Les Intellectuels Publics et la Naissance du Totalitarisme
La relation inversée établie entre la vérité et la totalité(arisme) transforme également le critère d’« une seule vérité objective », utilisé comme levier pour passer de « l’homme moderne », exposé dans l’histoire mondiale à un mensonge de masse à une échelle jamais atteinte jusqu’à l’époque contemporaine et qualifié pour cette raison de « genus totalitarian » , au « régime totalitaire ». Ainsi, même les publications scientifiques des intellectuels des régimes totalitaires cessent d’être la vérité et prennent la forme de « propagande ». C’est précisément ici que surgit, dans la période moderne, le concept central de Koyré concernant les fonctions politiques du mensonge : un concept qui, d’un point de vue phénoménologique, pourrait être considéré non pas comme une tromperie ou un divertissement, mais comme une extension naturelle du fait d’être un être parlant.
Hannah Arendt, en particulier dans ses articles La Vérité et la politique et Mensonge en politique, ne s’appuie pas seulement sur des considérations philosophiques relatives à la nature même du politique, mais également sur une tradition occidentale ancienne portant sur ce à quoi correspond le mensonge, tradition sur laquelle elle s’appuie tout en s’en démarquant. Elle s’y appuie, car Arendt, en tant que penseuse qui, dans presque toute son œuvre, a cherché à analyser la nature de l’action politique ainsi que le rapport de la politique à des notions telles que la morale, la liberté, la vérité, l’autorité, la volonté ou la culture, tente de retracer l’évolution de cette nature et de ces relations dans toute la tradition occidentale. Elle s’en démarque, car Arendt aborde la politique non pas à la manière, disons, de Carl Schmitt, qui diagnostique notre époque en termes de constantes fixes et la qualifie d’ère de dépolitisation, ni comme Eric Voegelin, qui voit la politique moderne sombrer sans cesse dans le tourbillon de la représentation et de la vérité en direction du gnosticisme, ni encore, comme nous le verrons plus bas, à la manière d’Alexandre Koyré, qui réserve l’analyse du mensonge politique aux régimes totalitaires. Arendt, elle, évalue chaque action politique en tenant compte de ce qui, en elle, n’est pas politique, comme si elle cherchait à saisir ce caractère encore embryonnaire qu’elle possédait à ses moments originels. Cela lui permet, même lorsqu’elle parle de tradition, de s’en affranchir et d’évaluer la politique depuis un point situé hors du domaine politique. Pour reprendre les termes de Roberto Esposito, chez Arendt, il y a une analyse de ce qui est politique qui part d’un vide non politique — impolitical — que l’on ne peut qualifier de dépolitisant, mais qui, au contraire, est précisément ce qui déclenche le politique. Selon cette approche, la vérité et la politique sont présentées comme étant engagées dans une certaine relation. Le mensonge, en fonction de la nature changeante de ces formes de relation, ou bien n’y trouve pas sa place, ou bien tend à devenir une caractéristique presque déterminante.
Avant d’en venir à la manière dont Arendt, en tant qu’intellectuelle publique rare et peu compatible avec un ordre mondial américain, évalue cette relation, il convient de souligner quelques points principaux sur la façon dont s’est constitué le lien entre politique, vérité et mensonge. En gardant à l’esprit qu’il s’agit d’une classification à grands traits, on peut dire que, dans la tradition philosophique classique, le mensonge n’est pas considéré comme une action particulièrement importante. Par exemple, pour Platon, ses véritables adversaires ne sont pas les menteurs, mais les sophistes, qui se comportent comme s’ils avaient des idées et comme si ces idées étaient précieuses. Les sophistes ne sont pas des menteurs, mais des imposteurs qui présentent leurs opinions, leurs jugements ou leurs croyances comme étant la vérité — peut-être même des faussaires de la vérité. Chez Aristote, qui, en affaiblissant largement le système platonicien, a en réalité marqué non seulement la philosophie occidentale mais aussi orientale, l’attention ne se porte pas sur le mensonge, mais sur la véracité ou la fausseté des propos. Ainsi, une affirmation comme « Tous les hommes sont menteurs » n’est pas un mensonge, mais se mesure aux critères du vrai ou du faux. Au Moyen Âge occidental, la conception classique du mensonge se maintient. Toutefois, au lieu du mensonge, domine l’idée d’un secret qu’il est inutile de révéler à tous, ainsi qu’une conception politique organisée en fonction de ce principe. Même si cela ne peut être généralisé à toute l’histoire du christianisme, ce n’est pas tant le fait de mentir qui est condamné que celui de porter un faux témoignage, acte jugé punissable selon une logique issue de l’esprit de l’alliance.
Au début de l’époque moderne, on observe certaines variations dans la conception du mensonge. D’un côté, la rigueur du puritanisme, et de l’autre, le protestantisme (également appelé l’ère moderne) qui, par l’intermédiaire de ses porte-paroles philosophiques, inaugure une nouvelle tradition de pensée, conduisent à évaluer le mensonge sous des aspects très différents : par exemple chez Hobbes, comme une vérité absorbée dans le contrat passé sous un Souverain présenté comme la raison d’être de la société, ou, chez Kant, comme la véracité élevée au rang de commandement sacré de la raison, affirmant qu’il ne faut en aucun cas mentir, y compris face à un assassin sur le point de tuer un ami proche et lui demandant où il se trouve. Alors que Hobbes avance que, même si elles étaient vraies, des propositions mathématiques pourraient justifier la destruction de tous les livres de géométrie si elles allaient à l’encontre du droit ou de l’intérêt du souverain, Kant, lui, aborde la question du point de vue d’une inconditionnalité qui voit dans le mensonge intentionnel une violation du devoir de l’homme en tant qu’être moral. Pourtant, tout cela ne fournit pas encore de critères permettant d’établir une relation globale entre le mensonge et la politique. Autrement dit, on considère toujours que le mensonge peut être dit dans certaines circonstances ; que cela est particulièrement valable pour se protéger d’un grand tort ou tromper un ennemi ; et qu’en général, le simple fait de posséder la faculté de parler peut, que ce soit avec une intention innocente ou à des fins précises, conduire au mensonge. Ainsi, d’un point de vue comportemental, Hobbes soutient que, dans certains cas, il vaut mieux mentir que dire la vérité, tandis que Kant, à l’inverse, estime que le mensonge délibéré est moralement condamnable car il nuit à autrui. Pour le répéter : le mensonge n’a pas encore été soumis à une évaluation globale dans son rapport avec la politique.
L’une des premières initiatives sérieuses visant à relier le mensonge à la politique est l’article d’Alexandre Koyré, publié pour la première fois en 1945 et intitulé La fonction politique du mensonge moderne. Il attire l’attention tant par son emploi de l’expression « mensonge moderne » que par son focus sur la fonction politique du mensonge. Bien que, comme nous le verrons également chez Arendt, il existe une distinction entre le mensonge classique et le mensonge moderne, Koyré — philosophe de l’histoire des sciences, qui, dans ses premières années, travailla en Allemagne avec des figures telles que le phénoménologue Edmund Husserl et le mathématicien David Hilbert, mais qui, ayant vu sa thèse refusée par Husserl, dut achever ses études en France, et dont l’ouvrage le plus célèbre est Du monde clos à l’univers infini, consacré à la formation de la conception moderne de l’univers n’entend pas par « mensonge moderne » ce qu’il appelle le mensonge phénoménologique. Ce dernier désigne la possibilité de mentir qui découle du fait que l’homme possède la faculté de parler.
Bien sûr, depuis la fondation de la première cité (polis), les mensonges politiques existent. Mais Koyré réserve à la phénoménologie du mensonge un champ qui part du langage et de la socialité : un champ qui va de l’usage du mensonge comme arme pour vaincre un ennemi ou un rival, à son utilisation comme simple amusement innocent. Affirmant : « Jamais on n’a menti autant qu’aujourd’hui. Jamais le mensonge n’a été à ce point effronté, aussi systématique, aussi incessant », Koyré se tourne vers une forme de mensonge qu’il appelle, contrairement au mensonge phénoménologique, « mensonge politique contemporain », et qu’il qualifie de moderne ou contemporain (contemporary), en notant qu’il n’a jamais été aussi fréquent à aucune autre époque. De plus, ce type de mensonge, dans un univers conceptuel philosophique marqué par l’idée d’un passage d’une vision fermée du monde à celle d’un univers infini ; conception qui n’est pas sans rappeler, à un certain degré, les réflexions de Popper sur La société ouverte et ses ennemis, est une forme de mensonge politique contemporain qui se rencontre, selon lui, plus que jamais dans l’histoire du monde. « Les mots écrits et oraux, la radio, tous les progrès techniques sont désormais mis au service du mensonge. L’homme moderne ; en tant qu’espèce totalitaire (genus totalitarian) se baigne dans le mensonge, respire le mensonge, et est asservi au mensonge à chaque instant de son existence. »
Selon Koyré, si l’on est exposé à un mensonge aussi total, c’est en raison du caractère massif du mensonge. Le mensonge est désormais une « production de masse pour une consommation de masse ». Le travail intellectuel n’y échappe pas. « Toute production destinée aux masses, et en particulier toute production intellectuelle, est condamnée à se soumettre à des normes médiocres. Par conséquent, malgré toutes ses subtilités techniques, le contenu de la propagande moderne est d’une extrême ignominie ; il manifeste un mépris absolu et total pour la vérité, voire pour la simple vraisemblance ; mais il s’agit d’un mépris équivalent à celui qu’elle nourrit à l’égard des capacités intellectuelles des personnes auxquelles elle s’adresse. »
Ce sont là, bien entendu, des descriptions qui, sinon au niveau phénoménal, du moins au niveau politique, massifient considérablement l’homme moderne, tout en réduisant sa capacité intellectuelle.
Or, « l’homme moderne » de Koyré prend soudain un autre visage ; et, avec lui, bien entendu, les intellectuels également. Koyré utilise le mensonge politique contemporain non pas pour l’ensemble des sociétés contemporaines, mais comme un instrument, voire une arme, de critique des régimes totalitaires : « Les philosophies officielles des régimes totalitaires frappent unanimement d’absurdité l’idée qu’il existe une seule vérité objective valable pour tous. » Il s’agit là d’une affirmation étrange ; et cela non pas uniquement en comparaison, par exemple, avec certaines conceptions contemporaines comme celle de Badiou, qui tente de poser la vérité de façon ontologique tout en la soustrayant à la domination de l’Un (c’est-à-dire de la totalité) ; qui n’exige pas de l’individu une fidélité à une vérité unique, mais une fidélité à la vérité dont il reste à discuter la nature, et qui, en se fondant sur des formulations issues de la théorie des ensembles, privilégie une fidélité capable de rompre toute appartenance à un ensemble, en posant non pas l’Un, mais le « compte-pour-un » comme fondement. Compte tenu de la quasi demie-siècle qui sépare ces deux auteurs, tous deux écrivants en français, l’ampleur de la rupture est évidemment significative. Mais ce qui est vraiment étrange, c’est le lien que Koyré établit entre les régimes totalitaires et la totalité objective de la vérité. La vérité est totalitaire et unique ; or, les régimes totalitaires et leurs philosophies officielles ne reconnaissent pas l’existence d’« une seule vérité objective », ils la jugent absurde ; ils soutiennent au contraire que « le critère de la “vérité” n’est pas la réalité, mais qu’il est en accord avec l’esprit d’une race, d’une nation ou d’une classe ; autrement dit, qu’il est racial, national ou utilitaire ». La « vérité » est totale, objective, valable pour tous ; mais les régimes totalitaires ne l’acceptent pas.
La relation inversée ainsi établie entre la vérité et la totalité(arisme) transforme également le critère d’« une seule vérité objective », utilisé comme levier pour passer de « l’homme moderne », exposé dans l’histoire mondiale à un mensonge de masse à une échelle jamais atteinte jusqu’à l’époque contemporaine et qualifié pour cette raison de genus totalitarian, au « régime totalitaire ». Ainsi, même les publications scientifiques des intellectuels des régimes totalitaires cessent d’être la vérité et prennent la forme de « propagande ». C’est précisément ici que surgit, dans la période moderne, le concept central de Koyré concernant les fonctions politiques du mensonge : un concept qui, d’un point de vue phénoménologique, pourrait être considéré comme une tromperie ou un divertissement, mais aussi comme une extension naturelle du fait d’être un être parlant. Et c’est là, en réalité, le point qui permet à un présentateur de télévision britannique d’affirmer avec aisance que les photos de bébés gazaouis morts de faim « ne sont pas réelles » ; que ces bébés le sont devenus parce que leurs mères les ont affamés ; et que la cause de cette famine est la « propagande » propos qui font écho aux déclarations du génocidaire Netanyahou, proclamant, en opposant l’Occident et le non-Occident comme le blanc et le noir, que les Israéliens sont les défenseurs acharnés des valeurs occidentales. La « propagande » est le mensonge politique moderne et fonctionne « en dehors du domaine du vrai et du faux », au lieu d’une vérité unique, objective et valable pour tous. Selon Koyré, la « propagande » ne se contente pas de rester en dehors d’un domaine dont la vérité conforme à la réalité pourrait ensuite être infirmée ; elle exploite également ce critère même de vérifiabilité ou de falsifiabilité : « La distinction entre le vrai et le faux, entre l’imaginaire et le réel, joue un rôle important dans les régimes totalitaires. Seules leurs positions se sont inversées : le régime totalitaire est fondé sur la primauté du mensonge. »
Si l’on considère que l’article a été écrit en 1945, on voit bien que nous sommes encore à une époque où les clivages rigides de la guerre froide ne se sont pas institutionnalisés ; et il est clair que Koyré, en établissant un lien entre le mensonge et la politique à partir du régime nazi relégué au passé et du régime soviétique encore perçu comme une menace, cherche à présenter ce lien comme extérieur au « monde libre ». Même si les moyens de communication de masse sont surtout actifs dans le « monde libre », les régimes totalitaires, fondés sur la primauté du mensonge, refusent une vérité unique et s’occupent de la « propagande », entraînant ainsi leurs masses dans le mensonge.
L’article de Koyré constitue en réalité l’une des premières tentatives sérieuses et encore en vigueur aujourd’hui de classification à travers le prisme du mensonge et de la politique, et cherche à la justifier par un raisonnement singulier : celui des sociétés secrètes. Dans cette entreprise de justification, la typologie du mensonge phénoménologique et certaines considérations sociologiques rapidement esquissées jouent un rôle important. Bien que la philosophie ait parfois adopté des positions sévères à l’égard du mensonge, et que les religions que Koyré, il faut le préciser, présente par une généralisation excessive, tout en ne tolérant guère le mensonge face au Dieu qu’elles considèrent comme la vérité unique, ne soient pas non plus toujours indulgentes, d’un point de vue social, à l’exception de religions extrêmement puritaines telles que les Quakers et les Wahhabites, qui « interdisent de mentir à un étranger en quelque circonstance que ce soit », le mensonge « est, dans presque toutes les sociétés, un moyen légitime de tromperie en temps de guerre ». On constate d’ailleurs que Koyré ne connaît pas la taqiyya dans toutes ses variantes, technique de dissimulation propre au chiisme et qui, autrefois en Turquie, attirait l’attention non seulement par l’énergie sociale qu’elle mobilisait inutilement, mais aussi par les importants investissements qu’elle suscitait dans certains cercles élitaires. En associant le mensonge aux sociétés secrètes, Koyré introduit en réalité au cœur de la société une catégorie de « l’ennemi » chez Schmitt, publique et désignant une autre communauté politique extérieure.
Selon Koyré, « le mensonge n’est pas toléré dans les relations pacifiques. Toutefois, la véracité n’a jamais été considérée comme une vertu maîtresse des diplomates. L’étranger est toujours un ennemi potentiel. Dans le monde des affaires, on admet le mensonge d’une manière ou d’une autre. Ici aussi, les usages imposent certaines limitations, de plus en plus strictes. Mais même les coutumes commerciales les plus rigoureuses ferment les yeux sur la falsification certifiée des publicités. Le mensonge est donc toléré, accepté. Mais seulement dans cette mesure, seulement sous certaines conditions. L’exception, c’est la guerre : alors, et seulement alors, le mensonge devient un instrument légitime. » Mais quel est le lien entre l’acceptation et la tolérance du mensonge uniquement en temps de guerre, et la relation avec les sociétés secrètes et leur connexion aux régimes totalitaires ?
C’est la transformation de la guerre, qui cesse d’être un « état anormal, temporaire et transitoire » pour devenir « permanent », qui rend ce lien possible. « Le mensonge, jadis critère d’urgence, devient désormais la norme. » Ainsi, « un groupe social qui se considère entouré d’ennemis ne se privera pas, ne serait-ce qu’un instant, d’utiliser contre eux toute arme possible ». Et ici, les armes les plus importantes sont la vérité et le mensonge : « La vérité à l’intérieur, le mensonge vers l’extérieur ». De plus, « ce schéma de comportement s’enracine profondément dans les habitudes ». Si le groupe social en question se sent menacé dans son ensemble, il deviendra une société secrète, en institutionnalisant la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est mensonge par le biais d’une structure hiérarchique interne, et donc par ses élites. Bien entendu, dans toute société, divers groupes y compris les bandes de gangsters ou les lobbyistes développent des attitudes particulières envers ceux qui sont extérieurs à leur groupe ; mais, selon Koyré, la caractéristique la plus marquante d’une société secrète est le partage d’un « secret ». Et ce « secret » empêche les membres du groupe d’exprimer leurs propres pensées ou croyances. Au contraire, ils expriment toujours l’inverse de leurs pensées ou croyances : « Pour le membre d’une société secrète, la parole est un moyen de dissimuler ses pensées ». De plus, un tel membre ne croit à rien de ce qu’exprime publiquement un autre membre, et encore moins les dirigeants élitaires de la société secrète, car il sait que les déclarations publiques sont destinées aux « autres ». Il en résulte un paradoxe : le membre d’une société secrète accorde sa confiance à son chef en refusant de croire à ce qu’il dit ou déclare.
Ainsi, Koyré, au lieu de s’attacher à une vérité unique et objective c’est-à-dire à la totalitarité de la vérité – assimile les régimes totalitaires fondés sur le principe du mensonge à une société secrète. La différence la plus marquante entre eux est que les sociétés secrètes survivent à l’abri de la vie publique, tandis que les régimes totalitaires sont au grand jour. Les régimes totalitaires « mènent leur secret en pleine lumière », c’est-à-dire qu’ils conspirent ouvertement : « Résolu à exciter et rallier les masses, à les rassembler et à les organiser, le régime totalitaire doit se montrer sous les projecteurs et concentrer ces projecteurs sur lui-même et avant tout sur ses dirigeants. Les membres ordinaires n’ont pas non plus besoin de chercher à se cacher ; au contraire, ils peuvent exhiber ouvertement leur appartenance au groupe, au “parti”, l’offrir à l’attention des étrangers et, à cette fin, utiliser les signes évidents de l’appartenance – tels que les emblèmes et insignes, brassards et même uniformes, ou encore l’exhibition publique d’actes rituels. Or, cela ne les empêche pas d’être semblables aux sociétés secrètes. Car “une conspiration ouverte, si elle n’est pas une société secrète, reste néanmoins une société qui a un secret” ». Ce secret de la conspiration ouverte, fondée sur le principe du mensonge contre la vérité et visant à inculquer le mensonge aux masses, est fixé par les dirigeants et par les intellectuels qui font même de la question des dirigeants et des vérités scientifiques un sujet de propagande.
Le lien que Koyré établit entre totalitarisme et mensonge ne coïncide évidemment pas avec une conception moderne du mensonge de masse, propre aux époques modernes, ni avec la description de l’homme moderne dans son ensemble comme « genus totalitarian » face à cette conception. Le mensonge moderne auquel l’homme moderne est exposé semble servir à justifier la thèse selon laquelle les régimes totalitaires institutionnalisent leur propre vérité (ou plutôt leur propre mensonge) comme une société secrète ouverte face à une vérité totalitaire. D’ailleurs, on n’entend jamais Koyré dire en quoi la vérité serait unique et objective. Cela donne à son idée de la vérité – comme s’il existait une vérité à ne pas dire à tous – une tournure pour le moins surprenante, du moins pour lui-même. Néanmoins, Koyré ajoute une distinction supplémentaire à celles qu’il tire de lui-même : dans les temps modernes, l’homme moderne exposé de façon totale et massive au mensonge moderne est désormais divisé, dans ses observations sur les régimes totalitaires, en deux : une « anthropologie totalitaire » et une « anthropologie libérale-démocratique ».
Dans cette distinction qui pourrait être présentée comme visant à donner une profondeur philosophique à ses analyses, difficiles à suivre analytiquement, sur la vérité, la politique et le mensonge l’anthropologie totalitaire suppose un homme totalitaire : « L’anthropologie totalitaire défend l’importance, le rôle et la primauté de l’action. Pourtant, elle ne méprise pas la raison – pas le moins du monde. Plus exactement, ce que la raison méprise – ou déteste – ce sont seulement ses formes les plus élevées : la perception intuitive, la théorie, le nous des Grecs. Mais en ce qui concerne la raison discursive et la rationalisation, l’anthropologie totalitaire les adopte pleinement. Ce type de raisonnement est exalté au point d’être jugé indigne du voyage ordinaire des mortels ». On arrive ainsi à une définition de l’« homme » dans l’anthropologie totalitaire : « Dans l’anthropologie totalitaire, l’homme n’est pas défini par la pensée, la raison ou le jugement ; car selon elle, la grande majorité des hommes est dépourvue de ces facultés ». Alors, qu’est-ce que l’homme pour l’anthropologie totalitaire des régimes totalitaires ? En réalité, cela est clair, mais Koyré préfère le définir par des caractéristiques négatives : « L’anthropologie totalitaire rejette l’existence d’une essence humaine unique et commune à tous les hommes ». C’est là une définition qui ferait se retourner Sartre dans sa tombe ; plus intéressant encore, en cherchant à fuir le totalitarisme de la vérité, Koyré finit cette fois par « totalitariser » l’homme pour échapper à l’anthropologie totalitaire.
Face à cela, l’« anthropologie libérale-démocratique », que Koyré veut en réalité louer et élever à une hauteur inaccessible aux mortels et qui constitue le véritable but de son article n’est présentée par aucun trait particulier. Le lecteur est censé la déduire de la description de l’anthropologie totalitaire, dont Koyré dit qu’elle est « résistante à la propagande totalitaire ». On comprend ainsi que « la pensée – c’est-à-dire la raison comme capacité de distinguer le vrai du faux, de prendre des décisions et de porter des jugements est, pour l’anthropologie totalitaire, très rare. Elle concerne les élites, non les masses. Les masses sont dirigées, ou plutôt amenées à agir, par l’instinct, la passion, les émotions et la vengeance. La masse ne sait pas penser, et cela ne l’intéresse pas. Elle ne connaît qu’une seule chose : obéir et croire ».
L’essai « La fonction politique du mensonge moderne » de Koyré est un mauvais récit. Il tente précisément de faire, pour « l’anthropologie libérale-démocratique », la propagande qu’il prétend dénoncer dans les régimes totalitaires (si tant est qu’une telle chose soit possible). Outre ses faiblesses comme celle de présenter la vérité comme objective mais dotée d’une seule et unique qualité, ou encore d’unifier l’essence humaine, postulant ainsi une vérité totalitaire et une essence humaine totalitaire il y a le fait que, dans la période qu’il appelle époque moderne, il considère le mensonge comme innocent pour certains groupes sociaux et milieux ; qu’il définisse les régimes totalitaires comme des régimes possédant des secrets, secrets qu’ils tiennent pour la vérité et qu’ils utilisent pour mobiliser les masses ; et qu’il oppose à cela une conception d’un « monde libre » rationnel, ouvert à la pensée, capable de discursivité, absolument transparent et autosuffisant, insinuant même – philosophiquement parlant – que dans ce prétendu « monde libre » ce n’est pas le mensonge mais le vrai ou le faux qui prévaut : tout cela, tout en étant conforme à son époque, demeure encore aujourd’hui utilisable et peut même devenir, entre les mains de personnages tels que le génocidaire Netanyahu, un instrument de propagande.
Est-ce un mensonge que la conception de Koyré ? Bien sûr que non : quelles que soient ses faiblesses, on ne peut adresser une telle accusation à un texte. Néanmoins, même s’il ne s’agit pas d’un texte très souvent évoqué, il demeure l’un des textes fondamentaux pour penser, à l’époque moderne, la relation entre politique et vérité. Dans le rapport qu’Arendt établit entre politique, vérité et mensonge, le texte de Koyré n’est pas une référence. Cela ne signifie pas pour autant qu’Arendt ne connaissait pas ce texte. Koyré tente, à sa manière, un essai sur le rôle de l’intellectuel public dans un ordre mondial américain, et montre pourquoi les intellectuels publics sont plus sensibles à la politique étrangère des États-Unis.
Cependant, la relation qu’Arendt établit entre politique moderne et mensonge que nous examinerons dans le texte suivant ne se tourne pas tant vers les régimes totalitaires que contre le « monde libre ». Elle présente également un aspect qui éclaire la voie menant au post-truth évoqué à propos du premier mandat de Trump. La forme que prend récemment cette question en Turquie évoque le post-truth apparu avec Trump, plutôt que la fonction générale du mensonge dans toute action politique. Mais pour cela, il convient d’abord d’examiner Arendt, puis le post-truth.