« L’Homme de la Ville »

Un être humain mène une lutte pour la vie, il souhaite réussir. Gagner de l’argent, servir de moyen pour ouvrir une porte de subsistance grâce au travail d’autres personnes, voilà certes l’une des formes de réussite. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas se livrer entièrement à l’économie de l’argent ; nous devons continuer à élever notre sensibilité spirituelle comme finalité ultime de notre existence.
août 10, 2025
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Un être humain mène une lutte pour la vie, il souhaite réussir. Gagner de l’argent, servir de moyen pour ouvrir une porte de subsistance grâce au travail d’autres personnes, voilà certes l’une des formes de réussite. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas se livrer entièrement à l’économie de l’argent ; nous devons continuer à élever notre sensibilité spirituelle comme finalité ultime de notre existence.

Une extension naturelle de l’économie monétaire, ce sont les scènes humaines dans les grandes villes du monde… Georg Simmel, au début des années 1900, a tenté de décrire l’homme métropolitain, mais ses observations restent tout à fait valables aujourd’hui. En réalité, comme beaucoup d’entre nous , moi y compris ; ont essayé de le montrer, elles sont même plus que pertinentes : le lien puissant entre la culture de consommation et de l’image, nourri par la soif d’argent et de profit, a conduit le monde « techno-médiatique » au bord de la destruction… Appuyons-nous néanmoins sur les observations de maître Simmel formulées il y a un siècle. Il dit ceci :

L’homme moderne de la métropole est nerveux. Soumis au bombardement d’excitations de la vie urbaine, il cherche à mettre une distance entre lui et son environnement social et physique, adoptant ainsi une personnalité neurasthénique. Dans une petite ville, l’homme connaît presque tout le monde et entretient avec chacun une relation positive. Une telle situation est irréalisable dans un environnement urbain où l’on croise chaque jour des centaines de personnes. Si vous essayiez, votre monde intérieur éclaterait en morceaux. Face au flux rapide et superficiel des contacts de la vie métropolitaine, les gens tombent légitimement dans la méfiance et mettent nécessairement de la distance avec autrui. Dans les grandes villes, nous ne savons souvent même pas qui sont vraiment nos voisins, pourtant installés à nos côtés depuis des années. C’est pourquoi les habitants des petites villes trouvent l’homme de la métropole froid et sans âme.

« La culture de l’argent signifie que la vie devient prisonnière de son propre moyen », selon Simmel. Vivre constamment en état de stimulation, passer sans cesse par le filtre de l’économie monétaire, finit par conduire l’homme urbain à l’indifférence, au cynisme, au manque de sérieux, à la lassitude et à l’épuisement. Il se lasse : « Les nerfs stimulés ont été contraints de réagir de toutes leurs forces pendant si longtemps qu’ils ne réagissent plus à rien… À ses yeux, tout a la même fadeur, la même grisaille. Rien ne vaut la peine de s’enthousiasmer. » Cet état d’esprit ne peut être rompu, de temps à autre, que par des désirs violents ou des émotions extrêmes. La satisfaction des désirs apporte un soulagement temporaire, mais peu après, on revient à l’état initial.

Si encore il ne s’agissait que de distance et de lassitude… Dans la jungle de la vie urbaine, face aux foules, l’homme cherche à se protéger en dévalorisant le monde et les autres, allant jusqu’à ignorer ses proches et ses voisins. Il devient quelqu’un dont les yeux voient mais dont les oreilles n’entendent plus. Dans ces conditions, « quelle qu’en soit la cause, un léger mécontentement qui, au contact rapproché, peut à tout moment se transformer en haine ou en dispute, un sentiment réciproque d’étrangeté et de dégoût » apparaît. Mais quoi qu’il fasse, il finit par leur ressembler : dans la métropole, tout le monde finit par se ressembler, la vie devient uniforme.

Le seul remède contre l’uniformisation, c’est de se replier sur soi, de commencer à ne croire qu’en soi-même et, en même temps, de chercher à montrer sa différence, par ses vêtements et son attitude, de la manière la plus rapide, la plus frappante et la plus excessive possible. Qu’importe si l’on devient étrange, si ses manières deviennent affectées, si l’on se fait remarquer par ses aspérités ! L’essentiel est de réussir à attirer l’attention par sa singularité… Dans la métropole, à mesure que les corps se rapprochent dans la foule et que les espaces se rétrécissent, les âmes, pour respirer, s’éloignent les unes des autres et s’isolent, chacun vivant dans son propre labyrinthe.

Malgré tout cela, si les gens restent ensemble dans un système donné, s’ils ne se dispersent pas en disant : « Il n’y a ici rien qui fasse de nous ce que nous sommes », c’est toujours grâce à « l’argent ». Dans la métropole, l’araignée du réseau social étroitement tissé, c’est l’argent…

Alors, l’homme de la ville décrit par Simmel il y a un siècle dont les souffrances, dans notre monde techno-médiatique actuel, se sont intensifiées à l’extrême cet homme vivant dans l’économie monétaire peut-il atteindre le bonheur ?

L’argent et le bonheur

Selon Simmel, l’économie monétaire a aussi des aspects positifs. Tout d’abord, l’argent est la preuve la plus évidente que l’homme est un être capable de fabriquer des instruments en vue de ses objectifs. L’outil symbolise le génie humain, il incarne ou contient la grandeur de sa volonté et en même temps ses limites. Grâce à l’argent, nous pouvons établir des relations avec un grand nombre de personnes. Nous pouvons limiter nos obligations mutuelles à des services et produits spécifiques, connaître des satisfactions que d’autres systèmes économiques ne procurent pas. On peut également citer, parmi les avantages de l’économie monétaire, la possibilité de préserver et de maintenir les intérêts et préoccupations personnels dans un environnement libre où les individualités peuvent s’exprimer ; l’émancipation de l’ouvrier vis-à-vis des moyens de production ; et la libération des contraintes imposées par l’absolutisme ou par les limitations des groupes sociaux auxquels on appartient. Tels sont les aspects positifs de l’économie monétaire énumérés par notre penseur Georg Simmel, mais, en raison de la tragédie culturelle qu’elle engendre, il ne lui accorde pas une note positive. Dans l’économie monétaire, on ne peut pas vivre sans argent, mais avec l’argent non plus on ne trouve pas le bonheur.

Pour certains libéraux ; que Dieu les protège ; et pour mon cher professeur Atilla Yayla, tout ce qui de bon nous arrive est, en grande partie, grâce à l’argent… Lisons, dans une version abrégée, son article intitulé « Les attentes des gens dans la vie» :

« On dit que les gens débordent du désir de devenir riches et de pouvoir acheter tout ce qu’ils veulent facilement. Celui qui peut acheter ce qui lui plaît, et qui a les moyens de dépenser sans inquiétude, est une personne heureuse… Une étude réalisée aux États-Unis… a montré que ce qui rend les gens heureux, ce n’est pas tant l’argent que le statut social. L’étude a révélé que les personnes “appréciées” et “respectées” sont plus heureuses que celles qui ont de hauts revenus… Toujours selon cette étude, la félicité procurée par la richesse et l’argent diminue avec le temps, tandis que l’estime et le respect sociaux restent durables. J’avais lu, dans d’autres recherches antérieures, qu’il existait plusieurs tendances concernant le lien entre argent et bonheur. Ainsi, les personnes qui partent de zéro, voire de niveaux de revenus très bas, et qui montent les échelons du revenu grâce à leur travail et leurs affaires, éprouvent un grand bonheur. En revanche, ce même état de bonheur ne se retrouve pas chez ceux qui héritent ou reçoivent une grosse somme d’argent, en particulier chez les jeunes. Bien souvent, c’est même l’inverse qui se produit…

Ces mêmes points avaient déjà été soulignés, il y a bien longtemps, tant par les prophètes que par les philosophes. Par exemple, dans les œuvres de David Hume et d’Adam Smith, il est insisté sur le fait que les hommes possèdent le désir d’être approuvés et que ce désir joue un rôle déterminant dans la conduite humaine. Cependant, nul besoin d’être prophète ou philosophe pour voir la vérité… Je suis convaincu que l’argent, le désir et l’effort pour en gagner, la recherche de richesse et d’aisance apportent de grands bénéfices, tant à l’individu qu’à la société. L’histoire en témoigne…

Cela dit… l’argent n’est pas une fin en soi. Il devient finalement un moyen de gagner respect et reconnaissance, tout comme le succès dans le sport, la science ou l’art. Mais ce qui est certain, c’est que la contribution de l’argent et de la quête de sa possession à l’humanité est bien plus et même incomparablement plus grande que celle du sport, de la science ou de l’art. »

Les observations du professeur Yayla pourraient donner lieu à bien des commentaires. Profitons de l’occasion pour renvoyer notre lecteur à un article antérieur où nous avons présenté Adam Smith (https://kritikbakis.com/sermaye-devlet-ve-adam-smith/) et poursuivons sans trop allonger le propos.

L’argent est, bien sûr, l’un des produits les plus brillants du génie humain… Dans la structure étatique moderne d’aujourd’hui et dans les relations internationales, on peut critiquer l’argent et son économie, mais il est impossible de les rejeter totalement. Sauf si vous êtes un anarchiste pur et dur, ces points ne souffrent pas de contestation… En suivant la conceptualisation de Simmel, nous avançons, nous aussi, sous les titres « économie monétaire » et « philosophie et psychologie de l’argent ». Ce que nous voulons souligner ici tout particulièrement, c’est que dans les débats et évaluations que nous menons sur les relations entre capitalisme, libéralisme et modernité, il faut absolument ajouter la question du « papier-monnaie »… Tout cela est étroitement lié : l’un ne va pas sans l’autre.

Alors, que devons-nous faire en tournant sans cesse dans ce paradoxe ?

Simmel est d’avis que cette tragédie de la vie urbaine régie par l’économie monétaire, cette aliénation, ne peut être surmontée que par l’art. En tant qu’intellectuel vivant les difficultés de la première modernité, il cherche le remède dans l’art. Comme Nietzsche, qui disait : « S’il existe quelque chose qui puisse nous empêcher de mourir des mains de la réalité, c’est l’art et l’art seul », Simmel considère que seul l’art est plus que la vie elle-même. La vie et la forme ne peuvent se rejoindre que dans l’art. « Il n’existe pas d’époque ni de période où les individus n’aient pas eu la soif d’argent, mais on peut dire que les époques où ce désir est le plus intense et le plus grand sont celles où la satisfaction personnelle est la plus modeste, par exemple lorsque l’élévation des sentiments religieux comme finalité ultime de l’existence a perdu sa force. » Ainsi parle Simmel. Arrêtons-nous un instant ici, pour revenir un peu en arrière, à l’époque où vivait Kierkegaard.

Søren Kierkegaard, monté dans le train de la modernité à la dernière minute, c’est-à-dire l’un des premiers à l’apercevoir et à y réfléchir, avait compris que la modernité ne produisait pas seulement des objets en série, mais aussi des êtres humains en série, tous semblables. Kierkegaard a donné à cette masse produite en série le nom de « foule » et, dès ses premiers écrits, il a réagi par l’existentialisme l au milieu qui engendrait cette communauté de clichés vivants : aux médias, aux tendances politiques et culturelles, au rationalisme philosophique. Contre la maladie mortelle qu’est le désespoir, il a appelé les hommes à la vraie religion. Mais cet appel, ni Nietzsche après lui, ni Simmel ne l’ont entendu : ils ont cherché le remède dans l’art. À mon sens, l’appel de Kierkegaard, qui invitait à recourir à la spiritualité pour faire face aux difficultés de la modernité, était important. C’est encore cette voix que nous devons écouter. Car, autrement, nous ne pourrons jamais établir de parallèle entre la quête antique du bonheur et notre propre monde.

En parlant de « quête antique du bonheur », je fais référence à une conception de la félicité qui n’avait pas rompu son lien avec les vertus, où la morale et la philosophie de vie avançaient ensemble. Dans le monde traditionnel, la raison d’être de l’homme sur terre n’était pas d’être heureux, mais au contraire de s’efforcer de devenir digne du bonheur ; le bonheur était toujours envisagé avec les vertus. Les philosophes musulmans, en particulier, utilisaient le mot « es-saade » pour désigner le bonheur et, lorsqu’ils en parlaient, ils commençaient par distinguer leur propre conception de la félicité de ce que le peuple croyait être le bonheur. Pour cela, ils préféraient dire « es-saadetü’l kusva, uzma, ulya », c’est-à-dire « le bonheur suprême ». Avec la modernité (le capitalisme, l’économie monétaire), le monde est resté sans philosophie. Les choses que le peuple croyait être le bonheur sont passées au premier plan, et cette situation n’a jamais été remise en question, car il devenait inévitable, pour accroître la consommation, d’agir en fonction des plaisirs éphémères de la foule.

Oui, à ce stade, ce qui est important et sur quoi nous devons davantage insister, c’est de déterminer, dans le cadre de la spiritualité et d’une philosophie de vie morale, quelle place accorder à l’argent et quelle attitude adopter face à l’économie monétaire. Un être humain mène une lutte pour la vie et souhaite réussir. Gagner de l’argent, servir de moyen pour ouvrir une porte de subsistance grâce au travail d’autres personnes, voilà certes l’une des formes de réussite. Mais quoi qu’il arrive, il ne faut pas se livrer entièrement à l’économie monétaire ; nous devons continuer à élever notre sensibilité spirituelle comme finalité ultime de notre existence. Notre professeur Yayla dit : « L’argent n’est pas une fin en soi », mais lorsque nous mettons l’argent avant les vertus, il devient inévitablement une fin. La fonction sociale et psychologique la plus évidente de l’argent n’est-elle pas justement d’abaisser les autres finalités au rang de moyens ? Même s’il existe des contre-exemples, notre expérience ne le montre-t-elle pas ? Que nous gagnions ou non de l’argent, travaillons pour la lutte de la vie et efforçons-nous pour « le bonheur suprême ».

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