Le Coran est-il Historique, le Capitalisme Universel ?

 

La Création de l’Économie est en Réalité l’Économie de la Création.

« Nous avons été renvoyés du paradis », « nous ne possédons ni l’immortalité ni des sources de satisfaction illimitées » ; à la place, une vie pleine de raretés, où choisir un bien signifie se priver d’un autre bien. La gravité de l’économie vient du fait qu’elle est une science portant sur la condition de l’humanité après l’expulsion d’Adam et Ève du paradis. Et l’Adam économique qui occupe la première page de presque tous les manuels intitulés Principes généraux de l’économie n’est autre qu’Adam Smith.

(Marshall Sahlins, En attendant Foucault, « Avec la Chute d’Adam (Adam Smith), nous avons tous péché », p. 28)

La question que nous avons placée en titre – « Le Coran est-il historique, le capitalisme universel ? » est devenue, aussi bien pour le monde moderne que pour de nombreuses consciences musulmanes engagées dans ce monde, non plus une problématique à interroger ou à confronter, mais un credo intouchable dont on n’ose même plus proposer la remise en question. Le monde d’aujourd’hui est désormais incapable de poser une telle question. Si l’on considère la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, l’un des problèmes les plus urgents à poser, à interroger et à confronter est précisément celui-ci.

Enfermer le divin dans l’histoire/le contexte, et transcender le mondain, voilà sans doute la manifestation la plus évidente de la distorsion ontologique, de la contradiction épistémologique et de l’hypocrisie peut-être du cynisme éthique de la modernité et des sciences sociales. Le monde moderne produit une contradiction : le divin est historicisé, le terrestre est transcendé. En insistant sur le caractère historique du Coran, on rend invisible son message universel ; tandis qu’en occultant le caractère historique du capitalisme, on le présente comme une structure/un modèle universel. Il ne s’agit pas seulement d’un problème épistémologique : c’est une dualité qui touche aussi à l’éthique et à la compréhension de la vérité. Mais quelque chose d’encore plus grave est advenu : la conscience musulmane contemporaine met en acte non pas de jure/au niveau doctrinal, mais de facto/au niveau pratique cette grave inversion. En réalité, le monde centré sur l’Occident avance dans ce sens, et les musulmans, au lieu de rester indépendants de l’Occident, choisissent d’en devenir les prisonniers. D’ailleurs, la diminution des choses que l’argent ne peut pas acheter, ou l’augmentation de celles qu’il peut acheter, n’est-elle pas en un sens l’aveu de facto que « le Coran est historique et le capitalisme universel » ? Aujourd’hui, le fait que les choses que l’argent ne peut acheter deviennent de plus en plus rares est le signe le plus visible de l’imprégnation de l’idéologie capitaliste dans les tissus culturels. En vérité, cette situation renvoie à un problème bien plus profond : la prétention du capitalisme à l’universalité équivaut à un vol de rôle vis-à-vis du divin.

En Turquie, la question de l’historicité du Coran a été discutée, d’abord dans les milieux théologiques, mais aussi dans divers espaces et contextes ; un corpus important de littérature s’est accumulé à ce sujet. Les thèses les plus marginales ont pu être formulées sans difficulté ; même ce que l’on disait « impossible à écrire » a été écrit et dit. Mais qu’en est-il de l’historicité du capitalisme, de l’historicité des thèses libérales ou néo-libérales ? Ont-elles été discutées au moins autant que l’historicité du Coran ? Faites une simple revue de la littérature : comparez ce qui existe sur l’historicité du Coran et ce qui existe sur l’historicité du capitalisme. Le contraste sera immense. (Le livre de Tahsin Görgün sur l’historicisme est l’un des rares travaux conscients de ce problème). Dans les facultés de théologie, a-t-on discuté de l’historicité du capitalisme autant que l’on a discuté de l’historicité du Coran dans les facultés de théologie ? Ou bien existe-t-il un écart abyssal ? Car il est aisé de discuter l’historicité du Coran : derrière lui, il n’y a pas de domination globale. Mais discuter l’historicité du capitalisme (fût-il une exception dans l’histoire de l’humanité) revient à s’opposer à tout un système global. Le courage ne devrait pas consister à attaquer ce qui est sans défense.

Le monde séculier et la littérature scientifique, en universalisant tout concept, toute théorie et tout fait qui lui appartiennent, historicisent en revanche tout concept, toute théorie et tout fait qui leur sont opposés ou contraires. Le fait que la vision libérale/capitaliste du monde soit une idéologie – une idéologie conçue, promue et imposée à une certaine période de l’histoire par certains acteurs, comme l’a montré Karl Polanyi dans La Grande Transformation – a-t-il été véritablement débattu ? Comment se faisait-il que la modernité, tout en historicisant tout ce qui s’opposait à elle, parvenait à s’universaliser elle-même ? Et pourquoi n’y avait-il aucune objection qui s’élevait précisément de ce point ? Il apparaît que la question de l’historicité du Coran n’était pas tant une tentative de comprendre son contexte historique, de découvrir les traces de son sens authentique, qu’une partie de la stratégie de la modernité pour fonder sa propre universalité en historicisant tout ce qui lui est extérieur. Dès le départ, les esprits disposés à la modernité, soumis à des finalités postcoloniales, n’ont fait autour de l’historicité du Coran que renforcer l’universalité de la modernité.

Les notions d’historicité et d’universalité sont des concepts clés dans la littérature des sciences sociales, surtout dans le cadre de la compréhension des questions contemporaines. L’historicité exprime le fait qu’une pensée, une institution, une pratique ou un texte est produit et compris en fonction d’un contexte historique, d’une époque, d’une société et de conditions déterminées. Elle signifie que l’objet étudié est relatif à son contexte d’origine et qu’il prend sens dans les conditions de son temps. Ainsi, l’historicité exprime que ce qui est pensé n’est pas absolu ni nécessaire, mais relatif, changeant avec le temps, soumis aux conditions sociales et culturelles, produisant des significations relatives. L’universalité, en revanche, désigne les valeurs, normes ou structures censées valoir en tout temps, en tout lieu et dans toute société, au-delà de l’histoire et de la culture. De ce point de vue, le Coran peut être compris comme un discours historique porteur de messages universels. C’est-à-dire : un appel inscrit dans l’histoire, mais porteur d’un message universel. Le capitalisme, quant à lui, est une construction entièrement relative à l’histoire et aux conditions d’une époque, mais qui revendique une universalité.

Le capitalisme, de la « main invisible » d’Adam Smith à l’ordre actuel des marchés mondiaux, a toujours été présenté sous le signe de l’universalité. Pourtant, des penseurs comme Karl Polanyi (La Grande Transformation), Immanuel Wallerstein (Capitalisme historique, Le Capitalisme a-t-il un avenir ?), Samir Amin (L’eurocentrisme : critique d’une idéologie, Le virus libéral, Guerre permanente et américanisation du monde) ont montré que le capitalisme est apparu historiquement dans des conditions particulières de l’Europe occidentale et que sa diffusion à l’échelle mondiale s’est accompagnée de violence, de colonisation et d’hégémonie idéologique. Malgré cela, le capitalisme continue d’être présenté comme une « loi de la nature » ; la rationalité économique est réduite à un « principe de nécessité » transcendant les différences culturelles. Tandis que le dieu invisible de la théologie est remis en question, la « main invisible » d’Adam Smith, elle, ne l’est pas. Le dieu invisible et le livre qu’il a révélé sont considérés comme un mythe, alors que la main invisible censée organiser spontanément les marchés est acceptée comme une vérité « scientifique ».

Lorsqu’on rappelle à l’économie contemporaine certains principes issus du Coran, la première objection formulée sera : « mais les conditions économiques de l’époque de la révélation étaient différentes ». Lorsqu’on le rappelle aux musulmans, ce sera pour entendre une voix située quelque part entre « ça, c’est autre chose » et « ceci est autre ». Les phrases du type : « si nous agissons selon le Coran, nous ne pourrons pas tenir sur le marché ; si nous donnons à nos ouvriers le salaire qu’ils méritent, nous ne pourrons pas croître ; si nous pratiquons l’infâq, la sadaqa et la zakât, nous ne pourrons pas atteindre l’utilité marginale » ne sont rien d’autre que l’aveu que les concepts de marché, de croissance et d’utilité marginale sont devenus un credo dogmatique, tandis que le Coran a été relégué au rang d’objet archaïque de l’histoire.

Ces phrases ne sont pas seulement une plainte pragmatique ; elles constituent aussi l’aveu de la transformation doctrinale que connaît aujourd’hui l’esprit musulman. Sous prétexte que les conditions de l’époque de la révélation étaient différentes, l’universalité de la Révélation est suspendue ; des principes tels que l’infâq, la zakât et la sadaqa deviennent les symboles d’un espace « émotionnel et nostalgique ». Dans ce contexte, l’économie moderne n’est pas seulement une science, mais un système de croyance. Le marché n’est plus une main invisible, mais un dieu invisible. L’utilité marginale est désormais la mesure de piété de la raison séculière. La croissance est une promesse de salut différée à l’eschatologie. Le Coran, quant à lui, est réduit, au sein de ce nouveau régime de croyance, à « l’objet archaïque de l’histoire ».

La légitimation capitaliste, qui avait commencé avec L’éthique protestante de Max Weber, est aujourd’hui également valable pour l’esprit musulman. Le succès économique est devenu un signe de piété. Le « bon musulman » n’est plus celui qui gagne licitement, mais celui qui gagne beaucoup. La richesse n’est plus considérée comme une grâce de Dieu, mais comme le signe de l’intelligence économique, de l’habileté, du talent et du travail acharné. Ce n’est plus le partage, mais la rétention et l’accumulation qui sont devenues des vertus. Or, face à cette morale nouvelle et récente, le Coran continue d’affirmer avec insistance : « Dans leurs biens se trouve le droit des nécessiteux. » (Adh-Dhâriyât 19). Ce verset est aujourd’hui réduit, entre les mains des économistes musulmans, à une expression romantique, et entre celles des hommes d’affaires musulmans, à une analyse de coûts. Ce n’est plus un droit, mais une aumône. Donner un droit était une obligation ; l’aumône, elle, est un « don gracieux ».

Le Coran n’est ni un document historique ni un simple livre de morale abstraite. Il propose un ordre de vie englobant les dimensions économiques, sociales et politiques. Aujourd’hui, l’esprit musulman a délaissé cet ordre pour adopter le nouveau credo de l’économie moderne : « Le marché ne se trompe pas. La croissance est nécessaire. L’utilité marginale est l’essentiel. » Or, ce nouveau credo isole l’homme, transforme la justice en marchandise et relègue le Coran à « un autre temps ». Il nous faut désormais construire une économie nouvelle. Mais une nouvelle économie exige un nouveau tawhîd. Et un nouveau tawhîd doit édifier une raison qui considère la zakât non comme un fardeau mais comme un droit, l’aumône non comme une perte mais comme une miséricorde, et la justice non comme un rêve mais comme l’impossibilité même de l’injustice.

La prétention du capitalisme à l’universalité a heureusement été, quoique de façon très limitée, mise en discussion notamment par des penseurs postcoloniaux. À cet égard, Dipesh Chakrabarty, dans son ouvrage Provincialiser l’Europe, interroge l’universalité revendiquée du capitalisme ainsi que les présupposés historiques et épistémologiques qui la sous-tendent. Chakrabarty soutient que l’historiographie eurocentrée et le récit de la modernité présentent le capitalisme comme une structure transcendante et universelle, mais que cette approche réprime les différences historiques, les spécificités culturelles et la violence coloniale. Selon lui, le capitalisme est un phénomène apparu dans le contexte historique spécifique de l’Occident, mais la pensée européenne, en s’universalissant, a subordonné toutes les autres histoires à sa propre trajectoire de développement. Le capitalisme, en tant que l’un des récits les plus fondamentaux de la pensée moderne, a le plus souvent été présenté comme une structure universelle, inévitable et comme le résultat naturel du progrès. Ce récit décrit les histoires extra-européennes en termes de « retard », de « manque » et d’« insuffisance », tandis qu’il érige l’Europe en modèle normatif de l’histoire universelle. « … l’histoire continuera d’être comprise comme une salle d’attente que la transition au capitalisme rend nécessaire en tout temps et en tout lieu » (Provincialiser l’Europe, p. 118). L’ouvrage de Chakrabarty constitue une intervention postcoloniale radicale qui met en question ce récit.

Chakrabarty affirme que le capitalisme et la modernité ne sont pas universels, mais qu’ils se naturalisent en refoulant leur propre historicité et leur ancrage culturel. Car, selon lui, « aucune forme historique de capital ne peut être universelle, même si elle a une portée mondiale » (Provincialiser l’Europe, p. 125). De plus : « Le capital est une catégorie historico-philosophique ; la différence historique n’est pas extérieure au capital, mais son élément constitutif… L’universel n’est qu’une position vide dont le cadre instable n’apparaît grossièrement que lorsqu’elle est usurpée par un geste exigeant et hégémonique d’un particulier ou d’un singulier » (p. 125). « La mondialisation du capital n’est pas la même chose que l’universalisation du capital » (p. 126). L’argument fondamental de Chakrabarty est que l’Europe a présenté sa propre expérience historique comme la trajectoire normative de l’histoire de l’humanité. Dans ce modèle, l’histoire doit passer par certaines étapes: Renaissance, Réforme, Lumières et Révolution industrielle pour parvenir à l’État moderne et au mode de production capitaliste. Toute expérience historique située en dehors de cette ligne est définie comme « n’y étant pas encore parvenue », c’est-à-dire comme une forme de « retard ». Chakrabarty appelle cela la « métaphysique de l’universalité », dont l’élément constitutif est précisément le capitalisme. Dans ce cadre, le capitalisme n’est pas seulement un système économique, mais aussi un régime du temps et de l’histoire. Le récit eurocentré présente le capitalisme comme une étape que toute société traversera nécessairement, comme l’apogée téléologique de l’histoire. Mais pour Chakrabarty, cette approche annule l’autonomie, la différence et le sens des autres expériences historiques.

Wright Mills, dans son ouvrage L’Imagination sociologique, affirme que les sciences sociales sont autant morales que scientifiques, autant intellectuelles que politiques. Pour pouvoir juger les problèmes et les méthodes des différentes écoles de sciences sociales, il faut aussi trancher sur des questions politiques. « … car formuler un problème suppose aussi de savoir à qui appartient ce problème » (L’Imagination sociologique, p. 105). La question de l’historicité du Coran, de qui est-ce le problème ? La question de l’universalité du capitalisme, de qui est-ce le problème ? La relation étymologique entre les mots « mevzu » (sujet) et « mevzi » (position) nous montre que ce dont nous parlons est profondément lié à l’endroit d’où nous parlons. « Quiconque consacre sa vie à étudier la société et à publier ses résultats accomplit, qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou non, un acte à la fois moral et en grande partie politique. La vraie question est de savoir si, face à cette réalité, il prend lui-même ses décisions de façon consciente, ou s’il les dissimule à lui-même et aux autres, se laissant entraîner inconsciemment d’un point de vue moral. Aujourd’hui, beaucoup de sociologues américains; je devrais dire presque tous se trouvent, qu’ils le veuillent ou non, dans une position libérale sur le plan politique. Ils suivent la peur générale de tout engagement passionné. Ce que réclament réellement certains qui se plaignent des ‘jugements de valeur’, ce n’est pas ‘l’objectivité scientifique’, mais précisément cela » (L’Imagination sociologique, p. 109). Dès lors, ce que réclame la thèse de l’universalité du capitalisme sous couvert d’objectivité scientifique, c’est en réalité l’exonération du capitalisme, en tant que catégorie historique, de tout terrain de débat et de contestation.

La discussion sur l’historicité du Coran n’est pas seulement un problème d’exégèse textuelle ; elle constitue en même temps une lecture des relations entre autorité, histoire, parole divine et pouvoir social, depuis une position déterminée. Lorsque cette question est présentée comme une simple affaire d’interprétation, on néglige souvent de considérer à partir de quelle position sociale (mevzi) parlent ceux qui interprètent. Or, l’avertissement de Mills attire précisément l’attention sur ce point. L’énonciation d’un problème dépend de celui à qui il appartient, autrement dit, du point de vue (mevzi) à partir duquel il est appréhendé. Dans ce cadre, le débat sur l’historicité du Coran peut aussi être vu comme le combat des sociétés islamiques, confrontées à la modernisation, pour fonder leur propre subjectivité épistémique. Les approches qui défendent ou rejettent l’historicité du Coran n’expriment pas seulement un choix herméneutique, mais aussi des décisions politiques et morales concernant la modernité, l’autorité et la transformation sociale. Ces décisions se configurent selon la manière dont le chercheur structure son « imagination sociologique ».

L’appel de Mills à l’« imagination sociologique » oblige le chercheur à ne pas se considérer seulement comme un observateur, mais comme un sujet responsable de rendre compte de sa propre position morale et politique. Des questions telles que l’historicité du Coran ou l’universalité du capitalisme en sont des exemples directs. Ces problèmes posent immédiatement la question : pour qui s’agit-il d’un problème, pour qui d’une solution ? au nom de qui et pour qui parle-t-on ? où se situe celui qui parle ? De telles interrogations doivent être placées au cœur de toute activité scientifique. L’objectivité scientifique n’est pas absence de position, mais conscience de la position. C’est pourquoi nous avons aujourd’hui plus que jamais besoin d’une imagination sociologique qui n’ait pas peur de « l’engagement passionné », qui ose exprimer la vérité depuis une position située, et qui assume la responsabilité intellectuelle, morale et politique de son discours.

L’idée de l’universalité du capitalisme est l’un des piliers fondamentaux de l’imaginaire moderne du monde. Mais, comme l’affirme Dipesh Chakrabarty, « provincialiser l’Europe », c’est-à-dire interroger les prétentions occidentalo-centriques à l’universalité, révèle que le capitalisme n’est pas seulement un système économique, mais un système historiquement et culturellement situé. L’universalité du capitalisme, de qui est-ce l’histoire ? Pour qui constitue-t-il une solution universelle, pour qui une crise ? Dans le cadre tracé par Mills, analyser le capitalisme implique non seulement une prise de position économique, mais également politique et morale. Présenter le capitalisme non comme un état « naturel », mais comme le produit de relations sociales déterminées, est directement lié à la clarté de la position adoptée par le chercheur. Toute analyse qui accepte le capitalisme comme modèle universel reproduit, consciemment ou non, un cadre idéologique déterminé. Le sujet-chercheur, dans ce cas, est soit conscient de cette vérité et en assume la responsabilité, soit il la dissimule au nom de « l’objectivité scientifique » et adopte ainsi une position politiquement passive.

Le Coran est un discours historique ; mais son message est universel. Le capitalisme n’est pas une loi universelle, mais le produit d’un contexte historique, culturel et idéologique déterminé. Il n’est même pas le résultat « naturel » de l’histoire. Il est au contraire un modèle économique né sous contrainte et stimulation, et imposé par la domination. La contradiction épistémique de la modernité consiste à inverser ces deux réalités. Cette contradiction n’est pas seulement une affaire académique, mais un champ de crise vital qui détermine la posture ontologique des musulmans, leurs formes de culte, leur rapport au travail et au temps, ainsi que l’équilibre entre le sacré et le profane. Si la question « Le Coran est-il historique et le capitalisme universel ? » ne peut plus être posée, cela n’est pas seulement signe de lâcheté intellectuelle ou d’impudence, mais aussi d’une négation du sacré, d’une indifférence morale et de l’effectuation d’une domination épistémologique.

Le capitalisme est un événement historique né de la modernité ; il a surgi dans un temps et un espace concrets, et il demeure en transformation et en évolution. Né en Europe aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles à travers l’accumulation du capital, le colonialisme et la mutation du commerce, il s’est consolidé avec le mythe des Lumières sur le progrès. Comme l’a montré Karl Polanyi dans La Grande Transformation, le capitalisme n’est pas une donnée naturelle, mais l’invention de l’« économie de marché ». L’histoire de l’humanité n’a pas commencé avec le capitalisme ; celui-ci est apparu comme une sorte de déviation historique. Le Coran, en revanche, est une parole universelle qui traverse les temps : il s’adresse à l’histoire tout autant qu’il la dépasse. Le capitalisme est un régime économique et social issu d’une période historique limitée, d’une culture et d’une histoire spécifiques. De plus, comme l’a si bien dit Georges Bataille, il constitue la « part maudite » du capital. Sa prétention à l’universalité a été construite pour masquer sa dimension historique. Le Coran, quant à lui, est un appel qui exprime la vérité par-delà les temps ; son universalité est fondée à la fois ontologiquement, épistémologiquement et moralement. La pensée moderne a conçu le temps comme une ligne droite, le progrès comme un destin inéluctable, et l’homme comme un sujet façonnant l’histoire. Le capitalisme en est devenu le régime économique, la modernisation son enveloppe sociologique. Or, chaque événement historique possède son propre contexte, ses limites et ses continuités. Le capitalisme est une « situation historique » ; son universalisation est le produit d’une illusion idéologique. Quant au Coran, il n’est pas seulement un texte révélé dans une période historique donnée, mais une parole universelle qui s’adresse à l’humanité tout entière. Il parle « au nom de l’humanité » ; il est le porteur d’une parole intemporelle et d’un message supra-historique.