L’Histoire de la Perception de l’Islam en Occident – Introduction I

Prof. İbrahim Kalın

 

Source : DÎVÂN Études Scientifiques, n° 15 (2003/2), p. 1-51

 

L’Histoire de la Formation de la Perception de l’Islam dans le Christianisme d’Orient et d’Occident au Moyen Âge

 

Les conséquences néfastes du 11 septembre ont provoqué l’entrée dans une nouvelle phase de la longue et sinueuse relation entre l’Islam et l’Occident. Dans l’opinion publique de nombreux pays européens et des États-Unis, un climat de doute ouvert et généralisé à l’égard de l’Islam s’est imposé. Les attentats furent interprétés comme la réalisation d’une prophétie ancienne, selon laquelle l’Islam, tapi dans l’ombre, affûterait ses crocs pour, un jour, se lever et anéantir la civilisation occidentale. L’idée selon laquelle l’Islam serait une idéologie religieuse oppressive, favorable à la violence et au terrorisme, est devenue un discours dominant, transformant aussi bien les écrans de télévision, que les administrations publiques, les écoles ou encore Internet, en plateformes de jugements et de prises de position à ce sujet. Cette représentation fondamentaliste de l’Islam, ancrée dans les esprits, a fait naître l’idée qu’il fallait développer une offensive contre l’intégrisme religieux et le terrorisme. Certains propos allèrent même jusqu’à suggérer qu’une attaque nucléaire contre la ville sainte des musulmans, La Mecque, infligerait une leçon inoubliable au monde islamique. Cette colère largement partagée, mêlée de haine et de désir de vengeance, pourrait être interprétée comme une réaction humaine face à la perte de près de trois mille innocents. Toutefois, le lien entre cette perception et la présentation de l’Islam et des musulmans comme des entités démoniaques repose sur des fondements philosophiques et historiques bien plus profonds

Des polémiques théologiques apparues à Bagdad aux VIIIᵉ et IXᵉ siècles, jusqu’à l’expérience de coexistence (convivencia) que nous observons en Andalousie aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles, de nombreux facteurs ont façonné les perceptions et les soupçons réciproques entre les deux civilisations. Cette étude analysera les éléments majeurs ayant marqué l’histoire des relations entre l’Occident et la civilisation islamique. Elle mettra en lumière le fait que l’image monolithique de l’Islam – construite et perpétuée par les médias, les instituts de recherche, les milieux académiques, les lobbies, les concepteurs de politiques et les fabricants d’images – trouve ses racines dans la longue histoire de l’Occident avec l’Islam. En outre, nous soulignerons que les soupçons persistants à l’égard de l’Islam et des musulmans, enracinés profondément dans l’histoire, ont contribué à la prise de décisions politiques erronées, influençant directement les relations contemporaines entre l’Occident et l’Islam. Le préjugé, répandu après le 11 septembre, selon lequel l’Islam serait presque synonyme de terrorisme et d’extrémisme dans l’esprit de nombreux Américains, révèle à la fois une mauvaise lecture de l’histoire et la volonté de certains groupes d’intérêts de considérer l’affrontement avec le monde musulman comme l’unique issue possible. Cette étude cherchera à offrir un cadre historique permettant de mieux comprendre les développements postérieurs aux attentats du 11 septembre et leurs répercussions dans les deux civilisations.

Deux attitudes fondamentales apparaissent dans la perception occidentale de l’Islam : la première – et jusqu’ici la plus répandue – est celle du désaccord et du conflit. Ses origines remontent au VIIIᵉ siècle, lorsque l’Islam fit son entrée sur la scène de l’histoire et fut perçu par l’Occident, en un temps très court, comme une menace théologique et politique contre le christianisme. Selon la vision européenne médiévale, l’Islam était une doctrine hérétique et le Prophète un imposteur. Cette conception constitue la base religieuse de l’attitude conflictuelle qui perdure jusqu’à nos jours et qui s’est intensifiée après le 11 septembre. À l’époque moderne, cette posture conflictuelle s’est nourrie de discours à la fois religieux et séculiers. Le plus connu d’entre eux est l’hypothèse du « choc des civilisations », qui met en avant les intérêts politiques et stratégiques entre pays musulmans et pays occidentaux à travers le prisme de profondes différences religieuses et culturelles. La seconde attitude, défendue à travers l’histoire par Swedenborg, Goethe, Henry Stubbe, Carlyle et d’autres, mais devenue une véritable alternative seulement au cours de la dernière décennie, est celle de la « coexistence et de la réconciliation ». Les partisans de cette approche considèrent l’Islam comme une religion sœur et, puisqu’il fait partie de la tradition abrahamique, soutiennent – à l’instar de Swedenborg et Goethe – que la possibilité d’une coexistence entre Islam et christianisme devrait croître. Nous évoquerons brièvement cette perspective dans la dernière partie de l’étude, en soulignant qu’elle marque un tournant important dans l’histoire de l’Islam et de l’Occident, en insistant sur l’idée d’une coexistence durable et d’une compréhension mutuelle.

Dans la première partie de notre étude, nous avons examiné comment l’Islam fut perçu pour la première fois comme une hérésie religieuse par les théologiens chrétiens, d’abord dans le monde oriental puis en Europe. Les origines de l’opinion répandue selon laquelle l’Islam serait une religion de l’épée, le Prophète Muhammad un homme enclin à la violence, et le Coran un ouvrage théologique au contenu absurde et dénué de sens, remontent également à cette époque. Dans la deuxième partie de notre étude, nous aborderons la pensée islamique du Moyen Âge et de la Renaissance, période durant laquelle l’Islam fut perçu comme une culture mondiale face à la suprématie intellectuelle et religieuse du christianisme. Bien que certains penseurs du bas Moyen Âge et de la Renaissance aient mis l’Islam sur le même plan que les autres religions, le ridiculisant en l’accusant d’être, comme les autres, irrationnel et fallacieux, ils n’ont cependant pas manqué d’admirer les progrès philosophiques et scientifiques de la civilisation islamique. Cette nouvelle attitude envers l’Islam a joué un rôle important dans la formation de la perception de l’Islam dans l’Europe des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. De plus, elle a ouvert la voie, au cours des deux siècles suivants, à l’essor de l’orientalisme, discipline consacrée à l’étude officielle de l’Orient et de l’Islam. Dans la troisième partie de notre étude, nous discuterons de l’orientalisme et de son rôle dans la définition de la perception moderne de l’Islam dans l’hémisphère occidental. Enfin, après avoir esquissé un cadre historique suffisant, nous montrerons comment les accusations de violence, de terrorisme, d’agressivité et de fondamentalisme – utilisées pour accentuer l’image belliqueuse de l’Islam comme « l’Autre » – sont liées à l’idée médiévale de l’Islam comme religion de l’épée. Nous soutiendrons également que, pour empêcher l’émergence d’un discours sur le dialogue et la coexistence entre l’Islam et l’Occident, la notion de dâr al-harb a été largement mal interprétée et militarisée par le discours islamiste radical, en opposition au djihâd et au dâr al-islâm.

De la Compétition Théologique à la Différence Culturelle : La Perception de l’Islam au Moyen Âge

Se présentant comme la dernière des religions célestes et abrahamiques, l’Islam a été considéré dès son origine comme le défi le plus important lancé au christianisme. Les références aux traditions juives et aux prophètes chrétiens, les hadiths ainsi que les récits prophétiques du Coran et certains autres éléments montraient parfois des concordances, parfois des divergences avec les textes bibliques. Cette situation contribua, dans le monde chrétien, d’une part au développement d’un sentiment de perplexité et de méfiance, et d’autre part à l’urgence de répondre à la prétention de l’Islam à l’originalité. Les premières polémiques entre savants musulmans et clercs chrétiens montrent à quel point les deux communautés étaient désireuses de défendre leur foi respective. Bagdad et la Syrie furent, entre le VIIIᵉ et le Xᵉ siècle, deux centres majeurs où s’intensifièrent les interactions intellectuelles et les polémiques théologiques entre musulmans et chrétiens. Bien que la rivalité théologique se poursuivît durant cette période, de nombreux échanges eurent lieu au-delà de ces débats, dans les domaines de la philosophie, de la logique et de la théologie. Les théologiens chrétiens d’Orient disposaient de la possibilité de lancer un véritable défi aux théologiens musulmans, car ils étaient en avance dans l’élaboration d’un langage théologique élaboré, en s’appuyant sur les savoirs de la culture grecque et hellénistique. Il convient ici de souligner que si l’Islam fut perçu comme un défi religieux au christianisme, ce n’était pas parce qu’il représentait une religion totalement différente ou nouvelle. Au contraire, malgré les critiques adressées dans le Coran à certaines croyances juives et chrétiennes, le message islamique présentait de grandes similitudes de fond avec le judaïsme et le christianisme.

Un autre facteur important fut l’expansion rapide de l’Islam dans des régions auparavant sous domination chrétienne. Un siècle après la conquête de La Mecque, l’Islam s’était propagé au-delà de la péninsule Arabique, de l’Égypte à Jérusalem, de la Syrie à la mer Caspienne et jusqu’en Afrique du Nord, et de nombreux habitants de ces régions embrassèrent l’Islam. En tant que « Gens du Livre » (ahl al-kitâb), juifs et chrétiens virent leur liberté religieuse garantie par le droit islamique et ne furent pas contraints d’abandonner leur foi. Cette expansion rapide et inattendue de l’Islam fut suffisante pour alarmer la chrétienté occidentale. C’est ce fait qui, quelques siècles plus tard, constitua la base des Croisades contre les musulmans. À cela s’ajouta l’avancée des armées musulmanes vers l’Occident, d’abord sous la bannière omeyyade, puis abbasside et enfin ottomane, ce qui accentua les inquiétudes en Occident, lesquelles perdurèrent jusqu’à la période de déclin de l’Empire ottoman, puissance politique dominante dans les Balkans et au Proche-Orient. Pour de nombreux chrétiens européens, la diffusion si rapide de l’Islam demeurait une énigme, attribuée à deux raisons principales : la propagation de la religion par l’épée et l’attitude du Prophète concernant la polygamie et les concubines, perçue comme répondant aux instincts animaux des hommes. Comme on le voit dans les propos du célèbre voyageur du XVIIᵉ siècle George Sandys, la simplicité de la foi islamique fut plus tard ajoutée à la liste des causes, de sorte que, dans une optique quasi raciale, ceux qui embrassaient l’Islam furent taxés de « stupidité ».

D’un côté, les fondements théologiques propres à l’Islam en tant que religion, et de l’autre, l’expansion si rapide des terres musulmanes, jouèrent un rôle majeur dans la formation des sentiments hostiles envers l’Islam au Moyen Âge. Nul ne peut mieux illustrer cette situation que Jean de Damas (675-749), connu en arabe sous le nom de Yuhannâ al-Dimashqî et en latin sous celui de Johannes Damascenus. Comme son père Ibn Mansûr, Jean fut un fonctionnaire de la cour du calife omeyyade en Syrie. Il est une figure importante non seulement pour sa contribution à la formation de la théologie orthodoxe et pour sa lutte contre le mouvement iconoclaste du VIIIᵉ siècle, mais aussi pour le rôle crucial qu’il joua dans le développement historique des polémiques chrétiennes contre les musulmans, appelés « Sarrasins ». Il semble en effet que ce terme péjoratif, employé dans de nombreuses polémiques anti-islamiques, remonte à Jean de Damas. Avec son contemporain Bède le Vénérable († 735) et une génération plus tard Théodore Abû Qurra († 820 ou 830), Jean affirma que l’Islam n’était qu’une déviation du christianisme, ou, selon son expression, « une hérésie des Ismaélites ». Cette conception marqua la nature de la perception médiévale de l’Islam et demeura, jusqu’à la fin de la Renaissance, l’élément déterminant de ce domaine. Nombre de descriptions théologiques, présentant l’Islam comme une superstition trompeuse des Ismaélites ou comme l’annonce de l’Antéchrist, remontent à Jean de Damas. De plus, il fut le premier polémiste chrétien à accuser le Prophète de mensonge : « Le fondateur de l’Islam, Muhammad, est un faux prophète qui a rencontré par hasard l’Ancien et le Nouveau Testament. Il feignit également d’avoir croisé un moine arien pour élaborer sa propre hérésie. »

Un point essentiel à souligner concernant les polémiques anti-islamiques de Jean de Damas est qu’il possédait une connaissance directe des idées et de la langue des musulmans, bien supérieure à celle de ses successeurs en Occident. R.W. Southern eut raison de qualifier de « problème historique du christianisme » le fait que, tout au long du Moyen Âge, les chrétiens restèrent privés de sources directes sur les croyances et pratiques islamiques, ce qui les empêcha de prendre les précautions nécessaires pour éviter la propagation de l’hérésie en leur sein. L’absence de contacts directs et de sources fiables provoqua en Occident la naissance d’une historiographie falsifiée contre l’Islam et Muhammad. Cela contribua à ce que l’Islam occupe, tout au long du Moyen Âge, une place d’ennemi effrayant dans la conscience européenne. Ce problème se combina par la suite avec la résistance de Byzance contre l’Islam et la littérature hostile produite par les théologiens byzantins, entre le VIIIᵉ et le Xᵉ siècle, le plus souvent sur le terrain théologique. Le fait que la littérature byzantine anti-islamique, en critiquant certains versets du Coran et en percevant l’Islam comme un rival théologique qualifié d’hérésie, ait néanmoins présenté des informations de première main, constitua un terrain historique et théologique favorable aux critiques postérieures contre l’Islam.

De même que l’ignorance volontaire fut une stratégie subtile de cette époque, le rejet catégorique de l’Islam comme défi théologique fut une attitude tout aussi répandue. Le Coran, en rejetant la croyance trinitaire pour appeler à l’unicité divine, en présentant Jésus comme un prophète de Dieu dépouillé de sa divinité, en affirmant la possibilité d’une communauté religieuse sans groupes autonomes tels que le clergé ou l’autorité ecclésiastique, posa des défis qui ne passèrent pas inaperçus en Occident chrétien. Contrairement au christianisme d’Orient, qui, situé au cœur du monde musulman, avait un accès plus direct aux informations sur l’Islam, en Occident celui-ci fut assimilé à une hérésie sans valeur, à une forme de paganisme, voire comparé à la religion manichéenne à laquelle Augustin avait appartenu avant de se convertir au christianisme. À l’inverse de l’exemple espagnol, où les trois religions abrahamiques cohabitèrent un temps dans un échange culturel et intellectuel, l’Occident chrétien, en se limitant spatialement et intellectuellement, laissa un vide comblé par de nombreux récits inventés au sujet de l’Islam et des musulmans. Ces récits imaginaires donnèrent naissance, notamment à travers les Croisés, à de nouvelles idées, histoires, légendes et figures toutes plus fantaisistes les unes que les autres.

Les Croisés auraient pu rapporter des informations plus fiables et plus récentes sur l’Islam, mais il n’en fut rien. Au contraire, ils revinrent en Europe avec des images renforçant l’idée que l’Islam était une croyance impie et idolâtre. Cependant, les Croisades eurent une conséquence très importante que la perception médiévale de l’Islam en Occident n’avait pas vraiment prise en compte. En effet, les Croisés, connus comme les premiers chrétiens occidentaux à s’être introduits profondément dans le monde islamique, eurent l’occasion de découvrir de près les villes, les routes, les marchés, les mosquées et, surtout, les habitants de cette civilisation. Lorsqu’ils revinrent, les Croisés n’apportèrent pas seulement la légende de Saladin, le conquérant de Jérusalem, ainsi que des produits tels que la soie, le papier ou les parfums ; ils transmirent aussi l’idée que les musulmans étaient portés sur les plaisirs charnels et menaient une vie aisée. En plus de ces représentations répandues, les récits et produits importés signalant un penchant pour le luxe terrestre soutenaient également l’idée occidentale selon laquelle les « Ismaéliens » (Arabes) hérétiques étaient foncièrement « malveillants ». Bien que ces histoires transmises par les Croisés suscitassent une admiration secrète et silencieuse, elles n’eurent guère d’effet pour améliorer l’image de l’Islam dans l’esprit occidental. Toutefois, elles ouvrirent une nouvelle porte pour considérer l’Islam en tant que culture et civilisation. Ainsi, bien qu’il fût sans cesse dénigré sur le plan religieux et théologique, l’Islam acquit, en tant que culture, une valeur neutre — et l’importance de ce changement de perception ne saurait être assez soulignée. Après le XIVe siècle, lorsque le christianisme commença à perdre de son influence en Occident, de nombreuses personnes en dehors du clergé, ne prenant plus au sérieux les critiques traditionnelles de l’Islam, n’hésitèrent pas à le considérer comme un foyer culturel et civilisationnel digne d’intérêt au-delà des limites théologiques et géographiques du christianisme. Paradoxalement, en Europe occidentale, la civilisation islamique fut perçue comme un contre-exemple pour rejeter la prétention du christianisme à être l’unique vérité universelle. Cette situation nous aide aussi à comprendre l’attitude de l’Europe de la Renaissance vis-à-vis de l’Islam : la Renaissance détesta l’Islam comme religion, mais en admira la civilisation.

Au cours des campagnes sanglantes et ambitieuses des Croisades, un développement très important et inattendu se produisit dans le domaine de la littérature islamique médiévale. Pour la première fois dans l’histoire, le Coran fut traduit en latin avec le soutien du théologien chrétien Pierre (†1156). Le traducteur en fut Robert de Ketton. Robert acheva en juillet 1143 les travaux restés inachevés. Comme on pouvait s’y attendre, le principal objectif de cette traduction n’était pas de mieux comprendre l’Islam en lisant son livre sacré, mais de mieux connaître « l’ennemi ». Pierre justifia ainsi les raisons principales de son entreprise :

« Si ce travail paraît superflu, puisqu’un tel ennemi ne peut être facilement blessé par de telles armes, je puis dire dans la République du Royaume suprême que certaines choses servent à la défense, d’autres à l’ornement, et d’autres aux deux à la fois. Le pacifique Salomon prépara ses armées pour une défense qui ne semblait pas nécessaire en son temps. David, quant à lui, embellit le Temple avec des ornements qui n’avaient que peu de sens pour son époque. (…) Pour ce travail aussi, même si les musulmans ne pouvaient être détournés de leur religion, au moins les hommes instruits pourraient soutenir dans l’Église leurs frères faibles, que de petites raisons rendent vulnérables et peu tolérants. »

En laissant de côté la véritable motivation derrière la traduction du Coran, il faut reconnaître qu’il s’agissait d’un développement très important. Cette traduction orienta et façonna la nature des travaux sur l’Islam au Moyen Âge ; elle offrit aux critiques de l’Islam un texte sur lequel fonder leurs analyses et leurs reproches. Plus significatif encore que la traduction du Coran en latin fut l’inclusion du Prophète de l’Islam dans l’imaginaire anti-islamique du monde chrétien médiéval. Bien que saint Jean Damascène eût été le premier à qualifier le Prophète de « faux prophète », avant le Xie siècle nous ne voyons guère de référence notable à « Mahomet » comme figure centrale dans la littérature anti-islamique. Mais après la traduction du Coran, l’intégration du Prophète à ce tableau permit de l’identifier avec l’Antéchrist annonciateur de la fin des temps, ajoutant ainsi une nouvelle dimension eschatologique à la présentation de l’Islam comme une religion criminelle et pernicieuse.

Cette représentation du Prophète fut également affectée par le même problème historique évoqué précédemment : l’absence d’un savoir islamique fondé sur des sources originales, des textes et des histoires fiables. Il est notoire que, jusqu’à la fin du XIIIe siècle, aucun des critiques latins de l’Islam ne maîtrisait suffisamment l’arabe. Le célèbre philosophe scolastique Roger Bacon se plaignit que Louis IX n’avait trouvé personne capable de lire et de traduire une lettre en arabe reçue du sultan d’Égypte, ni de lui répondre dans sa propre langue. En réalité, l’arabe ne fut officiellement enseigné dans une université européenne qu’à la fin du XVIe siècle. Ce n’est qu’en 1587 que des cours réguliers d’arabe furent instaurés au Collège de France à Paris. Cependant, la première œuvre en latin consacrée à la vie du Prophète, la Vita Mahumeti, fut écrite par Embrico de Mayence (†1077). Elle exploitait sélectivement des sources byzantines et contenait des récits injurieux concernant la vie privée et sociale du Prophète.

L’image qui ressortit de ces travaux — celle d’un Prophète diffusant une nouvelle foi de manière dérangeante pour certains — coïncidait largement avec les théories apocalyptiques fondées sur l’apparition annoncée de l’Antéchrist par les Saintes Écritures. Comme on pouvait s’y attendre, les préoccupations théologiques de l’époque ne permirent pas la réalisation d’études scientifiques fiables ni l’émergence d’une vision plus positive du Prophète au cours des deux siècles suivants.

Presque toutes les études latines consacrées à la vie du Prophète, parvenues jusqu’à nous, poursuivaient un seul but : montrer qu’un homme tel que Mohammed ne pouvait être un envoyé de Dieu. Comme nous l’avons indiqué, le thème récurrent opposait les qualités « terrestres » du Prophète à la nature « céleste » de Jésus. Aux yeux des Latins, le Prophète était avide de plaisirs charnels et de pouvoir politique, et utilisait ces deux moyens pour maintenir ses partisans sous contrôle et nuire au christianisme. Il se montrait cruel envers ses ennemis, en particulier les juifs et les chrétiens. Il prenait plaisir à torturer et à tuer ceux qui s’opposaient à lui. La seule explication plausible à son immense succès religieux et politique était qu’il fût un magicien usant de ses pouvoirs pour convaincre et convertir les hommes. Les spéculations sur son état psychologique demeurèrent en vigueur en Europe jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ainsi, William Muir (1819-1905), administrateur britannique en Inde et plus tard directeur de l’Université d’Édimbourg, qualifia le Prophète de « psychopathe » dans son ouvrage polémique Life of Mohammed, reprenant ainsi les thèses de ses prédécesseurs médiévaux. Dans ce contexte, on colportait aussi de nombreux détails, tels que son prétendu passé chrétien, le fait que son corps aurait été dévoré par des porcs — profanant ainsi sa sainteté — et qu’il aurait été secrètement baptisé peu avant sa mort dans une ultime tentative de salut.

L’image du Prophète décrite ci-dessus peut être considérée comme une extension des objections catégoriques contre l’authenticité du Coran en tant que révélation divine. En effet, puisque le Prophète était représenté comme fou, halluciné ou possédé, il paraissait plus convaincant, aux yeux des détracteurs du Coran, que ce livre fût rattaché à un homme nommé Mohammed. En outre, la focalisation sur la figure du Prophète reposait sur une raison théologique plus profonde. Le christianisme étant essentiellement une religion « christocentrique » où Jésus est perçu comme l’incarnation de la Parole de Dieu, les critiques latins attribuèrent au Prophète un rôle analogue dans la vision religieuse islamique : l’Islam ne pouvait être compris ni rejeté sans son Prophète. Le rejet du Coran comme Parole de Dieu et la représentation du Prophète comme un homme dominé par des désirs mondains, possédé ou magicien, marquèrent durablement la perception occidentale de l’Islam jusqu’à l’époque moderne. La conséquence la plus troublante fut sans doute que l’Islam se trouva exclu de la famille des religions monothéistes.

Dans l’époque moderne, malgré les efforts incessants de chercheurs tels que Seyyed Hossein Nasr, Ismaïl Râjî al-Faruqî, Kenneth Cragg et John Hick pour instaurer un dialogue trilatéral entre judaïsme, christianisme et islam, il reste manifeste qu’il n’est toujours pas possible d’inclure l’Islam au sein de l’univers monothéiste aux côtés des deux autres religions abrahamiques et de parler sereinement d’une tradition judéo-chrétienne-islamique. L’absence d’un tel discours renforce la perception médiévale de l’Islam comme une religion hérétique et idolâtre et empêche de le considérer sur un terrain religieux plus large et plus inclusif.