Alors que l’ordre médiatique contemporain s’est habitué à considérer chaque mot venu de l’Occident comme une vérité absolue, les réseaux sociaux sont devenus les annonciateurs d’une nouvelle révolution. Désormais, les voix locales peuvent résonner jusqu’aux consciences du monde entier.
La vérité ne jaillit plus d’un centre unique : elle s’élève de la poussière, des routes de l’exil, des maisons effondrées. C’est pourquoi, avant de parler de génocide, il faut d’abord se taire, puis se pencher et toucher la terre de ses mains. Sinon, ce qui sera raconté ne sera qu’un récit — un voile de soie posé sur une tragédie écrite avec du sang…
De la Bosnie au Rwanda, de la Birmanie à Gaza, il existe sur la carte du monde une géographie de la douleur, tracée avec du sang. Dans ces terres meurtries, les massacres perpétrés ne sont pas seulement l’œuvre des forces armées, des régimes despotiques ou des politiques impérialistes. Ils portent aussi la marque de journalistes et d’intellectuels qui ont perdu leur plume, leur voix, leur conscience. Peut-être sont-ils les véritables responsables : ceux qui ont détourné le regard, déformé les récits, étouffé la vérité derrière des rideaux de silence… Ces « détenteurs du savoir » qui parlent de tout sans jamais avoir vécu quoi que ce soit sur place sont les complices silencieux des meurtres les plus discrets de notre époque.
Aujourd’hui, alors que le monde a les yeux rivés sur le génocide en cours à Gaza, certains journalistes et intellectuels continuent délibérément de ne pas voir la réalité.
Mais qu’est-ce qu’un vrai journaliste, sinon un témoin du temps ? Et qu’est-ce qu’un véritable intellectuel, s’il se tait face à l’incendie dévastateur de la vérité ? Le célèbre penseur Bertrand Russell, peu avant sa mort en 1970, avait pris part, avec un corps affaibli par la maladie, à une manifestation pour dénoncer les massacres perpétrés par Israël en Palestine. Ce cri, à lui seul, rappelait à ceux qui ont oublié ce qu’est la conscience, ce qui mérite le silence et ce qui exige un cri. Aujourd’hui encore, des figures telles que l’actrice hollywoodienne Susan Sarandon ou l’écrivain américain Chris Hedges continuent de porter la voix de Gaza.
Car la guerre ne se joue plus seulement sur le sol, mais aussi sur les écrans, dans les mots, les images, les récits. Il y a des vies étouffées non pas par les bombes, mais par le silence des nouvelles. Un lieu que la caméra ignore devient un lieu exclu de l’Histoire — et tout ce qui échappe à l’Histoire peut être anéanti de nouveau, sans peine.
Parfois, un seul mot accomplit ce que mille balles n’ont pu faire. Voilà pourquoi le journalisme n’est pas qu’un simple travail de rédaction : il est une veille au nom de la vérité. Et dans cette veille, quelques journalistes résistent encore à l’oubli. Parmi eux, Ed Vulliamy, reporter pour The Guardian, parvint, le 5 août 1992, à pénétrer dans le camp de concentration d’Omarska, à Prijedor en Bosnie, aux côtés de Penny Marshall et Ian Williams de la chaîne ITN. Ce jour-là, le monde fit face au visage nu de la honte. La une titrée « La honte du camp d’Omarska » n’était pas seulement une nouvelle : c’était un miroir tendu à l’humanité.
Pendant le siège de Sarajevo, la journaliste de CNN Christiane Amanpour interpella avec force le président américain Bill Clinton en direct : son micro n’était plus celui de la caméra, mais celui de la conscience. Même Ratko Mladić, surnommé le « Boucher des Balkans », ne cacha pas son irritation face à ses reportages. Car la vérité dérange toujours les criminels — inlassablement.
Mais ce courage, tous les journalistes ne l’avaient pas. À la même époque, au Rwanda, environ un million de personnes furent massacrées en l’espace de seulement cent jours. Et pourtant, pas une once de l’attention médiatique accordée à la Bosnie ne fut consacrée au Rwanda.
À ce moment-là, les médias américains s’attardaient sur l’agression d’une patineuse artistique contre sa rivale, le procès d’un joueur de football, ou encore l’élection de Mandela à la présidence. Le génocide, lui, s’éteignait silencieusement, relégué dans un coin de l’écran, à la marge de l’actualité. Les images qui suivirent ne montrèrent que des cadavres en décomposition. On n’y voyait ni l’instant de la mort, ni la sauvagerie dans les yeux des bourreaux, ni les cris déchirants des victimes.
La vidéo de deux minutes enregistrées par le journaliste britannique Nick Hughes demeure le seul témoignage filmé de ce génocide. Elle date de cinq jours après la chute de l’avion du président Habyarimana. Et pourtant, ce jour-là, seuls deux journalistes étrangers étaient présents au Rwanda. Le champ de bataille était muet ; les médias, sourds.
Le Canadien Allan Thompson résumait cette douloureuse vérité dans son ouvrage Les Médias et le Génocide rwandais : Il n’y avait pratiquement aucun journaliste sur le terrain.
Les images mirent du temps à parvenir, faute d’équipements adéquats ; l’humanité a découvert ce génocide avec un décalage temporel. Or, une vérité arrivée trop tard ne se chuchote souvent qu’aux pierres tombales.
Tout article rédigé sans avoir foulé le sol ressemble à une naissance sans césarienne. Les plumes qui n’ont pas vu le sang, qui n’ont pas respiré la poussière, qui n’ont pas entendu les tirs, ne produisent que des abstractions théoriques. On aura beau lire des milliers de livres, aucun mot ne saura décrire la douleur avec autant de vérité qu’une larme de mère ayant perdu son enfant. La vérité résonne dans les phrases du journaliste qui marche dans la poussière, qui survit en passant entre les cadavres.
Et pourtant, ce sont les journalistes locaux qui ont porté la voix la plus authentique de cette tragédie. Mais beaucoup ont été réduits au silence, ou condamnés à l’invisibilité dans l’ombre de leurs confrères « internationaux ». Certains journalistes, sans jamais se rendre sur place, se contentèrent de réduire l’événement :
« Un conflit tribal », disaient-ils.
« Des tensions ethniques. »
« Une guerre arabe. »
Ils ont résumé le génocide à un simple titre de thèse sociologique. Ainsi, le bourreau et la victime furent mis sur un pied d’égalité dans la même phrase, et la justice se perdit entre les mots.
Il ne faut jamais l’oublier : un génocide est une attaque non seulement contre les corps, mais aussi contre la justice, la mémoire et le langage. Et lorsque les médias rendent visible une région, l’opinion publique mondiale s’y tourne. Mais à travers quels regards se construit cette visibilité ? À Gaza, les journalistes locaux ont rapporté l’information en traversant la mort chaque jour. Et pourtant, certains correspondants étrangers se sont dédouanés en prétendant « ne pas avoir accès à l’information ». L’information, pourtant, était là. Elle ne restait invisible que pour ceux qui refusaient de la voir.
Dès lors, une question s’impose :
Comment un journaliste qui n’a jamais mis les pieds sur le terrain peut-il avoir l’audace de parler de l’anéantissement d’un peuple ? De quel crime cette audace couvre-t-elle la trace ?Quelle vérité cherche-t-elle à étouffer ?
Alors que le système médiatique moderne a pris l’habitude de considérer chaque mot venu de l’Occident comme une vérité, les réseaux sociaux ont annoncé une nouvelle révolution. Désormais, les voix locales peuvent atteindre les consciences du monde entier. La vérité ne jaillit plus d’un centre unique, mais s’élève de la poussière, des chemins de l’exil, des maisons en ruine.
C’est pourquoi, avant de parler d’un génocide, il faut d’abord se taire, puis se pencher pour toucher cette terre. Sinon, ce qui sera raconté ne sera qu’un conte — un voile de soie posé sur une tragédie écrite avec du sang…