Pourquoi les intellectuels publics ont-ils disparu ?
Aujourd’hui, la philosophie ne semble même plus capable de formuler un diagnostic face aux crises politiques que traverse le monde, encore moins d’y proposer des solutions. Doit-elle en être capable ? A-t-elle une telle fonction ou responsabilité ? Ce sont là des questions à part. Ce qui importe ici, c’est que l’activité que nous appelons depuis longtemps « philosophie » semble depuis un bon moment s’être enfermée dans un cadre tel qu’il devient nécessaire de poser des questions plus fondamentales sur l’endroit où elle s’est elle-même liée. Ce phénomène ne se résume pas à cette tendance récente où quelques philosophes, souvent à travers des entretiens ou dans les pages d’opinion des journaux, interviennent à la hâte sur l’actualité, en mobilisant quelques concepts philosophiques pour tracer de grosses lignes idéologiques. Ce n’est pas simplement cela, il ne s’agit pas seulement d’un symptôme de notre époque.
Aujourd’hui, la philosophie ne semble même plus capable de formuler un diagnostic face aux crises politiques que traverse le monde, encore moins d’y proposer des solutions. Doit-elle en être capable ? A-t-elle une telle fonction ou responsabilité ? Ce sont là des questions à part. Ce qui importe ici, c’est que l’activité que nous appelons depuis longtemps « philosophie » semble depuis un bon moment s’être enfermée dans un cadre tel qu’il devient nécessaire de poser des questions plus fondamentales sur l’endroit où elle s’est elle-même liée. Ce phénomène ne se résume pas à cette tendance récente où quelques philosophes, souvent à travers des entretiens ou dans les pages d’opinion des journaux, interviennent à la hâte sur l’actualité, en mobilisant quelques concepts philosophiques pour tracer de grosses lignes idéologiques. Ce n’est pas simplement cela, il ne s’agit pas seulement d’un symptôme de notre époque. Je ne fais pas référence ou du moins pas principalement aux absurdités de Jürgen Habermas sur la question de Gaza, ni aux déclarations de figures comme Slavoj Žižek, affirmant que l’humiliation publique du président ukrainien Zelensky par le président américain Trump et le vice-président J. D. Vance, en direct depuis le Bureau ovale, dans des conditions où l’on peut dire que, au-delà de toute autre considération, même les règles élémentaires de la courtoisie ont été bafouées, prouverait que l’Ukraine ne défend pas seulement sa propre souveraineté, mais aussi la liberté de l’Europe et, en fin de compte, celle des États-Unis. Je ne fais pas non plus référence à ses prises de position selon lesquelles, après la décision du PKK de déposer les armes, l’ensemble de l’opinion publique mondiale et pas seulement celle de l’Europe devrait participer au processus pour saluer l’attachement de l’organisation à la paix. Ce n’est pas cela le sujet. Le paysage politique actuel est bien plus dur, bien plus tranché que les projections imaginaires tournées avant tout vers leur propre image de gens comme Žižek. En ce sens, je ne parle pas non plus du fait que ce type de « déclarations » soit incapable de répondre à la question la plus élémentaire « pourquoi ? » et donc de montrer à quel point leurs auteurs maîtrisent (ou non) ce qui est en train de se passer.
Ce dont je parle, c’est de l’incapacité des figures comme Žižek à produire aujourd’hui un discours ayant un véritable écho politique alors même que, pour certains, la Troisième Guerre mondiale a commencé dès 2014, avec l’abattage d’un avion de la Malaysia Airlines au-dessus de l’Ukraine, bien avant que la Russie ne lance son offensive militaire ouverte. Dans ce contexte, Žižek et consorts ont toléré sans broncher les réactions excessives de l’Occident face à la Russie, allant jusqu’à l’interdiction d’écrivains et de compositeurs russes. Žižek n’a rien dit de tout cela. Autrefois, même lorsque Habermas figurait dans les discours des porte-parole de notre tutelle militaire, il ne dépassait pas le rôle »’un simple instrument de campagne ; mais du point de vue des philosophes eux-mêmes, la situation est encore plus grave aujourd’hui. Les absurdités de Habermas sur Gaza ne méritent même pas d’être analysées ; regardons donc plutôt cette déclaration de Žižek à propos de ce qu’il perçoit comme la fin de la diplomatie, illustrée par l’humiliation dans le Bureau ovale : « La discussion dans le Bureau ovale fut-elle une explosion spontanée ? Au minimum, ce débat ignoble était nourri, il attendait son heure. Il ne faut pas oublier qu’en termes de contenu substantiel, rien ne s’est vraiment passé. Pour le dire en termes hégéliens, il s’agissait du passage du ‘An sich’ (en soi) au ‘Für sich’ (pour soi) — la simple présence en arrière-plan trouvant une expression ouverte dans le contenu. Ce changement transforme tout : une fois qu’une chose est dite directement, elle ne peut plus être retirée. Dans un groupe, chacun peut connaître une chose ‘en soi’ et l’interpréter comme un malentendu ; mais une fois révélée, c’est une autre affaire. »
Que nous disent ces propos ? Dans l’interprétation la plus optimiste, et avec une certaine complaisance, on pourrait considérer cette discussion dans le Bureau ovale comme un tournant hégélien, un signe de transformation majeure, où Zelensky non pas en tant qu’individu, mais en tant que synthèse de ce moment commencerait à incarner la vérité hégélienne face à Trump. Et les protagonistes eux-mêmes seraient des figurants ; leurs positions dans cette séquence pourraient être, au mieux, interprétées comme des formes d’auto-illusion, tandis que l’essentiel résiderait dans l’émergence d’une vérité supérieure. Mais si l’on prend au sérieux cette lecture optimiste, il ne reste en fin de compte que des paroles impossibles à vérifier ou à réfuter ce qui nous condamne à dire « libre à chacun d’y croire », ou à invoquer encore une fois la « liberté d’expression », devenue une sorte de formule vide. Nous ne sommes même pas en présence d’un cas qui viendrait contredire la proposition « tous les cygnes sont blancs » par l’observation d’un cygne noir. De toute façon, la philosophie des sciences qui permettait autrefois ce type de réfutation, a depuis reçu les coups de figures comme Popper, Kuhn et surtout Paul Feyerabend, et s’est retirée, au mieux, vers les probabilités ou, au mieux encore, vers les divers modèles computationnels post-Turing. Une autre option serait peut-être comme l’ont fait certains critiques issus de la véritable tradition marxiste, et non ceux qu’on appelle à tort des philosophes marxistes de se demander ce que Žižek révèle exactement, dans ses énonciations hégéliennes.
Mais faut-il vraiment prendre les propos de Žižek aussi au sérieux ? D’autant plus que Žižek n’est ici qu’un exemple. À bien y regarder, Hegel n’est qu’un assaisonnement dans ses déclarations ; et cette manière, il faut bien le reconnaître, incroyablement rapide et obscure, d’affirmer à la fois que rien de nouveau ne s’est produit et qu’en même temps quelque chose a changé de manière irréversible, revient à dire beaucoup de choses supposément très importantes sans réellement vouloir dire quoi que ce soit. Et l’histoire de la philosophie est riche en exemples similaires. La « chance » de Žižek ou peut-être sa malchance réside dans le fait qu’il est parfaitement consommable dans les cantines universitaires ou sur les réseaux sociaux (Žižek, tout comme d’autres figures qui, bien souvent, n’ont qu’une compréhension superficielle des sujets dont ils parlent, mais qui se risquent à des « déclarations » invraisemblablement audacieuses grâce à un assemblage de références apprises par cœur, a probablement recueilli la majeure partie de son savoir sur les Kurdes qu’il assimile au PKK auprès de divers interlocuteurs militants, croisés dans des pauses-café ou des discussions de couloir. Avec sa visibilité, il incarne une figure idéale pour une agence de communication une star de la pub. Rien de plus, pas au-delà).
D’un autre côté, il faut aussi expliquer pourquoi Žižek insiste tant sur l’idée que l’Ukraine défend, en réalité, l’Occident et sa conception de la liberté et pourquoi cette idée semble plus séduisante que celle, beaucoup plus simple, selon laquelle un ancien pays du rideau de fer, devenu indépendant après l’effondrement de l’URSS, cherche à préserver son intégrité territoriale. Il y a là des racines plus profondes que de simples conversations de cantine ou d’échanges sur les réseaux sociaux. Pourtant, si l’on simplifie, il reste difficile de comprendre pourquoi l’annexion de la Crimée par la Russie qui a eu lieu bien plus tôt n’a pas suscité le même écho, alors qu’une idée abstraite de l’Ukraine, largement déconnectée des réalités du terrain, est devenue si essentielle pour la liberté de l’Occident. Et les philosophes (rappelons que la question de savoir s’ils doivent répondre reste ouverte) n’ont aujourd’hui plus de réponses, même simples, à offrir à ce genre de questions élémentaires.
Mais alors, que peut-on dire de cette figure de l’intellectuel public que des exemples comme Žižek incarnent brièvement avant de disparaître tout aussi vite , de cette figure de l’intellectuel telle que l’a défendue avec acharnement quelqu’un comme Edward Said, c’est-à-dire comme celui dont la mission est de dire la vérité au pouvoir ?
À vrai dire, si l’on devait proposer une périodisation approximative, il faudrait reconnaître que la figure de l’intellectuel public a évolué parallèlement à la revendication impériale des États-Unis ou à leur rôle autoproclamé de garant du nouvel ordre international. Le plus amer dans cette histoire, c’est que Said lui-même, pourtant auteur de l’appel à la responsabilité de cette figure, n’a pas su adopter une position véritablement publique lorsque sa propre vie était en jeu, en dehors de simples déclarations faites dans un cadre général de liberté d’expression. D’autres cas similaires pourraient être mentionnés, mais par exemple, dans le cadre d’une conférence sur l’européen et le non-européen qu’il voulait donner autour de Freud, on ne peut pas dire que Said ait réagi publiquement à l’interdiction formulée par l’Institut Freud de Vienne. Il n’a pas vraiment tenté de dire la vérité au pouvoir. L’affaire a été discrètement étouffée. La conférence a pu être donnée au Freud Museum de Londres, mais dans un contexte en contradiction avec son propre sujet. Cela dit, comme d’autres intellectuels, Said a pu exprimer des opinions assez courageuses sur la politique étrangère américaine. Ainsi, en mettant à part certains cas européens comme la célèbre mobilisation d’écrivains lors de l’affaire Dreyfus, on peut dire qu’aux États-Unis, le champ d’action du prototype de l’intellectuel public est resté globalement limité à la politique étrangère américaine, à l’exception de quelques prises de position sur des sujets liés aux campus ou à des scandales publics. Le militantisme politique de Chomsky le confirme. Le point de rupture, très probablement, a été la guerre du Vietnam.
On peut dire que cette posture d’intellectuel public, peu intéressée par la fondation politique des États-Unis ni par la manière dont cette fondation a façonné son système interne et projeté sa politique étrangère comme une extension de ce système, s’est développée en tant que produit d’un certain moment de basculement. L’ouvrage bien connu de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, où elle mêle philosophie politique et journalisme, en est une illustration. Pourtant, ses travaux Le Mensonge en politique et Vérité et politique, qui traitent de sujets similaires et qui réagissent à certaines critiques adressées à Eichmann à Jérusalem, sont restés curieusement peu visibles en dehors de cercles spécialisés. Ces textes, y compris Eichmann à Jérusalem, sont pourtant des tentatives d’aborder des événements contemporains à travers une tradition philosophique plus large et une compréhension spécifique de la philosophie politique. D’autres travaux, de Kant à Kojève, voire jusqu’à Derrida dans le prolongement d’Arendt, peuvent également être vus comme des exemples de démarches similaires, sans forcément se référer à l’actualité immédiate.
Les travaux d’Arendt sont sans aucun doute remarquables dans la mesure où ils abordent l’actualité à partir d’une tradition philosophique et d’un idéal politique bien définis. Mais c’est surtout Le Mensonge en politique, tout comme Vérité et politique, qui mérite l’attention, autant parce qu’il a été publié dans des revues non académiques que parce qu’il marque une rupture face à certaines positions de la politique étrangère américaine. Autrement dit, chez Arendt, on trouve à la fois une relation profonde avec la tradition philosophique et des signes d’une réflexion actuelle sur la politique étrangère des États-Unis. En ce sens, Arendt possède une stature qui ne peut même pas être comparée à celle des prétendus intellectuels publics.
Le Mensonge en politique est un long article qu’Arendt écrit à la suite de la publication des Papiers du Pentagone, divulgués à la presse, et qui révèlent comment les activités menées par les États-Unis au Vietnam depuis 1945 différaient largement de ce qui avait été présenté à l’opinion publique. Ce qui est intéressant, c’est qu’Arendt ait regroupé cet article avec d’autres dans un ouvrage intitulé Crises de la République, inscrivant ainsi ce qu’elle avait affirmé dans De la révolution en comparant notamment la Révolution américaine à d’autres révolutions comme la Révolution française dans un contexte de rupture au sein même de la politique étrangère américaine. De ce point de vue, on peut dire qu’Arendt a su articuler une certaine philosophie politique, une forme d’organisation politique républicaine et une lecture de l’actualité. C’est un cas rare : parmi les intellectuels ayant émigré d’Allemagne pour s’installer aux États-Unis, Arendt semble s’être adaptée avec une aisance particulière à une posture intellectuelle américaine. Par exemple, bien qu’Adorno, l’une des figures majeures de l’École de Francfort, ait publié des études sur la culture du jazz et sur la personnalité autoritaire où les États-Unis apparaissent en toile de fond, il choisit de retourner en Allemagne dès que l’occasion se présente. De son côté, Erich Auerbach, qui a passé une partie de sa vie à Istanbul après avoir quitté l’Allemagne, y écrivant notamment Mimesis à l’université d’Istanbul, ne parvient pas à s’intégrer pleinement à la vie publique une fois installé aux États-Unis. Arendt, quant à elle, bien qu’élève de Heidegger ce qui pourrait être vu comme un handicap, a su s’orienter directement vers la politique américaine et ses prolongements contemporains, contrairement à d’autres penseurs comme Leo Strauss, dont l’influence est souvent associée à la formation des élites néo-conservatrices mais qui s’est maintenu à distance des débats publics. Ce contraste fait de l’exemple d’Arendt un indice précieux pour comprendre pourquoi les intellectuels publics ont aujourd’hui disparu. D’autant plus que cela permet d’établir un lien avec des débats comme celui sur le post-vérité, apparu brièvement au début du mandat de Trump, mais aussi avec d’autres observations sur le fonctionnement actuel du politique, au-delà du seul républicanisme ou des États-Unis.
Pourquoi en est-il ainsi ? Nous tenterons de le développer dans un prochain article, en examinant comment le mensonge apparaît dans la pensée d’Arendt, quelle tradition cela constitue, et pourquoi la politique étrangère américaine marque à la fois le point de départ et le point final des intellectuels publics. Ce tableau n’est pas non plus indépendant du libéralisme, qui est, avant tout, l’horizon auquel la philosophie s’est elle-même liée.