La Peur de l’Andalousie, le Rêve Seldjoukide

Première publication : haber10.com – 2014

 

“Un pays où la pensée serait affranchie de toute peur,

Un pays où les hommes se tiendraient debout avec fierté,

Où le monde ne serait pas divisé par des murs,

Où les mots jailliraient des profondeurs du cœur,

Où le labeur tendrait les bras à l’accomplissement,

Où le fleuve de la raison ne se serait pas asséché dans le désert obscur des habitudes,

Que ne donnerais-je, mon Dieu !

Pour que ma patrie soit un tel pays !”

Tagore

 

 

En 1911, les Italiens envahissent Tripolitaine. L’Empire ottoman, après la Révolution constitutionnelle, avait accompli un grand élan, mais l’Angleterre craignait que ce changement constitutionnel et la devise « Union-Liberté-Justice » ne servent de « mauvais exemple » aux peuples d’Égypte et d’Inde. Quant à la Russie, elle ne voulait pas voir l’Empire ottoman se rétablir, notamment dans les Balkans. Ainsi, ces puissances étaient prêtes à tout pour étouffer cette révolution. Face aux cadres inexpérimentés du Comité Union et Progrès, on faisait surgir toutes sortes de problèmes ethniques, religieux, économiques et politiques. L’État n’était pas en position de s’opposer à l’Italie. Les vieux généraux, dans une psychologie de « cède et sois tranquille », avaient déjà renoncé à l’Afrique du Nord.

Dans ce contexte, une réunion se tient à Beşiktaş, Istanbul, chez Enver Bey. Les jeunes cadres qui, plus tard, dirigeront la dernière ligne de résistance de l’Empire, s’accordent sur la nécessité de résister à l’Italie. Enver, Talat, Mustafa Kemal, Ali Fuat, Rauf, Ömer Naci, Ömer Fevzi, Kuşçubaşı Eşref… Beaucoup d’autres encore iront secrètement en Tripolitaine pour organiser les forces locales et lancer la résistance. Le plan est transmis à l’état-major ottoman, et les jeunes officiers sont présentés comme fugitifs afin de ne pas compromettre la position officielle de l’Empire. Ainsi, l’État ne provoquerait pas davantage les Grandes Puissances, tout en soutenant discrètement la résistance. Les préparatifs sont faits, et une poignée de jeunes idéalistes se rendent en Tripolitaine par différents chemins et sous divers déguisements. Mustafa Kemal, se faisant passer pour un journaliste du journal Tanin sous le nom de Mustafa Şerif, écrit depuis l’Égypte à son ami d’enfance Salih Bozok :

« Mon cher frère… Tu sais bien que, depuis que la question de Tripolitaine est apparue, nous n’avons cessé de tenter d’y aller. Une fois, nous sommes restés trois jours sur le bateau Şam, puis on nous a fait revenir. Ensuite, nous avons essayé d’y aller par la Tunisie ou l’Égypte…

Cette fois, nous avons quitté Istanbul avec Ömer Naci et deux autres compagnons pour nous diriger vers notre objectif via l’Égypte. Le ministre de la Guerre nous a accompagnés malgré lui. Si je le juge nécessaire et utile, je demanderai à certains amis de nous rejoindre. Pour l’instant, il y a des points à sécuriser. Ne révélez pas où je suis. N’informez même pas ma mère pendant un certain temps. De temps à autre, envoyez des lettres depuis Istanbul en mon nom…

 … Comment vont les amis ? Pour sauver la patrie, il faut désormais plus d’effort et de sacrifice que jamais. Lisez les dernières pages de l’hie de l’Andalousie… Adieu. »

 Şerif (Mustafa Kemal), Alexandrie, 4 octobre 1911

La dernière phrase de la lettre résume en réalité très bien la raison de l’insistance de ces jeunes officiers à se rendre en Tripolitaine. Plus précisément, elle reflète l’essence de la psychologie dans laquelle l’Empire ottoman était tombé après la guerre de 93 (guerre russo-ottomane de 1877-78) : « Que notre fin ne soit pas celle de l’Andalousie ! »

Comme on le sait, en Espagne, restée sous domination islamique pendant 781 ans entre 711 et 1492, la population musulmane fut éliminée à la suite des massacres et expulsions perpétrés par les chrétiens, si bien qu’en 1614, presque tous les musulmans avaient été chassés d’Espagne. Cette haine religieuse sanglante grava dans les esprits musulmans le sommet de la barbarie européenne, incapable de succès lors des Croisades et autres tentatives d’occupation.

Le sultan Abdülhamid et les cadres unionistes qui luttaient contre lui décrivaient justement cette psychologie de déclin à travers la peur de devenir un jour comme l’Andalousie, et ils avaient tout fait pour empêcher ce désastre. Cette pensée, qui acceptait jusqu’à un certain point les pertes territoriales dans les Balkans comme une réduction nécessaire, avait conclu, avec la montée des événements arméniens et leur propagation jusqu’à la capitale via l’attaque de la Banque ottomane, que le danger n’était pas une simple défaite ou un amoindrissement, mais une disparition totale : une menace d’éradication définitive des musulmans d’Anatolie. Après la guerre de 93, des dizaines de livres sur l’Andalousie furent publiés, et al-Muqaddima d’Ibn Khaldoun, qui expliquait que les États, comme les humains, naissent, croissent et meurent, devint un ouvrage très lu. Les derniers intellectuels de l’Empire avaient grandi avec ce sentiment de peur et de destin inévitable, et s’étaient engagés dans la résistance de toutes leurs forces pour vaincre ce sort.

Le désir d’entrer dans la Première Guerre mondiale, l’expédition du canal de Suez menée au milieu du conflit, et ensuite la politique de déportation appliquée par Cemal Pacha envers les Juifs, les chrétiens et les Arabes nationalistes en Syrie, au Liban et à Jérusalem, représentaient aussi une préparation secrète à l’idée : « Si nous sommes arrachés de l’Anatolie, nous ferons de ces terres notre nouvelle patrie. » La tentative d’Enver Pacha, avec ses compagnons, de s’enfuir vers le Caucase puis vers le Turkestan pour y lancer un nouveau mouvement reposait également, en dernière analyse, sur cette même idée. Il s’agissait de préparer un ultime refuge pour les musulmans, une patrie libre au Turkestan… L’idée selon laquelle les Arméniens deviendraient les alliés de l’Occident dans la région, et que les éléments musulmans seraient déportés et nettoyés peu à peu, ouvrit également la voie à une contre-purification à travers la déportation – et plus tard, les échanges de population.

La peur d’un destin andalou s’est aussi infiltrée dans les politiques fondamentales de la République. Les cadres qui se sont assis à la table de Lausanne comme représentants des musulmans ont fait reconnaître les Kurdes également comme des Turcs – au sens religieux – et ont voulu réduire la population non musulmane à un niveau qui ne représenterait plus un danger grâce à l’échange de populations. Les cadres kémalistes, dans une perspective conforme au nouvel équilibre entre l’Angleterre et la Russie, ont éliminé, à la demande de l’Angleterre, les unionistes et les communistes, tout en menant les répressions de 1925, 1929 et 1937 afin de prévenir d’éventuelles interventions régionales de la Russie et de la France. Car la Russie bolchevique, avec Staline, avait pris le contrôle de l’Asie centrale et du Caucase, et cherchait à atteindre le Moyen-Orient en coopération avec l’Iran, notamment à travers les Kurdes de la région. (En effet, pour concrétiser ce rêve, la République kurde de Mahabad sera établie en Iran avec le soutien russe durant la Seconde Guerre mondiale, mais sera éliminée peu après dans le sang à cause du chantage du Shah d’Iran qui menaçait de se rapprocher de l’Angleterre. Barzani poursuit encore aujourd’hui ce rêve de son père.)

La France, de son côté, était presque écartée du partage du Moyen-Orient établi par l’accord Sykes-Picot signé avec l’Angleterre pendant la Première Guerre mondiale. Par mille ruses, les Anglais s’étaient emparés de l’Irak, qui revenait à la France, et avaient laissé à cette dernière des zones à problèmes comme la Syrie et le Liban, au lieu des régions pétrolifères. C’est pourquoi la France sera, pendant longtemps, derrière tout développement susceptible de nuire aux cadres kémalistes qui s’étaient alliés aux Britanniques. La politique arménienne ancienne de la France, les efforts persistants des Arméniens de Syrie et du Liban, et le crypto-arménisme en Anatolie jouaient un rôle essentiel à cet égard. Les réactions sévères et les politiques d’exil menées par les cadres kémalistes, notamment contre les rébellions d’Ağrı et de Dersim, s’expliquent par des inquiétudes remontant à la peur andalouse, actualisées par l’idée que la France chercherait à établir une Arménie et un Kurdistan dans la région. À l’approche de la Seconde Guerre mondiale, dans le jeu d’équilibres de la région, la France, la Russie, la Syrie et l’Iran formaient un camp, tandis que l’Angleterre, la Turquie, l’Irak et l’Afghanistan en formaient un autre. La réponse à la rébellion de Dersim survenue avant la guerre sera l’annexion du Hatay. Les politiques des pays mentionnés dans ces deux événements révèlent clairement les relations entre les camps évoqués.

Si l’on néglige ces équations internationales, on ne peut comprendre la vitrine ostensiblement antireligieuse de la République, ni sa politique visant en profondeur et sur le long terme à créer une population pieuse, en soutenant même des interprétations sunnites extrêmement strictes et rigides.

Le fait que les cadres dirigeants des années 1920 aient eu suffisamment conscience de la réalité kurde au point d’envisager même une autonomie, et que, après 1925, ils aient persisté à dissoudre la kurdité dans l’identité turque — définie à Lausanne comme un lien juridique commun au sens de musulman — découle également de préoccupations similaires. Lors des négociations de Lausanne, l’insistance à faire reconnaître les Kurdes comme des Turcs (musulmans) visait à définir l’Anatolie dans son ensemble comme une géographie musulmane, et ainsi empêcher l’Occident d’exiger pour les chrétiens restants un État indépendant. Par ailleurs, en tenant compte de l’expérience de la Première Guerre mondiale, durant laquelle certaines tribus kurdes vivant dans la zone tampon avec l’Iran avaient été instrumentalisées par l’Iran, la Russie et l’Angleterre, on visait aussi à intégrer à long terme la population kurde dans l’unité anatolienne. Car la question n’était ni ethnique, ni religieuse, ni confessionnelle, mais bien une question d’existence et de survie.

C’est pourquoi, dans les politiques républicaines, il faut discuter séparément de ce qu’on a voulu faire et des méthodes employées pour y parvenir. La peur de devenir une nouvelle Andalousie, replacée dans le contexte de l’époque et en remontant cent ans en arrière, constitue aux yeux des cadres de l’époque une réaction existentielle compréhensible et légitime. Mais, pour reprendre une expression imagée, on a tenté de pratiquer une opération des yeux à la hache.

Cette peur andalouse, comme un réflexe, continue de gérer l’inconscient profond de l’État après la Seconde Guerre mondiale. L’Impôt sur la fortune, les Événements des 6-7 septembre, et la liquidation ouverte ou implicite de la population grecque à l’occasion de la question chypriote, peuvent être considérés comme des prolongements de cette politique. On peut aussi dire que cette même peur a guidé les réflexes de l’État dans la lutte contre le communisme avant 1980 et contre le PKK après 1980. Les rumeurs populaires affirmant que le PKK serait une organisation de crypto-arméniens, que son seul but ne serait pas le Kurdistan mais la revanche de 1915 les fameuses nouvelles sur les « terroristes non circoncis »  ne relèvent pas d’une simple propagande noire, mais ressemblent parfois à une constatation exprimée. Le fait que l’organisation ait commencé par attaquer des villages kurdes, qu’elle ait versé le sang de nombreux Kurdes y compris des siens tout au long de son histoire, qu’elle ait cherché à détacher les Kurdes de leur identité ottomane et musulmane qui les avait faits Kurdes aux yeux de l’histoire, et son insistance à devenir l’unique interlocuteur au nom de la kurdité, sont les raisons ayant nourri ces soupçons.

Un exemple intéressant de la manière dont « l’esprit d’État ottoman » percevait les communautés religieuses, ethniques et confessionnelles d’Anatolie est le travail de Baha Said Bey, chargé en 1910 par le Comité Union et Progrès de dresser un inventaire des groupes religieux d’Anatolie. Après la République, Baha Said poursuivit ses recherches de terrain notamment sur l’alévisme, le bektachisme, le nussayrisme et l’ahisme. Dans son livre intitulé Les Communautés Alévie-Bektachie, Ahi et Nussayrie en Turquie (Kitabevi, Istanbul, 2000), on lit notamment :

« Il existe dans les frontières de la République de Turquie des communautés dont les groupes chrétiens n’hésitent pas à les enregistrer comme étant leurs propres convertis.

Par exemple, bien que les Alévis Kargın, Avşar, Tahtacı, Çepni constituent des sociétés denses en termes de population, ils étaient généralement considérés comme des groupes turquifiés des Grecs orthodoxes. Les Alévis de Dersim, Kiğı, Tercan, Bayburt, Iğdır, etc., figuraient aussi dans les registres arméniens comme des éléments ajoutés.

Les statistiques des missionnaires protestants, surtout après l’Armistice, les publiaient ainsi.

Le fait que les minorités chrétiennes aient réussi à présenter ces communautés alévies comme des “produits hybrides chrétiens” et à embrouiller l’opinion publique européenne est un phénomène exemplaire qui mérite absolument d’être étudié. Les documents secrets pontiques conservés au collège américain de Merzifon le prouvent aussi… »

Un autre exemple pour comprendre la vision européenne est le témoignage de Rafael De Nogales Mendez, catholique fervent venu du Venezuela pour combattre aux côtés de l’Allemagne durant la Première Guerre mondiale. Son ouvrage “Quatre ans dans l’armée ottomane”, traduit aussi en turc (Yaba Yayınları, Istanbul, 2008), relate ses souvenirs de guerre dans les fronts de l’Est, de Mossoul, Bagdad, Palestine et Sinaï, en tant que colonel dans l’armée ottomane à la demande des Allemands. Il participe notamment aux combats contre les bandes russes et arméniennes à l’Est, et est témoin des massacres d’Arméniens dans des régions comme Van, Bitlis, Muş et Diyarbakır. Dans son livre publié après la guerre en anglais, allemand et français, Nogales accuse les dirigeants arméniens d’être à l’origine des massacres, mais enregistre aussi ces événements auxquels il a directement participé et assisté, fournissant ainsi d’importantes informations à l’opinion publique européenne. Il ne rend pas les Turcs ou l’armée turque responsables, mais désigne certains gouverneurs, commandants, et les tribus kurdes et circassiennes dirigées par eux comme coupables. Il soutient que les Arméniens, en se révoltant sous l’influence des Russes, ont perdu leur chance d’être les alliés fidèles de l’Occident et ont mérité leur disparition. À propos des Kurdes, Nogales écrit : « Je trouvai les Kurdes, ou Karduchos, tels que décrits dans l’Anabase, à l’exception de leurs armes… À mon avis, les Kurdes sont la race de l’avenir au Proche-Orient. Ils ne sont pas corrompus par les maux des anciennes civilisations. C’est un peuple jeune et courageux. » (op. Cit., p. 51)

Les constats contenus dans ce livre publié en 1921 par un témoin de première main, où sont décrits avec précision les massacres chrétiens commis par quelles tribus et dans quelles régions, tendent presque à inculquer à l’opinion publique occidentale l’idée que les Kurdes pourraient devenir les nouveaux alliés de l’Occident dans la région, à condition qu’ils paient d’abord pour leurs crimes…

Avec la contribution d’idées comme celles-ci, le réflexe de l’État a toujours été de considérer avec suspicion les identités et revendications différentes, adoptant l’uniformisation ou l’élimination comme solution simple et définitive.

La peur de l’Andalousie a également influencé la politique islamique de l’État. La fermeture des tekkés et confréries religieuses au début de la République constitue une continuation de l’épuration des unionistes, ces derniers y étant fortement organisés. De même, après la révolte de Cheikh Saïd, une vive inquiétude s’est manifestée selon laquelle le quadrilatère Iran-Russie-Syrie-France manipulerait les Kurdes à travers les confréries. Quant à l’appel à la prière en turc, il représente une tentative d’application de la mode fasciste européenne des années 1930. Toutefois, les confréries et communautés religieuses réellement répandues ont toujours été discrètement protégées, maintenues en vie, contrôlées, et parfois utilisées comme instruments dans les politiques intérieures et extérieures.

De même, la politique anticommuniste après la guerre froide constitue en réalité une sorte d’ingénierie sociale, menée sous le couvert d’une lutte contre le communisme. L’État, tout en sachant pertinemment qu’il existait des Kurdes dans le pays, n’a reconnu aucune autre identité que celle de Turc ; et de la même manière, bien qu’il n’existât aucune menace réelle de communisme – surtout d’un communisme porté par une invasion russe – il a mobilisé les grandes masses sous un toit sunnite-conservateur. Car ici encore, la question n’était pas celle du communisme, mais, comme toujours, celle de l’existence et de la survie.

Le véritable banc d’essai de la politique religieuse de l’État n’est pas, comme on pourrait le croire, la mise en œuvre étrange de la laïcité (le principe de laïcité ayant été inventé après la répression de Dersim afin de maintenir les Alévis loyaux à l’État, et n’ayant guère d’autre sens ou importance) ni sa politique envers de grands mouvements politico-sociaux comme le salutisme ou le nurcisme. Ces éléments relèvent d’événements politiques conjoncturels. Le vrai point d’observation est le domaine de l’éducation, et plus particulièrement les cours de Coran.

Selon les mémoires d’Ali İhsan Sabis Pacha sur la Première Guerre mondiale, lors du congrès du Comité Union et Progrès en 1916, un délégué présente un rapport sur la religion. Ce rapport révèle qu’une étude menée parmi les soldats ottomans montre qu’un grand nombre d’entre eux ne sont pas capables de répondre à des questions telles que : « Qui est ton Seigneur ? Qui est ton Prophète ? Quel est ton madhhab ? Combien y a-t-il de piliers de l’Islam ? Quels sont les 32 obligations religieuses ? » Il est souligné que le fait que ces enfants du peuple envoyés au front pour le jihad ne connaissent pas leur religion constitue un problème sérieux. À la suite de ces discussions, il est décidé de fonder une institution qui deviendra plus tard la Présidence des Affaires religieuses. L’abolition du ministère des Affaires religieuses et des Fondations pieuses (Şer’iye ve Evkaf Vekaleti) après la proclamation de la République, et la création de la Diyanet, n’étaient en réalité que la continuation d’un programme ou d’une décision de l’époque constitutionnelle et de l’Union et Progrès, comme beaucoup d’autres « révolutions ». On sait que dans les débuts de la République, tout ce qui était officiellement religieux a été mis en retrait, et que l’institution religieuse n’était autorisée à fonctionner que dans les limites du service à l’idéologie républicaine. Cette situation a conduit le peuple à produire ses propres solutions : enseigner le Coran aux enfants, leur transmettre les bases de la religion dans les maisons, les mosquées de quartier, et d’autres lieux sûrs, est devenu un véritable combat. C’est le résultat de ces efforts que l’on a vu apparaître une tentative d’éducation religieuse plus vaste et déterminée que jamais sous l’Empire ottoman. Presque toute la population a ainsi répondu par ses propres moyens à son besoin d’éducation religieuse de base à travers des canaux civils.

La caractéristique la plus remarquable de cet effort est que la population héritée de l’Empire ottoman a assuré son unité et sa cohésion non pas à travers une identité turque artificielle et séculière, imposée par les cadres républicains pour faire bonne figure devant l’Occident, mais à travers une identité ottomane profondément enracinée dans la foi islamique – colonne vertébrale de la tradition seldjoukide-ottomane. En d’autres termes, le fait que la nation ait continué d’exister comme une seule entité après un effondrement massif ne s’explique pas, comme le croient les élites républicaines, par l’identité turque cosmopolite et séculière exprimée par le style de vie occidental tanzimatien, mais malgré elle, en lui résistant avec dignité et détermination. La seule raison pour laquelle, dans ces terres, les divisions ethniques, confessionnelles ou les fanatismes idéologiques positivistes sont restés marginaux malgré tout, est que la majorité du peuple, avec bon sens et clairvoyance, a résisté à ces fausses identités et s’est attachée à l’Islam – cette véritable assurance identitaire nationale – avec les liens doctrinaux et culturels les plus simples, mais aussi les plus solides.

Toutes les tendances hérétiques, marginales, ésotériques ou conjoncturelles doivent même leur sécurité à cette culture solide de la majorité. Car une perception non fanatique de l’Islam inclut à la fois la liberté de pensée et la tolérance envers les croyances et tendances différentes. Le fait que cette foi islamique sobre soit devenue, au fil du temps, l’essence même de la politique religieuse de la République, provient de la détermination constante de la majorité du peuple à la défendre. Le résumé de cette foi est de connaître les piliers de l’Islam et de la foi, et d’éviter les grands péchés (kebair). Agissant comme un code culturel commun dans la vie quotidienne, les détails du vécu et les perspectives sur les événements, cette foi a rempli une fonction bien au-delà d’un simple système de croyance : elle a constitué une vision du monde, un climat spirituel. En ce sens, le fait que les comportements collectifs et les codes d’action communs des différentes composantes de la société: Turcs, Kurdes, Arabes, Alévis, Sunnites, originaires des Balkans ou du Caucase soient plus déterminants que leurs différences est une dynamique prometteuse pour l’avenir.

Voici ce qui est inculqué aux enfants depuis le début de la République, notamment par les cours de Coran et des méthodes d’enseignement similaires, il a permis au peuple de survivre comme une nation dotée des mêmes réflexes, d’une cohérence de pensée et de perception communes, de Edirne à Kars, de Diyarbakır à Trabzon, d’Antalya à Erzurum. La nouvelle identité produite par l’idéologie officielle a été perçue par la majorité du peuple comme une négation de la mission historique, sociale, politique et idéelle de cette identité fondée sur des codes culturels communs, ainsi qu’une tentative de déraciner l’âme de la nation pour la livrer à l’Occident. Les véritables habitants de l’Anatolie ont été traités comme des masses misérables et impuissantes que l’on a tenté de faire entrer de force dans ce costume artificiel. Malgré cette pression multiforme, le fait que la majorité du peuple vive encore dans les mêmes quartiers et immeubles, qu’elle se tienne côte à côte dans les mêmes mosquées, résulte de la transmission obstinée, depuis un siècle, dans des dizaines de milliers de mosquées, de cours de Coran et de foyers, de cette foi fondamentale à la nouvelle génération. La foi islamique est la seule source ayant permis de faire de ces terres une patrie, d’assurer la survie de cet État, et de donner à cette nation une mémoire commune, un idéal et une identité. Si l’on veut établir une paix durable, une sécurité sociale et publique sur ces terres, garantir le mode de vie de tous les groupes confessionnels et idéologiques, et conférer à l’État un rôle d’arbitre de ces sensibilités communes, cela ne peut se faire que par la continuation approfondie de cette dynamique d’existence et de survie définie par la foi de la majorité du peuple. C’est précisément pour préserver cet effort que le courant conservateur-religieux du peuple a continué d’exister.

En fin de compte, alors que l’État, en tant que structure institutionnelle officielle, a tenté de résoudre les problèmes d’existence et de survie par des politiques totalitaires et autoritaires découlant de la peur andalouse, le peuple a résolu ce problème de facto, et bien souvent en dépit de l’État, en se réfugiant dans l’identité et les valeurs ottomano-islamiques.

En dépit de tous les efforts contraires, la majorité sociale n’a pas eu de problème avec ces valeurs. Le ciment qui maintient ensemble les Alévis et les Sunnites, les Turkmènes et les Kurdes, les Bosniaques et les Arabes, les Tcherkesses et les Albanais, ce sont uniquement ces valeurs. Les différenciations ou revendications fondées sur l’ethnicité ou la confession réapparaissent précisément là où ces valeurs sont négligées, abandonnées ou érodées. Considérer chaque être humain comme précieux, percevoir chaque différence comme un verset divin, voir en chacun un frère en Adam, un compagnon en Abraham, Moïse et Jésus, un coreligionnaire en Muhammad, considérer la maîtrise de sa main, de sa langue et de son sexe comme l’essence de la morale, traiter l’oppresseur en tyran et l’opprimé en victime comme un devoir sacré, veiller sur l’orphelin et le pauvre comme un acte d’adoration, refuser de se soumettre à autrui comme une question de dignité, considérer toute forme de discrimination comme une sédition, toute oppression et terreur comme une corruption, voir en l’État la justice, dans le peuple la loyauté, et dans la patrie l’honneur : telle est la conscience partagée, aussi sensible qu’un fusible commun. Une fois abandée, elle génère dégradation, contradiction et conflit. C’est pourquoi la construction de l’avenir social ne sera possible que si les Turcs, les Kurdes, les Alévis, les Sunnites, etc., se retrouvent à nouveau dans cette conscience commune et s’unissent dans le but de faire de cette conscience la base du contrat social, de la constitution et de l’État.

La peur de l’Andalousie doit sortir de l’agenda non pas parce que les causes et conditions qui l’ont générée ont disparu, mais parce qu’il est désormais nécessaire de l’affronter pour la dépasser. La Turquie ne peut pas fonder son avenir sur ses peurs. Certes, le traumatisme de la Première Guerre mondiale semble avoir été traversé tout au long du XXᵉ siècle par des politiques sécuritaires excessives fondées sur cette peur. Mais l’idée de créer une nouvelle nation et de l’imposer par la répression et l’épuration a généré de nouveaux problèmes et confronté la Turquie à des coûts tant matériels que moraux auxquels elle doit désormais faire face.

En tenant compte de cette expérience, il paraît plus raisonnable et constructif de redécouvrir les valeurs simples, sobres mais solides communes à la racine spirituelle de la nation, et d’en faire des composantes d’une identité partagée. Autrement dit, quel que soit le but de créer une nouvelle nation au sein de l’État-nation, il faut s’y concentrer en adoptant des méthodes révisées pour réaffermir l’unité et l’ordre de l’État et de la nation : c’est la responsabilité de chacun.

Il est temps de comprendre que les décisions concernant l’existence et la survie de la Turquie ne peuvent plus être présentées comme des ordres venus d’en haut, immuables et indiscutables, sous peine d’aboutir à des résultats contraires aux objectifs. Il est nécessaire d’abandonner le traitement inflexible de certains concepts et réalités comme des lois divines ou des fétiches inchangeables.

Dans un langage institutionnel sévère, qui regarde la société comme un enfant à gronder, on ne peut parler ni d’indépendence, ni d’unité entre État et Nation, ni d’un avenir commun et libre. La croissance de ce pays commence par une croissance socio‑psychologique, autrement dit, il doit devenir adolescent : une collectivité composée d’individus responsables, appartenant à une communauté, dignes d’estime, maîtres de leur destin. L’époque de gouverner avec des ordres, des interdictions, des réprimandes, des punitions et des récompenses est révolue. Pour faire de chacun d’entre nous et surtout de nos enfants des personnes distinguées capables de parler, débattre, contester, décider, choisir, refuser, avoir confiance en eux-mêmes, en leur peuple, en leur pays autrement dit, responsables,  il faut utiliser tous les instruments sociaux comme des déclencheurs d’initiative. Un avenir fiable et prometteur ne peut être construit que par la confiance et l’espoir partagés de tous.

Son idéologie, sa philosophie, sa méthode, son chemin peuvent être considérés comme des détails définissables par des processus démocratiques. En l’absence d’un climat de confiance sociale, chaque idée ou démarche méthodologique dérange l’un ou l’autre, et peut dégénérer en un problème de société majeur, suscitant anxiété et inquiétudes. Pour cette raison, il est impératif que chacun adopte effectivement comme principe la liberté, la justice, la compassion et la bienveillance.

La Turquie traverse aujourd’hui un seuil critique. À cette étape pourrait se dérouler un processus de « renationalisation ». Mais cela ne se fera pas par des revendications identitaires imposées d’en haut ou par des imitations exogènes de la multiculturalité, étranges et artificielles, mais par un retour à ce qui est réel, normal, naturel. La Turquie a plus que jamais besoin de normalisation. L’État doit être un État, la justice être la justice, la politique être la politique, l’économie être l’économie. Les sujets de débat comme la turcité, la kurdité, l’alévisme, la laïcité et autres doivent pouvoir être discutés jusqu’au bout, naturellement. Il faut croire que les interdictions divisent, et que les libertés unissent. Nul ne peut se comporter comme le propriétaire, le maître ou le décideur suprême de cet État, de cette patrie, de ce pays. Mais l’autorité commune reconnue de tous, en attendant qu’un meilleur et plus juste système soit proposé, est la volonté majoritaire du peuple. L’arbitre, le juge, le sujet, le maître : c’est le peuple lui-même.

Pour cela, il faut d’abord créer un environnement démocratique organique et sain, capable d’intégrer toutes les composantes, voix et couleurs de la nation, tout en neutralisant chaque forme de tutelle ou ingérence par la réaction du peuple. Qu’il s’agisse des élites étatiques ou des citoyens les plus ordinaires, chacun doit pouvoir s’exprimer sans peur ni accusation : c’est la tâche de la politique. Dans ce cadre, le processus de normalisation se réalisera par des mécanismes démocratiques approfondis et une participation active.

Autrement dit, plutôt que des discussions tautologiques entre parties opposées ou des demandes formulées par l’un à l’encontre de l’autre, assorties d’attitudes autoritaires et sélectives, il faut établir un dialogue dynamique où des citoyens libres et égaux débattent collectivement de leur avenir commun. Bien sûr, certains tenteront d’exploiter un tel environnement. Mais tout discours et toute attitude unidirectionnels, étroits, stériles, excluants, diviseurs, incitant à la haine seront écartés par le peuple et marginalisés naturellement.

Le régime, la turcité, la laïcité, la République n’appartiennent à personne, tout comme la religion, la kurdité, l’alévisme ou la démocratie. Propriétaire, il n’y en a qu’un : la nation elle-même. La propriété, c’est davantage de liberté, et le compromis le plus raisonnable ne peut être obtenu que par des moyens démocratiques. Dans ce cadre, plus d’éléments, de groupes, de communautés, de confessions, d’organisations et surtout d’individus participent volontairement au processus, plus les résultats seront sains. Le seul rôle de l’État, avec toutes ses institutions, dans un tel processus, est d’assurer une supervision objective et la sécurité du climat. D’ailleurs, un tel environnement permettrait aussi l’ouverture, la détente et la normalisation des communautés fermées sur une base ethnique, religieuse ou confessionnelle qui existent par peur produisant la peur en retour. En effet, au cours des dix dernières années, durant lesquelles on a pu s’exprimer sans crainte, de nombreux sujets ayant causé la mort de centaines de milliers de personnes sous des pressions légales ou illégales ont été librement exprimés. Mais aucune évolution n’a confirmé les politiques de répression menées auparavant par les élites étatiques sous la peur de laïcité, turcité, République, ou de la perte de la patrie. Au contraire, de nombreux groupes, organisations et communautés marginales et intérieures, qui avaient exploité ces suppressions comme une forme d’imitation inversée de l’appareil d’État, ont vu leur existence réelle révélée et sont devenus un sujet de débat. Résister à la répression est une vertu, mais il faut aussi célébrer comme vertu le fait de protéger les gens des formes sophistiquées de pression mises en place par les résistants avec le temps. Même cette dynamique a été une expérience importante pour nous faire comprendre que davantage de liberté n’est pas une faveur ni un choix, mais la condition nécessaire pour établir un ordre.

La Turquie progresse en se changeant et se transformant entièrement. L’issue de ce processus sera déterminée par une marche collective et inclusive. Bien sûr, différentes solutions, objectifs communs ou idéaux seront proposés à la société, et la société fera ses choix parmi eux. Mais l’essentiel est de s’assurer que chacun participe à cette transformation, sans exclure personne ni de permettre à quiconque d’exclure l’autrui. C’est pourquoi, au lieu de chercher à éliminer les différences ou les voix dissemblables, même les plus dissidentes, il importe de les inclure dans le processus. Même l’idée la plus marginale ou extrême doit avoir la possibilité de s’exprimer librement pourvu qu’elle ne soit pas destinée à la discorde ou à la provocation, ce qui est un phénomène que la société peut sanctionner afin que puisse émerger un consensus.

Normalisation, participation et transformation collective… Voilà les trois mots grâce auxquels la Turquie pourra dépasser ses peurs héritées du XXᵉ siècle et engendrer un changement sain, avec des dynamiques de développement pérenne. Nous pourrons peut-être trouver des réponses à la question de savoir dans quel cadre, sur quelle base nous pouvons réaliser cela, en nous appuyant sur notre expérience historique. Dans ce contexte, l’expérience seldjoukide, avant l’Empire ottoman, peut nous offrir de nouveaux horizons…

 

Première publication : haber10.com – 2014