L’Essor de « l’Anti-Diplomatie » dans une Europe Affaiblie

La montée de « l’anti-diplomatie » ne tient pas à l’incapacité de l’Europe à agir, mais au fait qu’elle agit alors que personne ne le souhaite, que cela ne profite à personne, et qu’elle le fait par des moyens que personne n’approuve. Bruxelles agit à l’extérieur non parce qu’elle en a reçu le mandat, mais parce qu’un mécanisme continue de fonctionner même lorsque son objectif devient flou. À moins qu’un frein structurel ne soit imposé à ce système, le sommet de Pékin ne se soldera pas seulement par un échec. Il confirmera aussi ce que beaucoup de ses partenaires soupçonnent déjà : l’Europe ne sait plus faire la différence entre avoir une position et mettre en scène une posture.
juin 9, 2025
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La montée de « l’anti-diplomatie » ne tient pas à l’incapacité de l’Europe à agir, mais au fait qu’elle agit alors que personne ne le souhaite, que cela ne profite à personne, et qu’elle le fait par des moyens que personne n’approuve. Bruxelles agit à l’extérieur non parce qu’elle en a reçu le mandat, mais parce qu’un mécanisme continue de fonctionner même lorsque son objectif devient flou. À moins qu’un frein structurel ne soit imposé à ce système, le sommet de Pékin ne se soldera pas seulement par un échec. Il confirmera aussi ce que beaucoup de ses partenaires soupçonnent déjà : l’Europe ne sait plus faire la différence entre avoir une position et mettre en scène une posture.

Kaja Kallas : le visage de l’attitude autodestructrice de l’Europe vis-à-vis de la Chine et de son admiration haineuse envers l’Amérique

L’Europe mène aujourd’hui une diplomatie qui ne produit aucun résultat. Les politiques ne sont plus conçues pour défendre des intérêts, mais pour envoyer des signaux de vertu ou témoigner d’une loyauté transatlantique désespérée. Ce qui en résulte, ce n’est pas de l’influence, mais une illusion — dirigée par des postures théâtrales, une autorité improvisée et des dirigeants qui jouent des rôles que ni les traités nationaux ni internationaux ne définissent. Cette structure parle au nom d’une Union qu’elle ne peut pas commander, affronte des ennemis qu’elle ne peut dissuader et prêche à l’extérieur des valeurs qu’elle est incapable d’appliquer en son sein.

Le résultat : une simulation de géopolitique, dépourvue de toute capacité de modeler le réel.

L’exemple le plus flagrant de cette situation est Kaja Kallas. En quelques mois à peine, Kallas a inversé le rôle pour lequel elle a été désignée comme Haute Représentante de l’UE pour les affaires étrangères, entraînant le bloc sur la scène mondiale avec des positions conflictuelles qui sapent les intérêts mêmes qu’elle est censée défendre.

Alors que les États-Unis imposent à l’Europe des droits de douane punitifs, se moquent régulièrement de ses dirigeants ou restreignent les visas à des responsables accusés de réprimer la liberté d’expression, l’Europe s’incline face aux pressions de Washington tout en rejetant les offres de coopération de la Chine. Ce retournement diplomatique est si surréaliste qu’il semble relever de la satire — pourtant, il façonne en temps réel la politique étrangère de l’Europe.

Ce n’est pas l’erreur d’un individu égaré. C’est le reflet du système qui lui a donné ce pouvoir. Kallas est l’expression cristallisée de l’effondrement institutionnel de l’Europe — à la fois l’architecte et le produit d’un mécanisme capable d’improviser une politique étrangère à partir d’un vide juridique, et de publier des déclarations que ni les États membres n’approuvent, ni ne reconnaissent.

Dans tout système fonctionnel, cela relèverait de la performance artistique. Mais dans l’Europe d’aujourd’hui, cela est considéré comme de la gouvernance.

La décomposition a commencé avant même sa nomination. Depuis 2019, la Commission européenne trébuche sur la scène géopolitique, sans stratégie ni mandat constitutionnel, restreinte par une gouvernance de type présidentialiste, des positions incohérentes sur la Chine et une dépendance pathologique envers les États-Unis. Ce qui émerge, ce n’est pas seulement de l’incompétence, mais un désengagement institutionnel total. La diplomatie se voit alors réinventée comme théâtre d’avant-garde : bruyante, autoréférentielle et affranchie de toute contrainte.

Tragédie diplomatique en cinq actes

Les cinq scènes suivantes explorent la transformation de la politique étrangère de l’Europe en un théâtre de satire géopolitique :

Acte I. « La doctrine de la confusion chinoise » Elle commence lors de la session convoquée pour la nomination de Kaja Kallas en octobre 2024. Kallas qualifie la Chine de « partiellement malveillante » et répète sans preuves ni nuances les arguments de Washington contre Pékin. Elle enferme la Chine dans une zone grise entre concurrence et menace, que seul l’alliance atlantique serait censée pouvoir gérer. Lorsque Trump revient au pouvoir et que l’alignement transatlantique disparaît du jour au lendemain, Bruxelles se retrouve à parler un dialecte politique que plus personne ne comprend.

Acte II. « L’humiliation de Munich » Elle survient inévitablement. Lors de la Conférence de Munich sur la sécurité en février 2025, le vice-président américain JD Vance tourne en dérision l’insignifiance de l’Europe, devant ses propres dirigeants. Réaction ? Le silence. Kallas prend ensuite la parole avec un courage désespéré :« Il semble que les États-Unis cherchent à se disputer avec l’Europe », dit-elle, avant d’ajouter : « Le monde libre a besoin d’un nouveau leader. C’est à nous, Européens, de relever ce défi. » Une proposition écrasée sous le poids de son propre ridicule. Ces mots mêlaient vœux pieux, lâcheté, vaines incantations et trahison de son mandat diplomatique. Munich révéla une vérité : l’Europe est cet invité qui croit encore à la fête, alors qu’elle est déjà finie.

Acte III. « L’humiliation de Washington » La visite de Kallas à Washington, fin février 2025, visait à réaffirmer le partenariat transatlantique. Elle tourna au désastre : le secrétaire d’État Marco Rubio refusa de la rencontrer, bien qu’elle fût déjà sur place — une situation sans précédent. Ce que Bruxelles croyait être une « coordination » apparaissait désormais clairement comme une « supplication ». Ce mépris n’était pas personnel, mais pédagogique : les États-Unis étaient passés de l’ignorance à l’humiliation méthodique, dans le but d’enseigner à l’Europe sa propre insignifiance.

Acte IV. Lors du Dialogue Shangri-La à Singapour, Kallas déclara : « Si vous êtes inquiets à propos de la Chine, vous devriez aussi vous inquiéter à propos de la Russie », présentant le partenariat sino-russe comme la menace unifiée de notre temps. Elle accusa Pékin, non sans raison, de renforcer la machine de guerre de Moscou — tout en omettant soigneusement la complicité européenne dans ce même renforcement.

Comme l’a récemment reconnu Dan Jørgensen, commissaire européen à l’énergie et au logement, les États membres de l’UE ont, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, dépensé pour les combustibles fossiles russes une somme équivalente au coût de 2 400 avions de chasse F-35. Si quelqu’un a financé le budget de guerre de Poutine, il semble bien que ce soit l’Europe elle-même. Pourtant, au lieu d’affronter cette arithmétique dérangeante, les accusations sont projetées vers l’extérieur avec la confiance de quelqu’un qui n’a jamais vérifié ses propres reçus.

De plus, la relation sino-russe, souvent décrite comme monolithique, est en réalité pleine de frictions. Moscou s’irrite du manque de volonté de Pékin d’acheter autre chose que de l’énergie, et craint que les produits chinois n’envahissent les marchés laissés vacants par les marques occidentales. De son côté, la Chine s’oppose systématiquement aux menaces nucléaires de la Russie. Mais cette complexité nuit à la mise en scène. Pour maintenir le récit, Kallas doit ignorer autant les contradictions de ses partenaires que les échecs de ses alliés : les faits ne doivent pas gâcher un bon titre.

Les relations entre l’Inde et la Russie suscitent moins de controverse. Tandis que Bruxelles se concentre sur le soutien de la Chine à Moscou, elle ignore le flux important d’armes et de commerce entre la Russie et l’Inde. Selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), l’Inde a représenté 38 % des exportations majeures d’armement de la Russie entre 2020 et 2024, devenant ainsi son principal client.

Parmi ces exportations figurent des systèmes qui, s’ils étaient vendus ailleurs, pourraient être considérés comme déstabilisants, ainsi que des livraisons qui contribuent à atténuer l’impact des efforts d’isolement économique dirigés contre la Russie. Pendant ce temps, la Commission européenne a conduit en février dernier à Delhi la plus grande mission diplomatique de son histoire, en y envoyant 21 commissaires ; pourtant, cette délégation a soigneusement évité d’évoquer les liens croissants de l’Inde avec Moscou ou la situation dégradée des droits de l’homme dans le pays.

Tout cela est simplement ignoré, car cela ne cadre pas avec le récit de Bruxelles. Remettre en question l’Inde compliquerait les fantasmes indo-pacifiques de l’UE, et y faire face révélerait l’incohérence d’une stratégie qui voit la Chine comme une menace et l’Inde comme un partenaire, même lorsque leurs comportements vis-à-vis de la Russie convergent. Le problème n’est donc pas l’ampleur de la complaisance, mais la sélectivité de l’attention.

Acte V. Le “Théâtre du Tyrol” marque le point final logique, annonçant le dernier acte à venir avec une absurdité opératique. L’UE organise un spectacle sur « l’enseignement multilingue » au Tyrol, en compagnie du ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi. Selon Finbarr Bermingham du South China Morning Post, l’objectif est de mettre en contraste la supposée tolérance linguistique de l’Europe avec les politiques “répressives” de la Chine au Tibet et au Xinjiang.

Dans cette production surréaliste, le rôle principal est tenu par Kallas ; dans le même temps, le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, fait pression pour que le catalan, le basque et le galicien deviennent des langues officielles de l’UE — alors même que tout le monde parle couramment l’espagnol. Ce geste ne concerne pas les droits linguistiques ; il s’agit d’un accord conclu avec un fugitif pour assurer son maintien au pouvoir, même si la Constitution espagnole elle-même ne reconnaît pas ces langues comme officielles.

Le parallèle est évident : ce que Sánchez fait à l’intérieur de l’UE, Kallas le fait à l’extérieur ; tous deux politisent les institutions non pas pour servir les intérêts européens, mais pour renforcer leur propre influence. La logique est la même, seule l’échelle diffère.

La guerre en Ukraine a révélé ce parallèle, exposant le vide théâtral au cœur de la diplomatie européenne. Kallas aurait pu saisir l’opportunité d’être une voix sérieuse en soutenant un véritable processus de paix. À la place, c’est Trump qui a fait le premier pas. Son attitude conflictuelle, plus enracinée dans les traumatismes historiques de l’Estonie que dans ses responsabilités actuelles, a davantage mis en lumière son incapacité à représenter l’Europe dans son ensemble.

Sánchez n’est pas différent. Depuis le début de la guerre, l’Espagne a dépensé 6,9 milliards d’euros pour l’énergie russe, soit presque sept fois plus que ce qu’elle a promis en aide militaire à l’Ukraine (1 milliard d’euros). Pourtant, cela ne l’a pas empêché de poser aux côtés du président ukrainien Volodymyr Zelensky à chaque occasion. Selon la propre logique de Bruxelles, pour chaque euro espagnol envoyé à la résistance ukrainienne, sept euros espagnols soutiennent l’envahisseur.

Malgré tout, sorti de ce cirque de contradictions, Bruxelles s’apprête maintenant à donner des leçons à Pékin sur les droits linguistiques. Alors que l’anglais est langue officielle à Hong Kong et le portugais à Macao, l’UE — sans politique linguistique unifiée ni base juridique dans ses traités nationaux ou internationaux pour ses relations extérieures — se pose en arbitre de la liberté linguistique. Ce faisant, elle agit sans capacité à définir sa propre politique étrangère, dépourvue de l’expertise, de la cohérence et de l’unité qu’elle prétend incarner, tout en continuant à commercer dans les coulisses avec les pays qu’elle critique en public.

En fin de compte, les traités nationaux et internationaux n’ayant pas doté l’UE d’un véritable mécanisme de politique étrangère, Kallas a redéfini son propre rôle à l’image d’une résolution finale du Parlement européen : bruyante, totalement auto-congratulatoire et entièrement insignifiante.

Le Règlement de comptes de Juillet

Toute cette chorégraphie converge vers le sommet UE–Chine prévu en juillet à Pékin. Pour en garantir l’échec, Kallas utilise tous les outils à sa disposition : déclarations provocatrices, moralisme creux et performatif, et l’inspirant gambit tyrolien : du sabotage reconditionné sous l’apparence de la stature d’homme d’État — une leçon magistrale sur comment aliéner ses partenaires sans rien accomplir.

En poursuivant cet agenda, Bruxelles a confondu mouvement et autorité, bruit et influence, posture morale et objectif. La politique étrangère se fabrique désormais comme une œuvre d’art conceptuelle : provocante dans sa forme, vide dans sa fonction, et signifiante uniquement pour les initiés. La doctrine Kallas — si l’on peut l’appeler ainsi — n’est pas une stratégie, mais une méthode : provoquer des frictions, revendiquer la vertu, ignorer les conséquences.

Mais Kallas n’est pas seul dans cette comédie (buffa) européenne. Le système le permet. La conception institutionnelle de l’Union autorise les gestes sans mandat, et les déclarations non coordonnées. Ce qu’on appelle diplomatie n’est en réalité qu’un remplissage de vide — car dans le système européen, personne ne sait ce qu’il doit dire, ni ne veut assumer la responsabilité de dire ce qui devrait être dit.

L’ascension de « l’anti-diplomatie » n’est pas le symptôme d’une incapacité à agir, mais plutôt d’une propension à agir sans que personne ne l’ait demandé, sans bénéfice pour quiconque, avec des moyens que personne n’a validés. Bruxelles agit à l’extérieur non parce qu’elle en a reçu l’autorisation, mais parce que le mécanisme continue de fonctionner même lorsque l’objectif est devenu flou. Si personne ne vient imposer un frein structurel à ce système, le sommet de Pékin ne se soldera pas seulement par un échec. Il confirmera aussi ce que de nombreux partenaires soupçonnent déjà : l’Europe ne sait plus faire la différence entre avoir une position et jouer une scène.

 

*Sebastián Contin Trillo-Figueroa est un stratège géopolitique basé à Hong Kong, spécialisé dans les relations Europe-Asie.

Source : https://asiatimes.com/2025/06/the-rise-of-antidiplomacy-in-a-powerless-europe/

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