Le caractère de chevalier terrestre de la Turquie peut, en accédant aux mers ouvertes et à l’azur infini – ce que les Allemands et les Russes ne peuvent réaliser pour des raisons géographiques –, inaugurer une nouvelle ouverture géopolitique et permettre un saut historique inédit, une véritable renaissance. C’est alors qu’une qualité humaine capable de penser rationnellement, dotée d’un horizon universel, créative, productive, courageuse et libre pourra émerger, entraînant une élévation correspondante de la qualité de l’État. Seule cette transformation profonde permettra de dépasser les débats stériles produits par les caractères et conditions actuels, et de favoriser une concentration de personnalité et la dignité en phase avec la dynamique du monde réel. Cela représente une authentique révolution morale.
Une critique de la société pour le nouveau siècle
Les analyses portant sur la structure des sociétés ne couvrent sans doute pas toute la réalité. Cependant, elles nous aident à saisir les aspects essentiels et dominants des faits.
Une réflexion sur les caractéristiques sociales de la Turquie permettra également de mieux comprendre les traits fondamentaux des réalités existantes, bien qu’elles puissent comporter des exceptions selon les périodes et les circonstances. Cet effort de compréhension inclut aussi l’identification précise et la critique des caractéristiques issues des conditions historiques et sociales. C’est justement cette approche critique qui a été l’un des principaux moteurs du passage des systèmes agraires militarisés à l’ère industrielle, puis à l’ère de l’information.
La critique de la société, notamment depuis l’époque des réformes du Tanzimat, a suscité des réactions opposées et nourri un courant conservateur fondé sur la défense du passé. La confrontation, depuis deux siècles, entre le courant occidentaliste-réformiste et le courant conservateur-statutaire a produit une société physiquement et mentalement épuisée. Cette dynamique a installé un réflexe d’État obsédé par la sécurité, la survie et la permanence. Or, le développement et le progrès ne sont possibles que dans un environnement confiant, libre et critique, et non sous l’emprise de cette mentalité négative qui imprègne l’État et la société.
D’une manière ou d’une autre, la Turquie a traversé les deux derniers siècles dans cette turbulence chaotique, avançant par moments, reculant à d’autres, mais en sacrifiant de nombreuses vies. Les esprits les plus brillants de la société ont été anéantis par des politiques dictées par une obsession maladive de la sécurité, alors que des solutions bien plus simples étaient envisageables. La richesse nationale a été gaspillée dans des conflits internes souvent artificiels. L’accumulation intellectuelle a été engloutie dans ces contradictions et affrontements idéologiques absurdes. Aujourd’hui, la société est totalement fragmentée, chaque groupe glorifiant un moment historique précis tout en diabolisant ce qui précède ou suit.
L’État, ainsi que diverses organisations et mouvements idéologiques, ethniques et religieux qui semblent lui être opposés mais qui, en réalité, en sont une simple reproduction inversée, ont transformé le pays en un immense panthéon païen et idolâtre. Dans cet univers rempli de divinités, d’idoles, de figures sacrées, de leaders éternels, de messies sauveurs, de concepts tabous et de mots-fétiches, chacun cherche à imposer aux autres l’adoration de sa propre croyance. Pourtant, en réalité, personne ne croit sincèrement en quoi que ce soit. Tout ce qui est vrai, juste, authentique, essentiel et universel a été réduit à un simple outil servant des intérêts particuliers.
La destruction sociale qui s’est poursuivie comme une extension de l’effondrement politique de l’Empire ottoman doit aujourd’hui être stoppée. Il s’agit là du principal défi intellectuel. Toutes les formes de pensée idolâtres ayant conduit à cette situation, tous les faux dilemmes et conflits (République, religion, laïcité, sectes, origines ethniques, etc.), ainsi que toutes les formes de partisans aveugles et consuméristes, doivent désormais être dépassés.
Dans cette perspective, il est fondamental que la pensée critique ne soit plus un simple outil de prestige intellectuel, mais qu’elle devienne une valeur essentielle imprégnant tous les aspects de l’État et de la société. Si la Turquie ne parvient pas à instaurer un cadre où toute forme d’idolâtrie est remise en cause et où seules la vérité concrète et les objectifs authentiques sont valorisés, elle manquera encore une fois le tournant du nouveau siècle. Toutes les opportunités positives héritées de l’histoire et de la géographie seront de nouveau sacrifiées à ces conflits stériles.
Dans l’analyse critique de la société, le problème central réside dans le caractère « armée-nation », et la principale lacune est une approche géopolitique dominée par une vision terrestre, éloignée de la mer. Ces éléments constituent une caractéristique commune à l’ensemble de la société turque, malgré toute sa diversité ethnique, religieuse et sectaire. Ils peuvent être interprétés non seulement comme la source de nombreux problèmes, mais aussi comme un potentiel levier de solutions.
Armée-Nation : Pouvoir, Autorité et Attachement au Statut
Ahmet Mithat Efendi, un intellectuel de la période des réformes du Tanzimat, résume ce caractère en se basant sur l’incapacité de la société à exceller dans le commerce et l’art : « Notre histoire nous montre que notre première émergence a eu lieu sous la forme d’une nation militaire, et bien que l’on ait réussi à démontrer certaines compétences dans l’industrie et à étendre notre commerce jusqu’à certaines côtes de la Méditerranée, il est indéniable que cette réussite vient principalement de la partie non musulmane de notre nation plutôt que de la partie musulmane. Si l’on compare la proportion des éléments militaires au sein de notre société islamique avec la quantité d’armée que nous avons envoyée à certaines guerres notoires, il apparaît clairement que nous avons été une nation entièrement militaire jusqu’à des périodes relativement récentes, et peut-être même aujourd’hui encore. Autrefois, il était dit qu’un musulman ne faisait pas partie des classes militaires, telles que les janissaires, les spahis et autres, et cette parole était véridique. Pourtant, l’évolution de l’art et du commerce ne peut être accomplie que dans la paix, et même dans une paix durable. Or, les années passées dans la paix ont été extrêmement rares pour nous. » (Ahmet Mithat, Ekonomik Politik, cité par Şerif Mardin, Siyasal ve Sosyal Bilimler, İletişim Yay. 1992, p.92).
Parallèlement à ce caractère national, l’armée est perçue parmi la population comme « la Caserne du Prophète » et l’essence même de l’État. Elle est la garante de la survie et de la sécurité de la nation et de la patrie. L’arrivée et la consolidation des principautés seldjoukides et de l’Empire ottoman dans la région, leur adoption de la guerre sainte et leur ascension vers l’hégémonie politique ont été réalisées grâce à l’esprit de guerre et de conquête. Cette tradition guerrière a persisté même pendant les étapes de formation de l’État, où la principale occupation des éléments musulmans était la guerre et les professions associées. L’Empire ottoman a laissé le commerce et l’art aux autres groupes. C’est peut-être pour cette raison que de nombreux historiens, lorsqu’ils analysent les causes de la chute de l’Empire ottoman, soulignent le rôle de la dépendance économique vis-à-vis de l’Occident, contrôlée par les minorités non musulmanes. Les racines de cette caractéristique dominante résident dans la longue période vécue sous un ordre semi-militaire. L’importance particulière et la fidélité accordées à l’État et à l’armée en sont également les conséquences.
Contrairement aux sociétés occidentales, où la richesse et la structure sociale sont réparties en des domaines autonomes, la société turque est dominée par une structure où le pouvoir et le statut sont concentrés dans l’État. En effet, pendant les périodes de prospérité de l’Empire ottoman, l’État et l’armée étaient d’abord et avant tout renforcés, et lors du processus de déclin — et encore aujourd’hui dans chaque milieu politique — le premier réflexe a été de « sauver » l’État, de le « réformer », comme le montre l’histoire. Ce rôle central de l’État et de l’armée, représentée par son pouvoir, ne s’est pas formé comme une situation temporaire imposée par des nécessités pratiques, mais est devenu une idéologie forte qui a imprégné l’imaginaire collectif.
Dans ce sens, il est plus réaliste d’analyser la structure sociale de la Turquie non pas à travers une analyse de classes ou une dichotomie cercle-périphérie, mais en utilisant un schéma pyramidal de centre-périphérie. La société peut être expliquée par un modèle qui va du haut (ceux qui gouvernent, les détenteurs du statut, l’autorité) vers le bas (les sujets, le peuple, les administrés). Le centre est en haut, la périphérie en bas. L’État et le peuple, ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés, l’élite et la population, ne sont pas des catégories basées sur des critères sociaux ou ethniques, mais dans le contexte de l’État. Ce schéma hiérarchique reflète largement l’hégémonie incontestée de l’autorité et du statut (armée et État) sur le peuple. Obéir au centre, être soumis (biyat) à celui-ci est à la fois un devoir religieux et cérémonial. En ce sens, l’État et l’armée sont des institutions religieuses, et la religion, c’est-à-dire l’islam vécu par la majorité de la société, est intrinsèquement liée à l’État et à l’armée. Cette formule est également valable pour la relation entre le christianisme et l’État byzantin dans l’Empire romain d’Orient. Peut-être que la nature, la légitimité et la survie de l’État dans ces terres reposent sur cette dimension religieuse.
En tenant compte de cette réalité, on peut imaginer une vision de restauration qui considère l’armée, l’État et la nation non pas comme un problème, mais comme une possibilité, en intégrant les opportunités offertes par la nouvelle ère.
Les formes de loyauté liées au pouvoir, à l’autorité et au statut facilitent l’obéissance basée sur le consentement grâce à des fondements religieux. Mais pour cette même raison, elles légitiment aussi la résistance et la rébellion. Lorsque l’État s’éloigne de la justice, la porte à l’opposition s’ouvre.
D’autre part, les statuts « d’État» — c’est-à-dire les systèmes de fonction publique de niveaux élevés ou bas — permettent à une élite influente, formée par la sélection sociale, de faire tourner les rouages de l’État. En parallèle, des espaces autonomes partiels dans le secteur civil, des équipes cachées, ainsi que des zones de concentration sociale et économique se développent. Une grande partie des préoccupations sécuritaires de l’État provient de l’expansion incontrôlée de cet espace civil. La majorité des problèmes à caractère religieux, idéologique ou ethnique provient de la politisation de ces évolutions sociales incontrôlées. Chaque fois que l’État impose des restrictions sur ces espaces civils dans le but de maintenir la stabilité et l’ordre, la politisation incontrôlée devient encore plus prononcée. Ce paradoxe entraîne un déséquilibre entre la liberté et la sécurité. Lorsque la sécurité réprime la liberté, cela augmente les problèmes de sécurité. En revanche, lorsque la liberté garantit la sécurité, la mise en place de la sécurité devient plus facile. Car l’ordre et la stabilité consistent dans une situation où la vie, les biens, l’honneur, l’esprit et la descendance sont en sécurité, et cela représente déjà la sécurité. La liberté, c’est-à-dire un environnement dans lequel les droits et la justice sont assurés, légitime l’obéissance à la fonction publique d’État. La religiosité est, en ce sens, le liant de la relation entre l’État et la société sur ces terres. Dans le cas contraire, lorsque l’État restreint les libertés ou porte atteinte aux droits et à la justice des individus ou des groupes, ce lien se dissout et l’ordre se brise.
Plus le pouvoir dans les espaces civils de la société est autarcique, c’est-à-dire indépendant et autosuffisant, plus les libertés et la sécurité seront solides. Par conséquent, si le contrôle et la surveillance des espaces civils par l’État se transforment en une imposition des désirs politiques, idéologiques et de classe des détenteurs du pouvoir à la société, ou en une réduction de ce qui est contraire à ces désirs, l’État perd sa légitimité et devient l’instrument de classes dominantes en conflit avec la société. En ce sens, il a été dit que l’État est la justice divine, et les principes de l’État de droit ont toujours été considérés comme une mesure.
Le principe de sécurité contre rémunération (impôt) qui caractérise les empires militaires et agricoles, ainsi que la liberté qui en découle, continue à évoluer, bien qu’il ait légèrement changé à l’ère moderne. Peut-être que dans certains pays d’Amérique ou d’Europe où les menaces internes et externes sont faibles, des formules plus confortables sont parfois appliquées, mais dans des situations de crise économique, de menaces extérieures ou de problèmes migratoires, ce confort se brise et les règles anciennes commencent à s’appliquer. En d’autres termes, les principes libéraux et démocratiques, bien qu’ils existent sur le papier, ne résistent pas face à des problèmes concrets.
La Turquie, avec son caractère de «armée-nation», sa pyramide politique hiérarchique et sa structure sociale liée à la puissance et à l’autorité, doit résoudre ses problèmes dans le cadre de l’État dans une géographie où toutes sortes de contradictions sociales, économiques et idéologiques sont constamment reproduites. La réalité exprimée par des proverbes tels que « soit l’État à la tête, soit le corbeau à la carcasse » ou « la relation entre l’imam et la communauté » ne désigne pas une perfection désirée, mais une réalité qui doit être comprise. L’attachement de la société à l’État, qu’il soit volontaire ou forcé, malgré tous ses effets étatiques, idolâtres de la puissance et générateurs d’irresponsabilité, reste néanmoins la seule formule pour établir et protéger l’ordre. « Le pauvre n’a d’autre propriétaire que l’État, contrairement au commerçant. » Par conséquent, la solution aux problèmes politiques et économiques ainsi qu’aux problèmes ethniques, sectaires et religieux réside dans le retour à la nature originelle de l’État, c’est-à-dire en étant régulé par la justice et le droit (la religion/la charia signifient en réalité cela), dans le renforcement des pouvoirs de la nation dans les domaines civils, où les libertés deviennent une garantie de sécurité, et enfin dans l’appropriation de l’État par la nation. C’est dans ce contexte que l’armée-nation, et non la classe dirigeante comme simple sujette, deviendra l’épine dorsale de l’État, étant responsable et soumise à un contrôle. Ce n’est qu’à cette condition que l’État perdurera éternellement.
Le Chevalier terrestre et la Peur de la Mer
« Plus tard, le sultan Melikşah se rendit jusqu’à Samandağı (Süveydiye) et atteignit la Méditerranée. Émerveillé par la mer, le sultan, voyant son royaume s’étendre bien plus largement que sous le règne de son père Alp Arslan, remercia Dieu, et dans l’euphorie et la fierté suscitées par ces pensées, il fit avancer son cheval dans la mer agitée, plongea son épée trois fois dans l’eau, puis dit : « Voici, Dieu m’a donné la souveraineté sur les pays allant de la mer Orientale à la mer Occidentale. » Après quoi, il pria et remercia Dieu pour cette grâce et ce don. Pendant ce temps, le sultan prit une poignée de sable du rivage et, plus tard, se rendit sur la tombe de son père Alp Arslan à Merv, et lui dit : « Père Alp Arslan, que la paix soit sur toi, ton fils, que tu avais laissé enfant, a conquis le monde dans son entier. » Cela reflète la légitime fierté qu’il ressentait. (İ. Kafesoğlu, Sultan Melikşah Devrinde Büyük Selçuklu İmparatorluğu (Istanbul 1953)
Le monde du sultan seldjoukide Melikşah s’étendait jusqu’à la mer. Cette histoire édifiante contient également une vérité importante sur les limites de la géopolitique terrestre. Certes, avant l’arrivée des Turcs, le monde des peuples arabes, perses, kurdes et autres populations musulmanes de la région était également centré sur la terre. À l’exception des groupes commerçants, la navigation, que ce soit en mer Caspienne, au Bassin Persique, en Méditerranée, en mer Noire ou dans l’Océan Indien, n’était ni une source de subsistance, ni un domaine de curiosité, ni une question de sécurité pour les peuples vivant autour de ces mers. Le destin des sociétés vivant sur les terres entourant ces mers allait changer à partir du XVe siècle, avec les invasions de peuples capables de franchir les océans. La peur de la mer allait concrétiser ce qui était craint.
Le système de villages dispersés signalé par Doğan Avcıoğlu dans les années 1960 avait été surmonté d’une manière ou d’une autre par un transfert de population du village à la ville et une urbanisation incontrôlée. Cependant, comme pour de nombreux autres sujets, les conséquences de cette politique correcte n’avaient pas été anticipées, et c’est ainsi que sont apparues les zones mixtes entre les villages et les villes. Ce processus, qui a rendu obsolète l’urbanisation moderne et laissé l’agriculture à l’abandon, est désormais le terrain de graves problèmes sociaux et économiques. Cette évolution chaotique reste encore le principal obstacle à la transformation de la population, qui lutte avec des difficultés économiques de survie, d’un groupe subordonné en une nation. L’urbanité est le fondement, non seulement de l’économie politique moderne, mais aussi du développement religieux et moral plus profond.
D’autre part, les habitants de l’Anatolie, vivant depuis des siècles sur une péninsule, n’avaient, à part une pêche côtière partielle, jamais eu accès aux océans. Ils n’ont donc jamais connu le courage nécessaire pour faire face aux incertitudes et aux dangers imprévisibles des océans, ni n’ont vécu la sensation de liberté et de découverte de nouveaux horizons. (Même l’Empire ottoman avait tenté de montrer sa présence en Méditerranée en recrutant des pirates méditerranéens.)
Contrairement aux sociétés ayant accès aux océans, les États, seigneurs, pachas, bandits, et armées dans le monde terrestre vivaient dans un chaos et une anarchie remplie de conflits incessants et répétitifs. Dans une telle géographie, il est vital que le plus puissant assure la stabilité et l’ordre, c’est-à-dire qu’il garantisse la stabilité et la paix ; la fidélité au pouvoir, à l’autorité et au statut trouve ici son fondement. En d’autres termes, « soit l’État à la tête, soit le corbeau à la carcasse ».
La Géographie n’est pas le destin, c’est une opportunité. La société terrienne, n’ayant pas su exploiter sa géographie comme il se doit, a produit un caractère tourné vers l’intérieur, aux prises avec des problèmes qu’elle n’a pas su surmonter.
En tant que société terrienne, la réalité de l’armée-nation est à l’origine de la réalité militaire-étatique.
La mer représente un sol instable, des vents imprévisibles. Voyager sur des vagues gigantesques et en fonction des vents nécessite de nouvelles compétences, aptitudes, techniques et un type de confiance en soi différente, par rapport à la terre ferme et aux facteurs stables. Les vastes plaines, les montagnes escarpées, les passages difficiles et les vallées fluviales de la géographie eurasiatique, sur lesquelles la plupart des pratiques de vie habituelles sont fondées, ne sont pas valables en mer. De plus, la mer, en particulier l’océan, est pleine de dangers incertains et incontrôlables, et pour s’y aventurer, trouver son chemin et atteindre la terre, il faut des compétences très raffinées.
Achever une tâche avec la même énergie, désir et intention jusqu’à la fin est essentiellement le caractère des marins. Ils doivent atteindre la terre.
Les peuples terrestres, en revanche, rencontrent des centaines de variables entre leur point de départ et leur destination finale. Souvent, ils sont contraints de lutter avec des problèmes sur leur chemin avant d’atteindre leur objectif. C’est la raison fondamentale pour laquelle les sociétés terriennes commencent rapidement tout, mais ne parviennent pas à le mener à terme.
Les découvertes géographiques ont permis aux peuples européens de franchir les mers, de s’ouvrir sur le monde depuis l’Eurasie et de conquérir le monde. L’Europe doit sa capacité à devenir une puissance mondiale à ces entreprises maritimes qui ont façonné le colonialisme moderne et le capitalisme. Contrairement à l’Allemagne et à la Russie, qui n’ont pas pu s’ouvrir sur les océans, la géopolitique terrestre a été constamment dominée par les puissances maritimes. Dans le monde des XIXe et XXe siècles, l’Anglais McKinder, qui affirmait « celui qui domine l’Eurasie domine le monde », a été contredit par l’Américain Alfred T. Mahan, qui a raison en disant « celui qui domine les mers gouverne le monde ».
Au XXIe siècle, la théorie de la domination aérienne d’Alexander De Seversky est devenue pertinente.
Dans le siècle que nous vivons, une avancée de l’ère postmoderne a commencé, et désormais, l’objectif principal est de dépasser le ciel et la mer, et d’exercer une domination sur les cieux. (L’air est une mer raffinée.) Même dans les temps anciens, de nombreuses cultures ont utilisé des expressions pour désigner les cieux comme un type de mer. Aujourd’hui encore, des termes comme « aéroport » et « vaisseau spatial » sont utilisés dans ce sens. En fin de compte, l’air est aussi la vapeur de l’eau. « Le soleil ne peut rattraper la lune, ni la nuit surpasser le jour. Chacun flotte dans un ciel. » (Coran, Sourate Yasin, 40.) « La mort du feu est la naissance de l’air, la mort de l’air est la naissance de l’eau. » – Héraclite.)
La technologie militaire et son industrie dérivée, l’ère numérique, est presque entièrement fondée sur la puissance aérienne et la circulation et transmission de l’air (fréquences).
Pour des pays comme la Turquie, qui n’ont pas encore dépassé l’histoire formée par la terre, l’idée de franchir non seulement les mers mais aussi d’atteindre les équipements nécessaires pour s’engager dans une ère basée sur l’air, le vent et la transmission des fréquences, reste un objectif lointain, malgré des efforts retardés et réussis. La mer et l’air, qui nécessitent de nouvelles aptitudes et une confiance en soi différente, sont de nouvelles opportunités pour que les sociétés terriennes, en surmontant leurs habitudes séculaires, redeviennent des acteurs dans le cours de l’histoire.
En tant que société, il est désormais impératif de sortir de cette géographie entourée de mers pour se diriger vers l’océan et entamer une navigation céleste, un changement physique et spirituel.
La Turquie a besoin, au-delà de la navigation côtière, de politiques tournées vers les océans pour une ouverture sécuritaire, économique et sociale. Au moins 20 % de la population doit vivre de la mer et du ciel, et au moins 40 % de l’énergie intellectuelle doit être occupée par des domaines liés à la mer et à l’air. Les forces de sécurité de l’État doivent désormais avoir une puissance navale et aérienne plus importante que les forces terrestres. Une armée maritime et aérienne rendra aussi le caractère militaire plus ouvert et plus compétent.
Le passage d’un passé terrestre à un avenir maritime et aérien est possible par un processus de développement et de transformation qui correspond à la nature même de l’État militaire et de l’armée-nation. La peur de la mer et de l’air ne doit pas être perçue comme un obstacle à restreindre, mais comme une incitation à ouvrir, développer et renforcer l’esprit chevaleresque terrestre. Ce n’est qu’alors que l’histoire pourra sortir de l’encerclement géographique et reprendre son cours naturel.
L’horizon géopolitique est aussi une possibilité de transformation sociale.
Les caractéristiques sociales de la Turquie maintiennent un système totalitaire, étatiste, visant à préserver le statu quo, qui divise la société et la rend obsolète. Cependant, ces mêmes caractéristiques pourraient être transformées, grâce à une évaluation différente, en dynamiques positives de développement et d’intégration au XXIe siècle.
La structure sociale, sur la base de ces expériences, pourrait être réinterprétée en combinant les valeurs traditionnelles et les valeurs démocratiques universelles, et ainsi produire une démocratie plus avancée.
La victoire d’une société terrienne sur la peur de la mer, la transformation du caractère de l’armée-nation en une société plus disciplinée et productive, la transformation de l’adoration du pouvoir et du statut en un moyen d’atteindre des objectifs plus publics, ainsi que la soumission de l’État à la liberté et à la justice, constituent les conditions nécessaires pour que toute la société surmonte les souffrances, défaites et traumatismes de l’ancien siècle et se prépare pour le nouveau.
Le caractère de l’armée-nation, comme la transformation du militarisme japonais et allemand, peut-être la base d’un État de droit plus discipliné, fondé sur des principes éthiques solides, ainsi que d’une économie plus productive. La perspective de sécurité, qui se concentre uniquement sur un point de vue militaire, peut être réduite à la prise de conscience que la liberté, l’État de droit et la productivité économique sont les fondements de la sécurité.
La dépendance au pouvoir, à l’autorité et au statut peut être transformée en un comportement social axé sur la performance et non sur la référence, nécessitant des efforts individuels, des compétences et un sens des responsabilités rationnels.
La hiérarchie pyramidale centrale et l’obéissance des sujets peuvent être transformées en un cercle d’État-nation, soumis au contrôle d’une société forte.
Le caractère chevaleresque de la Turquie, en atteignant les mers libres et les mers célestes – ce que les Allemands et les Russes n’ont pas pu faire en raison de raisons géographiques – pourrait ouvrir une nouvelle perspective géopolitique et permettre un saut historique différent, une renaissance. Ce sera alors possible d’atteindre une qualité humaine véritablement rationnelle, créative et productive, courageuse et libre, et en conséquence, d’atteindre le niveau de qualité de l’État. Cependant, seule cette transformation radicale permettra de dépasser les débats consommateurs produits par le caractère et les conditions actuelles, et de former un noyau de personnalité et une fibre morale en accord avec la direction que prend le monde réel. Cela signifie une véritable révolution morale.
Tout cela est possible, mais il est nécessaire que l’intellect collectif commence d’abord à penser dans cette direction.