs de la nation, puis aient affaibli la « vérité » à travers des révélations ultérieures ; il s’agit plutôt d’un mécanisme qui, à travers des discours populistes, permet d’accéder au pouvoir ou, dans le cas du Brexit, d’obtenir ce que l’on veut
septembre 4, 2025
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Le terme « post-truth » est une expression complexe. La raison en est qu’elle n’implique ni les transformations conceptuelles que l’on retrouve dans des expressions telles que post-modernité ou post-métaphysique, ni, comme dans les changements conceptuels comportant implicitement une continuité (par exemple dans une expression comme « postwar » – après-guerre – qui indique qu’un événement achevé continue malgré tout de produire des effets), l’idée d’un processus encore sensible. Dans des expressions telles que post-modernité ou post-métaphysique, on admet que les structures conceptuelles accompagnant des désignations comme modernité ou métaphysique se sont érodées soit spontanément (davantage en raison des conditions sociales réduites à l’économie, comme dans la « logique culturelle du capitalisme tardif »), soit par l’action de certains adversaires philosophiques.

Lorsqu’il s’agit de la post-modernité, ces concepts relèvent surtout de l’épistémologie. Ainsi, l’expression commence par définir une condition de modernité, et affirme que des désignations qui donnaient forme et consistance à cette condition — le Sujet comme agent de connaissance, la Rationalité comme rapport cognitif, la Société (y compris la Société universelle ou globale) comme objet de connaissance, le Logos (y compris la logique classique et symbolique) comme médiation du savoir, l’Écriture (et, liée à elle, l’Auteur) comme forme de savoir — ne sont plus valides, qu’elles se sont érodées ; et que de nouvelles désignations, opposées à l’uniformité de ces catégories, ont commencé à s’imposer (par exemple, à la place du Sujet, l’Autre ; à la place de la Rationalité, non pas entièrement mais en grande partie, le Récit ; à la place de la Société, non pas absolument mais principalement, la Communauté ; à la place du Logos, la Déconstruction – qui inclut la logique mais la détourne dans son propre mouvement ; à la place de l’Écriture, un Soupçon Herméneutique capable de révéler les significations refoulées ou cachées dans les modes modernes de lecture, etc.). Certes, dans la post-modernité, il reste quelque chose de la modernité ; mais l’essentiel réside dans l’idée que de nouveaux mondes de pensée se sont ouverts. Même si l’on ne peut parler d’une post-modernité unifiée comme on parle de la modernité car tout dépend de la « clé » qui ouvre la porte, il ne s’agit pas tant d’une périodisation comme « après-modernité », que d’un soupçon généralisé à l’égard des concepts et catégories de la modernité.

Le post-métaphysique, quant à lui, correspond à l’abandon de la prétention à interpréter le réel en fonction de ce qui devrait être, et donc à la transformation, dans le cadre du « tournant linguistique » (linguistic turn), des anciennes questions de la métaphysique et de l’univers conceptuel qui y est lié. À cela s’ajoutent de nouvelles formes de sécularisation. Moins envahissant que la post-modernité, mais néanmoins influent dans l’arène intellectuelle et académique, le post-métaphysique légitime ainsi une modernité inachevée en insistant sur la nécessité, notamment pour la philosophie politique, de se libérer de ce qui « devrait être » et de se concentrer sur les problèmes réels du monde dans lequel nous vivons. Il affirme que des procédures capables de prendre des décisions politiques adaptées et pluralistes doivent être mises en place. Sa thèse fondamentale repose sur la proposition : « il n’y a pas d’autre monde » (qu’il s’agisse de formes religieuses, métaphysiques, ou encore d’idéaux tels que les Idées platoniciennes, etc.). Et bien que les penseurs post-métaphysiques diffèrent quant à la valeur qu’ils accordent à ce « monde », ils s’accordent presque unanimement à dire qu’il n’existe plus de grandes rubriques comme l’Être, l’Esprit, le Bien, ou même la Métaphysique en tant que telle ; et qu’il faut désormais comprendre la réalité à travers la pragmatique et le dialogue du langage parlé dans la société, et par là, à travers une rationalité procédurale.

En fin de compte, le post-métaphysique correspond à une « territorialisation ». (Notons en passant : il est en effet assez singulier et tout autant paradoxal que la modernité, censée s’ouvrir à l’univers, se soit territorialement réduite à ce que l’on appelle la Terre, qu’elle ait nommé cela mondanisation, ou encore mondialisation, terme issu de « Globe » parfois employé comme équivalent d’« Earth » et qu’elle en ait fait un paradigme global. L’ouvrage de Koyré Du monde clos à l’univers infini, dont nous avions déjà souligné qu’il avait pour la première fois conceptualisé le mensonge moderne et inventé ainsi une forme de totalitarisme, illustre bien cette approche unilatérale : il décrit ce processus ou ces hypothèses cosmographiques sans jamais s’arrêter à son caractère paradoxal. De l’autre côté, le travail de Meillassoux Après la finitude;  bien qu’il s’appuie sur une ontologie développée par Alain Badiou à partir de la théorie des ensembles  peut être lu comme un prolongement « à la manière de Koyré ». Quant au fait que Shakespeare ait donné à son entreprise théâtrale, financée grâce aux gains de sa troupe, le nom de « Globe », cela montre à quel point le Globe, ou la Terre, était déjà réduit et resserré dans l’imaginaire entrepreneurial du dramaturge, qui affirmait : « Le monde entier est une scène, et tous les hommes et les femmes n’y sont que des acteurs. »)

Dans les expressions où le préfixe post- n’est utilisé qu’en tant qu’outil de périodisation, il ne s’agit pas d’un enjeu conceptuel, mais de la persistance d’effets secondaires après la fin d’un événement déterminant. L’expression « après-guerre » (postwar) désigne ainsi une situation où la destruction provoquée par la guerre continue de se faire sentir, même après son achèvement et l’arrivée de la paix. Quant au terme post-truth — dont la traduction en turc reste discutée : « post-vérité », « au-delà de la vérité », « après-vérité », « post-réalité », mais que nous retenons ici comme « après-vérité » il ne renvoie ni à un passage conceptuel, ni à un passage temporel. Sa complexité provient précisément de là : post-truth exprime une transformation de contenu, sans désigner pour autant une transition conceptuelle ou périodique. En d’autres termes, le contenu y est élevé à une dimension transcendantale.

C’est là que réside le problème : si ce contenu devait être déterminé par ce qui le précède comme l’indique le préfixe post (ou, dans sa traduction turque, l’expression « sonrası ») alors on pourrait parler d’une transformation ou d’une modification effective du contenu, et l’on pourrait s’interroger sur la manière dont il devient transcendant. Or ici, le contenu concerne avant tout la « vérité ». Le post-truth a été mis à l’agenda comme l’affirmation qu’il y a un glissement substantiel dans la compréhension de la « vérité ». Ainsi, ceux qui adoptent le concept de post-truth soutiennent que le contenu déterminant est la « vérité ». Mais c’est précisément ici que surgit le problème de la transcendance : y a-t-il eu une époque ou un cadre conceptuel où la « vérité » aurait été hégémonique, au point qu’on puisse parler d’un « après-vérité » ? Sinon, la « vérité » restera toujours ce qu’elle a été : un idéal, une idée directrice ou une Forme, l’effet limité de « l’invisible » sur « le visible ».

Deuxièmement, on affirme que le post-truth correspond à une négation du factuel, à un rejet de l’objectivité, à l’abolition de la distance entre fait et croyance, entre fait et opinion, ou entre fait et jugement. Mais le fait que l’expression soit (comme dans toutes les pensées post-métaphysiques) intentionnellement limitée au champ politique suppose que des notions comme objectivité, réalité, factualité (ou phénoménalité), opinion, croyance, conviction aient toujours possédé une signification objective en politique. Or il est difficile, voire impossible, de montrer qu’il y a eu une époque où de telles définitions objectives ont été valables. La Terre (Arz), en effet, n’a jamais été le lieu d’une vérité unique et absolue ; et si elle est « Terre », c’est précisément parce qu’une telle vérité unique y est impossible : elle est vaste, étendue, et toute étendue requiert une dimension. Ce n’est pas, contrairement à ce que certains pourraient croire, une expression prémoderne, mais bien une affirmation ontologique applicable au monde. Pourtant, il existe des façons universelles d’organiser politiquement la Terre, ce que l’on appelle un ordre (nizam), et cet ordre varie d’une époque à l’autre. (Notons au passage : le plus grand défaut de l’historiographie turque est d’avoir oublié la dimension territoriale (territorialité), et d’avoir privilégié une simple dimension verticale dépourvue d’horizontalité. Cela provient largement des tentatives de substituer à l’instrument que nous avions en main un tambour chamanique indéfini. Or un chaman incapable de se maîtriser lui-même ne saurait produire une conception de la souveraineté. Cet être étrange ne peut non plus inscrire dans une proportion quelconque la « dimension verticale » qu’il prétend atteindre : n’ayant pas de rapport à la terre, il erre dans le ciel qu’il ne comprend pas, incapable de voir le gouffre devant ses pieds. Le fait qu’il « sacralise » certains lieux ne suffit pas à les territorialiser, car ces lieux n’ont en réalité aucun lien avec le sol. La même absence de territorialité se retrouve dans l’historiographie ottomane. Par exemple, Cemal Kafadar, à la différence de la cosmologie chamanique, abandonne l’explication en termes de « dimension verticale » pour interpréter la « ville » créée par le « Dieu » de Hacı Bayram comme située « entre deux mondes », et l’associe à une dimension horizontale. Mais même chez Kafadar, la pensée territoriale est absente, du moins pour l’Empire ottoman : elle existe pour Rome, mais pas pour l’Empire ottoman, ou seulement à l’échelle réduite d’une tente ou d’une place de village. Ainsi, la conception ottomane de la souveraineté est présentée, non pas comme un droit public, mais presque comme un phénomène astrologique.)

Au-delà des problèmes structurels inhérents à l’expression post-truth, un autre problème majeur réside dans l’impossibilité d’en retracer la généalogie intellectuelle. Il n’existe pas de travaux philosophiques vraiment approfondis à ce sujet, et la question semble avoir été déléguée aux colonnes de presse. Pourtant, dans les écrits académiques et médiatiques où elle apparaît, l’origine intellectuelle du post-truth est souvent, même implicitement lorsqu’elle n’est pas directement présente, rapprochée des liens qu’Arendt établit entre politique et mensonge. Or, cette lecture tend à valoriser l’intellectualité publique orientée par la politique étrangère américaine. De surcroît, en raison de la définition de la « vérité » par Arendt, une telle interprétation est impossible : comme nous l’avons déjà longuement examiné dans d’autres écrits, pour Arendt, la vérité relève du domaine du solitaire et, lorsqu’elle est exposée publiquement, elle court le risque d’être absorbée par le marché (ou par le caractère terrestre de l’expérience). Arendt soutient d’ailleurs que l’opposé de la vérité n’est pas le mensonge mais l’opinion, le jugement et la conviction ; le mensonge, surtout lorsqu’il est organisé, surgit dans le domaine politique et repose sur la négation du factuel.

Pour cette raison, l’expression post-truth ne correspond pas exactement aux distinctions analytiques d’Arendt; qui mériteraient également discussion. Ceux qui invoquent les articles d’Arendt comme fondement intellectuel du post-truth réduisent ce phénomène à un aspect du mensonge classique pré-moderne : l’occultation ou le camouflage. Le post-truth est un produit spécifiquement américain et intrinsèquement lié à la politique américaine ; cette intrinsicité ne peut être transcendée ni historicisée par la vérité. Autrement dit, l’histoire du mot post-truth commence avec une dissimulation typique du mensonge classique. Une observation sérieuse sur la généalogie de l’expression devrait souligner que post-truth tente de présenter la « vérité » comme une valeur inhérente au système politique américain depuis ses origines. Or, une telle « vérité » n’existe nulle part ailleurs dans le monde.

L’usage connu du mot confirme cette analyse. Bien que l’on associe souvent l’émergence du terme post-truth à l’ère Trump ou au Brexit pour cadrer son contenu (ce que nous examinerons plus bas), son apparition remonte à 1992, avant l’existence de Trump ou du Brexit. La première occurrence connue figure dans The Nation, édition du 6-13 janvier 1992, dans un article intitulé The Watergate Syndrome: A Government of Lies, signé Steve Tesich (cet article a été traduit en turc sous le titre « Bir Yalanlar Yönetimi » et publié sur Gazete Duvar le 23 juin 2019 par Abdurrahman Aydın, accessible en ligne).

Tesich prend pour exemples les scandales du Vietnam et du Watergate — qu’Arendt utilisait pour montrer que le mensonge moderne organisé vise non plus à cacher mais à détruire les faits ainsi que l’Irangate (vente secrète d’armes à l’Iran sous l’administration Reagan et transfert des revenus aux contra au Nicaragua) et les preuves fabriquées pour justifier la guerre en Irak sous l’administration Bush. Il attire l’attention sur un enchaînement de scandales dans la politique américaine.

Selon lui, après chaque scandale, les gouvernements ont pu se présenter comme victorieux et protecteurs de la démocratie, caressant le peuple américain dans le sens du poil. Cependant, l’ensemble de ces processus montre que les révélations faites au nom de la protection de la démocratie ou les excuses publiques, comme celle de Nixon après le Watergate font que la vérité se confond avec ces révélations et excuses post-scandale. Oui, la démocratie a prévalu ; oui, malgré les scandales, la nation américaine en est sortie victorieuse. Mais après toutes ces victoires, autre chose se produit : après des scandales impliquant des mensonges organisés, le peuple américain ressent de la honte à l’égard de la vérité révélée… Il tend à assimiler la vérité à de mauvaises nouvelles.

Deuxièmement, la confusion entre les « vérités » et les mensonges organisés prononcés au nom de ces vérités montre le lien entre les victoires obtenues par des mensonges organisés et les vérités ultérieurement révélées : « Le message du gouvernement était le suivant : nous vous avons donné une victoire glorieuse ; nous vous avons rendu votre estime de vous-mêmes. Voici la vérité ! Laquelle préférez-vous ? » Les implications de cette situation sont terrifiantes : on nous dit que nous ne pouvons pas posséder la vérité et l’estime de soi simultanément. Il faut choisir, l’un excluant l’autre. Tesich ajoute que, dans ce contexte, l’Amérique devient comparable aux régimes totalitaires qu’elle prétend dénoncer : « Mais les implications [des victoires obtenues par mensonges organisés et de la démocratie] sont encore plus terribles. Nous devenons rapidement le prototype d’un peuple que les monstres totalitaires n’auraient pu rêver que dans leurs cauchemars. Jusqu’ici, tous les dictateurs devaient travailler dur pour supprimer la vérité. Nous, nous montrons par nos actions que nous avons développé des mécanismes spirituels capables d’éroder toute vérité, quelle que soit son importance ou sa valeur. »

Ainsi, pour Tesich, post-truth désigne le mécanisme par lequel, d’une part, les « vérités » révélées après des mensonges organisés cessent de susciter la honte et sont ainsi assimilées aux « mauvaises nouvelles » (bad news, dont la proximité avec le « fake news » de Trump est notable), et d’autre part, la démocratie et les victoires peuvent être obtenues par ces mensonges organisés, et le respect de soi d’une nation ne peut être restauré que par ce biais. Tesich écrit : « En tant qu’êtres libres [c’est-à-dire non totalitaires], nous avons choisi librement de vivre dans un monde post-truth par une voie profondément fondamentale. » Selon lui, post-truth marque un mécanisme où l’on ne craint plus la révélation des « vérités » derrière les mensonges organisés commis lors de scandales successifs : « Le fait que les gouvernements ne voient aucun inconvénient à lever le secret sur les mensonges organisés derrière ces scandales montre qu’ils ne craignent plus la vérité ; car ils savent que la vérité aura peu d’effet sur nous. »

Ainsi, la première utilisation connue du terme post-truth désigne, par le biais de mécanismes « spirituels » permettant la révélation des « vérités » derrière les mensonges organisés qui avaient assuré des victoires glorieuses et la protection de la démocratie, une mise hors d’effet de la vérité. La vérité est présente, mais elle est corrompue par les mensonges organisés.

Il est clair que, même si le contexte conjoncturel évoque celui utilisé par Arendt, dans le post-truth de Tesich, les distinctions entre la vérité arendtienne et la réalité factuelle sont effacées. Tesich adopte un style « dissident », fréquemment observable dans des publications telles que The Nation. (Notons en passant : traduire « dissident » par « opposant » en turc fait perdre certaines nuances. Un dissident n’est pas seulement un opposant ; il est également, que ce soit par idéalisme, par loyauté organisationnelle ou, surtout, par son approche de la nature humaine, un partisan d’un ordre alternatif à l’ordre existant.) Cette particularité, combinée au fait que l’article se situe dans un registre journalistique peu soucieux des concepts philosophiques, caractérise le texte de Tesich.

Cependant, cette particularité illustre également comment le contexte arendtien se transforme et comment la « vérité » acquiert une substance propre. Tesich explique cela, contrairement à Arendt, par le « mythe » fondateur américain : « Le mythe d’une nation, comme tout mythe national, est une source de puissance immense. Le mythe américain a inspiré d’innombrables générations, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays ; car il existait la conviction que nous agissions en tant que peuple orienté vers l’avenir, et que nous contribuions au bien de tous, en tirant profit de notre héritage tout en agissant pour un avenir meilleur. Pendant près de 200 ans, telle a été la promesse ; la foi vivante, la certitude morale et le véritable pôle de notre parcours. »

Selon lui, la « vérité » trouve ici sa substance dans ce mythe, en tant que peuple tourné vers l’avenir, capable d’assurer le « mieux pour tous ». Post-truth crée un « mécanisme spirituel » distinct à partir de cette attente mythique de l’avenir, et détruit la « vérité » de ce mythe par les mensonges organisés mis en œuvre au nom de la victoire et de la démocratie. De plus, ce mécanisme pousse l’individu, en s’opposant à cette attente mythique de vérité, vers une posture anti-américaine. En effet, les mensonges organisés que Tesich critique concernent précisément cette « vérité », censée impliquer non seulement l’Amérique mais l’ensemble de la Terre. Arendt, à sa place, n’aurait probablement jamais tenté de conférer à cette « vérité » un contenu non factuel dans le cadre de l’auto-tromperie publique.

Bien que le post-truth soit lié aux mécanismes internes de la politique américaine, voire à ses « mécanismes spirituels », il est remarquable que, près d’un quart de siècle après sa première apparition, certains développements récents lui soient attribués. Cela suggère que le terme a atteint sa valeur d’usage. Par exemple, dans le livre Post-Truth de Lee McIntyre, publié en 2018 par la série Essential Knowledge de The MIT Press, qui fournit des informations fondamentales sur des questions et problèmes émergents, le post-truth n’est pas présenté comme une ruse permettant à un gouvernement, grâce à des mensonges organisés et à la révélation ultérieure de faits, de s’assurer la victoire, de préserver sa réputation et de sauver la démocratie. Il y est plutôt décrit comme un mécanisme de domination politique sur la « vérité ». Dans ce cadre, post-truth cesse d’être spécifiquement américain et devient presque un phénomène globalisé.

En tant que philosophe, McIntyre souligne dans son étude plus digne d’attention que la majorité des travaux, souvent conspirationnistes, sur le sujet que le post-truth a fonctionné comme un mécanisme permettant à Trump d’accéder au pouvoir et de le conserver lors de son premier mandat, et comme un mécanisme ayant conduit au Brexit. Ainsi, post-truth n’est pas la simple infiltration du mensonge organisé dans la politique américaine via un mécanisme « spirituel » censé défendre les valeurs nationales, ni la neutralisation de la « vérité » par des révélations ultérieures, mais le mécanisme qui permet d’accéder au pouvoir par des discours populistes ou, dans le cas du Brexit, d’obtenir ce que l’on souhaite.

Une telle définition contribue également à expliquer la brusque popularité du terme. Comme presque tous les auteurs qui en ont traité, McIntyre affirme que le phénomène « post-truth » a attiré l’attention du public lorsque l’Oxford Dictionaries l’a choisi comme « mot de l’année » en novembre 2016. Ceux qui préparent les dictionnaires d’Oxford ont décidé de ce choix après avoir constaté « une augmentation de 2 000 % de son usage par rapport à 2015 » (je n’ai malheureusement trouvé aucune source attestant d’une telle progression). Les alternatives proposées pour le mot étaient « alt-right » (désignant l’extrême droite) et « Brexiteer » (en faveur du Brexit). Ainsi, post-truth a acquis, à la fois lors de la campagne électorale de Trump et avant le référendum sur le Brexit, un usage décrivant un contexte où « l’obscurcissement des faits, l’abandon des standards de preuve dans le raisonnement et le mensonge pur et simple » dominaient.

Ce contexte se retrouve également dans « l’utilisation croissante par des politiciens en Hongrie, en Russie et en Turquie de campagnes de désinformation contre leur propre population », si bien que le post-truth doit être considéré comme « faisant partie d’une tendance internationale » où les acteurs tendent de plus en plus à « adapter la réalité à leurs opinions » plutôt qu’à ajuster leurs opinions à la réalité c’est-à-dire comme un phénomène quasi global.

Pour autant, McIntyre reste prudent et se demande : « post-truth se réduit-il à mentir ? » Selon lui, ce n’est pas tout à fait le cas. Le terme « post-truth » est, de manière irréductible, normatif. Ainsi, bien qu’il exprime une inquiétude de ceux qui attachent de l’importance au concept de vérité et se sentent attaqués, il existe aussi l’autre face de la médaille : « L’idée d’une vérité objective unique n’a jamais été à l’abri des débats ». Comment expliquer alors cette dimension normative ? McIntyre soutient que le phénomène n’est pas lié à l’orientation politique de droite ou de gauche ; il suggère que nous sommes confrontés à une « convergence » où les attaques sur la vérité, longtemps menées par des acteurs largement relativistes et postmodernistes de gauche, sont désormais adoptées par des acteurs politiques de droite. « Que nous soyons libéraux ou conservateurs, nous sommes tous susceptibles de biais cognitifs pouvant conduire au post-truth », conclut-il, illustrant ce processus de globalisation par les exemples des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Hongrie, de la Russie et de la Turquie, et le reliant presque à la condition humaine elle-même.

Pour autant, il présente une perspective étrange en affirmant que « Même si les politiciens de droite et d’autres négationnistes scientifiques ne lisent pas Derrida ou Foucault, l’essence de l’idée leur parvient néanmoins », suggérant ainsi un lien entre post-modernisme et post-truth (en outre, il traite Derrida et Foucault à la manière de Trump). Notons en passant que, comme nous l’avons déjà mentionné, le post-truth, en tant que concept complexe, ne peut être directement relié au post-modernisme, mais cette association est courante dans la littérature. Par exemple, dans une publication d’Independent Türkçe du 9 avril 2020 intitulée « Comprendre l’ère post-vérité : Propagande et médias », Rıfat Özcan évoque des exemples intéressants comme Edward Said embellissant son passé pour défendre la cause palestinienne, et cite aux côtés de Nietzsche qui soutenait que ce ne sont pas les « vérités » mais les « perspectives » qui importent le réalisateur Akira Kurosawa, dont le film Rashomon est considéré comme l’un des précurseurs du post-truth dans un contexte post-moderne.

Dans un court article qu’il est impossible de résumer ici, McIntyre analyse les attitudes générales envers la « vérité » (qu’il emploie parfois presque comme synonyme de « réalité ») dans son texte Revisiting the Spanish War, qui inclut également une réflexion sur l’œuvre Salut à la Catalogne de George Orwell. Concernant la guerre d’Espagne, il cite Orwell : « Ce genre de choses [c’est-à-dire les propagandes] me préoccupe, car elles me donnent souvent le sentiment que le concept même de vérité objective disparaît du monde. Avant tout, ces mensonges ou des mensonges similaires ont de grandes chances de passer à l’histoire » (sentiment est ajouté en italique pour souligner le terme).

Dans son analyse, McIntyre souligne que la « vérité » ou la « réalité » a toujours été problématique depuis la création du monde, mais que les causes profondes du post-truth; ni Trump, ni le Brexit ne sont seulement des causes circonstancielles doivent être examinées : le déni scientifique, les biais cognitifs enracinés dans l’évolution humaine, l’effondrement des médias traditionnels et l’essor des réseaux sociaux et des fake news. Néanmoins, pour les manifestations contemporaines du post-truth, McIntyre propose également une définition formelle : « Dire que les émotions sont plus importantes que les faits dans la formation de nos croyances sur des questions empiriques semble, du moins dans la politique américaine, une nouveauté. Par le passé, le concept de vérité a été sérieusement contesté, mais de telles contestations n’avaient jamais été adoptées comme une stratégie politique pour subordonner la réalité. Ainsi, ce qui frappe dans l’idée de post-truth, ce n’est pas seulement le défi lancé à la vérité, mais le fait qu’elle soit contestée comme un mécanisme de domination politique » (italiques ajoutés).

Ainsi, comme le montre cette définition, le post-truth, d’une manière générale normative, se manifeste comme une stratégie visant à subordonner la réalité à la politique en mobilisant les émotions contre les faits. (Notons en passant : la citation d’Orwell que McIntyre utilise comme épigraphe dans son livre « Le concept de vérité objective disparaît du monde. Des mensonges passeront à l’histoire » est dépourvue de sentiment, ce qui suggère soit qu’il n’a pas consulté l’article original d’Orwell, soit qu’il a délibérément omis ce mot pour mieux adapter la citation à sa définition du post-truth.)

Il est clair que nous sommes ici très loin du contexte arendtien, mais également éloignés de l’usage spirituel de Tesich, qui a été le premier à utiliser post-truth dans le sens de neutralisation de la vérité en révélant ultérieurement les mensonges organisés employés pour la victoire et l’honneur d’une nation, tout en présentant cette révélation comme un acte nécessaire à la démocratie. McIntyre illustre ses arguments principalement par des exemples de l’ère Trump, notamment l’anti-vaccination, le déni du changement climatique ou le rejet de l’évolution.

Dans ce cadre, et bien que McIntyre tente d’expliquer post-truth non pas en termes conjoncturels mais comme un problème philosophique, scientifique, cognitif et médiatique relatif à la « vérité », la majorité de ses exemples se rapportant à Trump montrent que, de manière cohérente avec d’autres auteurs, post-truth aujourd’hui peut se définir selon trois axes : premièrement, l’opposition aux faits dans le cadre d’une campagne politique visant à accéder au pouvoir ou atteindre un objectif politique ; deuxièmement, l’utilisation de la subordination de la réalité à la politique comme stratégie ; et troisièmement, le recours aux émotions plutôt qu’aux faits comme mécanisme de domination politique. Dans cette configuration, le post-truth constitue « une forme de supériorité idéologique par laquelle ses praticiens cherchent à contraindre quelqu’un à croire en quelque chose, avec ou sans preuve ».

Ces trois éléments et l’idée de supériorité idéologique représentent des points de repère potentiels pour identifier l’existence, le cas échéant, d’un post-truth dans l’histoire politique de la Turquie.

 

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