Trump cherche à redessiner la ville de Gaza, tout comme il cherche à remodeler l’image des Palestiniens dans l’esprit des peuples, afin d’effacer l’identité culturelle du peuple de Gaza ainsi que la conscience politique qui l’a façonnée. L’accent mis sur le « radicalisme » dans le discours de Netanyahou devant le Congrès américain peut être lu comme une partie intégrante de ce plan. Nous verrons ensemble dans quelle mesure l’effort de longue date visant à positionner la Palestine comme l’élément incompatible (terroriste) d’un « Moyen-Orient pacifique » souhaité depuis longtemps, a réussi. Toutefois, le profond silence et l’absence de réaction qui ont suivi le plan de Trump révèlent qu’un processus de production du consentement est bel et bien en cours.
Le 7 octobre, l’opération menée par la branche armée du Hamas, représentant élu du peuple de Gaza, a eu un impact profond non seulement au Moyen-Orient, mais dans le monde entier. En prenant pour prétexte l’opération « Déluge d’Al-Aqsa », Israël a transformé les massacres qu’il perpétue depuis 80 ans en une politique de génocide systématique. Réduire ce génocide à une simple perte de vies palestiniennes entraînerait des conclusions très erronées. Ce processus a révélé que de nombreux concepts et réalités produits par diverses expériences dans l’histoire mondiale, et censés être des valeurs communes de l’humanité, ne prennent en compte que certains êtres humains. Il est ainsi apparu que des notions telles que les droits de l’homme, la démocratie et la primauté du droit ne s’appliquent pas au peuple palestinien, ce qui prouve l’incohérence politique et morale des États dits développés. D’un autre côté, la voix faible des États partageant avec le peuple de Gaza une identité religieuse, des liens de sang ou un destin géographique commun permet aussi la poursuite de ce génocide sous les yeux du monde.
Immédiatement après son élection, le président américain Trump a annoncé au monde un projet concernant Gaza et a déplacé le débat vers un tout autre point. Selon l’administration américaine, qui insistait sur l’évacuation de Gaza et la construction d’une nouvelle ville, ce projet pourrait aussi résoudre les problèmes du peuple palestinien. Lorsqu’ils ont illustré leur volonté de transformer Gaza en une ville moderne du Moyen-Orient semblable à Dubaï, ils ont également révélé qu’il ne s’agissait pas d’un simple projet de transformation urbaine. En effet, selon le plan, le peuple de Gaza devait être évacué vers certains pays, notamment l’Égypte. Il n’est pas difficile d’imaginer que le peuple palestinien, vivant en exil depuis de nombreuses années, ne consentirait pas à un nouveau plan de déportation. Il est évident que ce déplacement et cette construction, déguisés sous le nom de transformation spatiale de Gaza, visent à éliminer la structure culturelle et sociale. Car, contrairement à des milliers d’années, nous assistons ces dernières années à un glissement de l’identité arabe, qui tirait autrefois sa texture culturelle et politique du Levant, vers le Golfe, axé sur la consommation. On peut dire que, dans de nombreuses régions du monde, l’identité arabe, bien qu’elle n’ait pas encore perdu ses formes habituelles de primitivisme, est en train de vivre une transformation centrée sur une consommation imprégnée de morale moderne. La forme de résistance du peuple palestinien et la lutte pour la libération du peuple syrien portent un potentiel de résistance tant spatial que culturel face à cette identité artificielle que l’on cherche à construire. Les villes de ces deux peuples abritent également une mémoire critique dans la construction de l’identité sociale et culturelle. Ce lien naturel entre espace et mémoire culturelle possède aussi le potentiel de créer les outils symboliques de la lutte prolongée du peuple palestinien. Des villes telles que Gaza, Damas, Alep, Amman, Bagdad, Jérusalem, Diyarbakır, Istanbul, etc., portent la prétention d’être des centres porteurs des codes de la construction identitaire et de la résistance au colonialisme. D’un autre côté, les villes artificielles des pays du Golfe ont la particularité d’être les centres d’une nouvelle identité arabe, axée sur la consommation tant des objets que des valeurs. Ces deux foyers spatiaux peuvent aussi être considérés comme des contextes de construction d’opposés tels que liberté/esclavage ou maison/prison.
La transmission, sous l’effet du chaos causé par près d’un siècle de guerres et de destructions dans les anciennes villes du Moyen-Orient, de leur prétention à la centralité à certaines villes du Golfe – qui, dépourvues de racines historiques et de texture culturelle, se sont symbolisées en tant qu’espaces de vie pour des individus nouvellement enrichis – constitue un problème majeur qui affecte le présent et l’avenir. Bien que cette situation soit nouvelle pour le Moyen-Orient, le monde a connu à différentes époques des exemples similaires.
Napoléon nomme Haussmann préfet de Paris afin de consolider son pouvoir dans la ville tout en construisant celle-ci de manière à préserver d’autres équilibres. Entre 1853 et 1870, Haussmann lance un projet de rénovation urbaine d’une ampleur gigantesque visant à éliminer les problèmes urbains et à donner à Paris l’apparence d’une ville moderne. Avec ces projets, de nouveaux boulevards, banlieues, places et parcs sont construits, et la ville est entièrement recréée. Paris cesse d’être la maison de ses habitants pour devenir l’espace conflictuel de la modernité destructrice. L’interminable relation entre maison et espace évoque l’équation entre liberté et résistance. Berman conçoit la modernité comme un paradigme de la maison, une tentative de l’homme de ressentir son existence dans ce monde. Mais il affirme aussi qu’en devenant définissant, cette modernité apporte dans notre maison un tout nouveau problème : celui d’un homme construisant pour lui-même une prison cauchemardesque ! Alors que Paris était autrefois la maison des pauvres et des autres citadins, elle devient rapidement la prison des classes en conflit. Dans la perspective tracée par Berman, les centres qui construisent la texture culturelle incarnent la maison, tandis que les espaces qui détruisent les identités, y compris celle de la maison, ont une dimension carcérale. Il préfère la continuité à la division, l’unité au morcellement (fragmentation). Cette continuité commence à se manifester dans l’espace. À mesure que la ville se modernise, elle modernise aussi les âmes de ceux qui y vivent. Les habitants sont dans la ville, mais en même temps, la ville est en eux. Les libertés publiques ne peuvent s’exprimer librement que dans les espaces publics ouverts appartenant à la ville. Lorsque Haussmann détruit Paris, il joue certes avec la mémoire sociale, mais rend peut-être en même temps, involontairement, la ville accessible à tous ses habitants dans leur transparence. Berman voit dans cet espace construit autour des boulevards par Haussmann les contradictions de la modernité. Selon lui, les habitants de la ville – les nouveaux pauvres – n’ont pas quitté Paris lorsque leurs quartiers, où ils vivaient depuis des siècles, furent détruits ; au contraire, ils sont devenus visibles.
Le peuple de Gaza symbolise, individuellement, l’âme de l’espace que l’on cherche à détruire. La structure culturelle et spatiale que l’on tente d’anéantir peut faire revivre son esprit dans la diaspora par la reconstruction de la culture palestinienne, faisant circuler cette âme dans les rues. L’identité que l’on tente de rendre invisible à Gaza peut ainsi être transférée dans d’autres rues et y reconstruire la Palestine. C’est justement pour cela que l’on cherche à procéder au déplacement du peuple de Gaza, en le dépouillant de son identité. Le but est d’arracher la Palestine à son unicité en tant que partie du monde musulman et de l’Orient ancien, notamment en l’inscrivant dans le cadre du concept de “terrorisme”. Gaza, présentée comme l’un des foyers du chaos engendré par trente ans d’expérience salafiste, se bat également contre cette image qu’on tente de lui coller.
Ce que Napoléon, et par extension Haussmann, a tenté de faire à Paris, les États-Unis cherchent aujourd’hui à le faire dans les villes centrales d’une culture qui a façonné ce que l’Occident appelle le Moyen-Orient. Plus Gaza est rendue invisible, plus l’esprit de résistance imprégnant la dimension publique de cet espace s’étend à d’autres villes du monde sous forme de protestations et de défiance envers le système, touchant différents niveaux de la vie. Lorsque Haussmann a transformé Paris, il ne l’a pas fait par humanisme en construisant des rues aux sols plus souples ; mais le visage politique de Napoléon devait à la fois satisfaire le peuple et renoncer à l’ambition de faire asseoir les pauvres à la même table que les riches, même si ceux-ci devenaient moins visibles dans la nouvelle image de Paris. Les boulevards plus larges, conçus pour bloquer les insurgés lors des événements de 1845, étaient aussi le signe que l’État instaurait un nouveau réseau de communication rapide.
Aujourd’hui, les nouvelles formes de localisation et la réduction de l’univers social des Palestiniens sont des conséquences claires du régime d’enfermement mis en œuvre par les États-Unis et Israël. Comme Haussmann, Trump cherche à faire de Gaza une partie du réseau de communication sécurisée et de survie d’Israël. Cela permettrait l’expansion vers le nord de la nouvelle identité arabe de consommateur, déviée vers le Golfe.
Bien sûr, avant toute reconstruction, le peuple de Gaza est destiné à subir un génocide choquant, une pauvreté profonde, et en conséquence, une migration forcée. Cela signifie également l’exil d’une culture politique dynamique. Les pauvres dont les maisons furent détruites dans les ruelles de Paris décrits par Berman, et les Juifs menant une vie de ghetto à Venise selon Sennett, sont comparables au peuple de Gaza pour comprendre le lien entre espace et identité. À travers l’histoire, le lien entre pauvreté et maladies épidémiques est aussi un lien spatial. Les épidémies s’installent dans les banlieues de la ville. À cette époque, Venise est submergée par le chaos produit par l’inégalité. Même si les maladies envahissent toute la ville, ce sont les Juifs confinés dans le ghetto qui sont considérés comme le véritable problème. Le peuple croit que la syphilis se transmet non seulement par voie sexuelle mais aussi par simple contact avec les Juifs. Ces quartiers, parties pourries du corps de la ville, engendrent rapidement la peur du contact et le besoin de rupture. Le peuple palestinien, tout comme les Juifs de Venise à cette époque, est en train d’être transformé en une société dont on a peur, que l’on n’ose ni aider ni toucher, même par ses propres semblables ou les pays voisins.
Trump souhaite non seulement redessiner la ville de Gaza afin d’anéantir l’identité culturelle du peuple gazaoui et la conscience politique qui l’a façonnée, mais il tente aussi de remodeler l’image des Palestiniens dans les esprits des peuples, en les désignant comme source du terrorisme et du chaos. L’accent mis sur le « radicalisme » dans le discours de Netanyahou au Congrès des États-Unis peut être interprété comme une partie intégrante de ce plan. Nous verrons ensemble dans quelle mesure l’effort visant à positionner la Palestine comme l’élément perturbateur (terroriste) d’un « Moyen-Orient pacifié » tant désiré depuis des années a porté ses fruits. Toutefois, le profond silence et l’absence de réaction suscités par le plan de Trump révèlent le fonctionnement d’un processus de production du consentement.
Les acteurs de l’effort visant à transformer les Gazaouis en une société « pestiférée » ou Gaza en une ville imprégnée de l’odeur de la mort rappellent les Juifs accusés d’avoir propagé la syphilis à Venise, et certains États intoxiqués par le poison des « intérêts nationaux ». Dans ce contexte, Trump apparaît comme un prêcheur porteur de solutions. Pourtant, l’esprit de résistance de Gaza semble désormais capable d’offrir aux peuples, à l’aube d’un nouveau monde, une dynamique de changement.
[1] Nusret Altundağ, İdeolojilerde İktidar Mekan İlişkisi, Mémoire de Master inédit.
[2] Berman, M. (2024). Tout ce qui est solide se volatilise, trad. Ümit Altuğ & Bülent Peker, İletişim Yayınları.
[3] Taraki, Lisa. Enclave Micropolis : The Paradoxical Case of Ramallah/Al-Bireh, Journal of Palestine Studies, Vol. XXXVII, No. 4 (Été 2008), pp. 6–20.
[4] Sennett, R. (2008). La chair et la pierre : le corps et la ville dans la civilisation occidentale, trad. Tuncay Birkan, Metis Yayınları.