La Nouvelle Équation Syrienne et Les Options
Une projection sur l’avenir de la Syrie et les équilibres régionaux : Washington cherche à pérenniser la structure dans le nord-est du pays en soutenant les revendications d’autonomie des FDS par des arrangements administratifs limités, mais le fondement sociologique de cette approche reste controversé. Plus de quinze années de guerre ont érodé la confiance entre les communautés. À la lumière de ce tableau, il apparaît clairement qu’Ankara doit mener une diplomatie régionale multidimensionnelle.
Lorsque le changement de régime s’est produit en Syrie, l’attente fondamentale d’Ankara était assez claire : l’intégration de tous les éléments armés dans l’armée nationale, l’unification des structures régionales avec Damas, le renforcement de la structure unitaire du pays, la garantie constitutionnelle des droits de toutes les composantes sociales et l’assurance de leur participation politique.
Dans ce cadre, il était prévu que la question kurde soit résolue à la fois dans les frontières de la Turquie et gérée dans la nouvelle configuration de l’État syrien. Mais ces attentes ne se sont pas encore réalisées. La résistance des FDS à l’intégration, l’annulation des pourparlers de Paris, les nouvelles positions des Druzes et des Alaouites ainsi que l’accent mis par Washington sur une « solution unitaire mais inclusive » ont encore approfondi le problème. Washington cherche à pérenniser la structure du nord-est du pays en soutenant les revendications d’autonomie des FDS par des arrangements administratifs limités, mais le fondement sociologique de cette approche reste contesté.
Dans l’état actuel des choses, il est utile de reconsidérer l’écart et la tension entre les attentes d’Ankara et la réalité syrienne. Évaluer les scénarios possibles, les risques et les voies de sortie revêt une importance particulière.
Les positions des structures organisées
Il est connu que, dans la formation de la nouvelle situation apparue en Syrie, les structures organisées, Israël, certaines figures dirigeant le commerce international de la drogue (un leader druze rebelle) et les vestiges du régime baasiste ont joué un rôle. Ces cercles mènent deux types d’activités principales. La première consiste à présenter leurs propres demandes, attentes et intérêts comme s’ils étaient ceux du peuple. La seconde consiste à durcir le climat politique par un langage qui alimente la possibilité de conflit. Derrière ces deux activités se trouve l’intention d’empêcher la population de discuter et de remettre en cause la position de l’organisation et les priorités qu’elle impose.
Deux attitudes différentes apparaissent pour gérer la situation créée par ces structures.
La première consiste à accorder une importance excessive à la tension, en réalité artificielle, créée par les organisations et les autres éléments mentionnés, et à durcir sa propre position. Cette attitude repousse la possibilité pour le peuple de remettre en question l’agenda imposé et contribue à rapprocher la population des structures organisées. En réalité, c’est une méthode fréquemment utilisée par les organisations et les structures organisées. Si ce tableau est clairement compris et qu’une attitude est adoptée en conséquence, la possibilité pour le peuple de prendre ses distances avec les organisations et structures organisées s’accroît. La situation apparue en Syrie correspond exactement à cela. Il convient d’en tenir compte.
Le cadre d’Ankara
Il est possible de regrouper en cinq volets les sujets auxquels Ankara accorde sens et importance dans sa politique syrienne.
Premièrement : en raison des problèmes de sécurité qu’une éventuelle fragmentation et division de la Syrie pourrait engendrer, et de la capacité de ces problèmes à affecter Ankara, il ressent la nécessité de préserver la structure unitaire et l’intégrité territoriale du pays. Deuxièmement : que les différentes forces armées apparues durant la guerre civile soient intégrées dans l’armée syrienne, et qu’aucun élément armé ne subsiste en dehors de celle-ci.
Troisièmement : afin de surmonter les problèmes de représentation sociale vécus durant l’ère du régime baasiste, il faut garantir l’inclusivité politique, le pluralisme, et la représentation de toutes les composantes sociales aux niveaux local et central.
Quatrièmement : assurer le retour sûr et digne en Syrie des réfugiés ayant été contraints de migrer vers la Turquie durant la guerre civile, ainsi que la restitution de leurs biens.
Le cinquième sujet concerne le développement économique et la reconstruction du pays.
Les réalités sur le terrain
Face au cadre englobant les sujets importants pour Ankara se dressent des dynamiques particulièrement complexes, que l’on peut classer en quatre volets.
La première dynamique : le fait que les FDS placent leurs intérêts organisationnels avant l’avenir de la Syrie. Au lieu de s’intégrer dans l’armée syrienne, elles cherchent à conserver leur force armée sous contrôle et à gouverner les populations et territoires qu’elles dominent grâce à ce pouvoir organisationnel.
La deuxième dynamique : les revendications des autres composantes sociales. Les Druzes et les Alaouites, bien que pour des raisons différentes, réclament une représentation élargie face à la « pression » centrale.
La troisième dynamique : les fractures sociales internes. Plus de quinze années de guerre ont érodé la confiance entre les communautés. Les Kurdes, Druzes et Alaouites défendent une structure décentralisée. De leur côté, les Arabes sunnites, qui constituent la majorité de la population, recherchent un modèle de gouvernance qui leur permette de ne plus revivre l’exclusion, la violence, les exécutions extrajudiciaires et l’absence de représentation qu’ils ont connues par le passé.
La quatrième dynamique concerne les acteurs extérieurs. Tandis que les États-Unis renforcent leur insistance sur l’inclusivité, Israël poursuit ses attaques visant à affaiblir la direction de Sharaa. La Russie et l’Iran sont en quête d’opportunités pour revenir dans le jeu. Bien que l’influence de la Russie sur le terrain ait diminué en raison de la guerre en Ukraine, la volonté de l’Iran reste vive. L’Europe cherche à s’imposer à travers la question du retour des réfugiés et des fonds de reconstruction. Quant aux pays du Golfe (notamment le Qatar), ils ambitionnent de soutenir la gestion de transition avec des plans de développement économique. À la lumière de ce tableau, il apparaît clairement qu’Ankara doit conduire une diplomatie régionale multidimensionnelle.
Scénarios possibles et risques
En comparant les sujets importants pour Ankara et les réalités du terrain, il est possible d’évoquer trois scénarios distincts.
Le premier scénario : un compromis préservant la structure unitaire tout en incluant une délégation de compétences locales. C’est un scénario à forte faisabilité. La structure unitaire est maintenue, mais les administrations locales reçoivent une délégation partielle de compétences dans le domaine administratif. Les FDS sont progressivement intégrées dans l’armée nationale. Les régions druzes et alaouites obtiennent des garanties constitutionnelles de représentation et de droits culturels.
Le deuxième scénario : une centralisation dure. Ce scénario comporte un niveau de risque élevé. Le gouvernement de Damas réprime les revendications d’autonomie et démantèle les FDS. Cette situation pourrait déboucher sur de nouvelles guerres par procuration et sur des interventions régionales.
Le troisième scénario : une division douce/fédéralisation de facto. Toutefois, ce n’est pas un scénario que pourraient accepter les Arabes, qui représentent près de 90 % de la population syrienne, ni Ankara, ni les autres capitales du Moyen-Orient.
Les risques liés à ces scénarios peuvent être regroupés en six volets :
Premièrement, le vide sécuritaire. Plus l’intégration est retardée, plus certains groupes terroristes de la région peuvent se réactiver et des milices locales gagner en puissance.
Deuxièmement, l’augmentation des tensions sociales. En particulier, les provocations fondées sur l’ethnicité et la confession peuvent conduire à de nouveaux affrontements.
Troisièmement, l’accroissement de la discordance politique. Les divergences d’attentes entre les composantes sociales produisent des problèmes, fragilisent la communication entre les parties et accentuent les distances.
Quatrièmement, l’aggravation du chaos intérieur à travers la rivalité entre acteurs extérieurs. Si les États-Unis, Israël, la Russie, l’Europe et les pays du Golfe interviennent dans le processus avec des visions divergentes, le résultat serait de nouveaux conflits et du chaos.
Cinquièmement, on peut anticiper un ralentissement du processus de retour des réfugiés. La question des réfugiés syriens a constitué, notamment après les élections municipales de 2024, l’un des sujets les plus polarisants de la politique intérieure. Cela exerce une pression directe sur les plans diplomatiques et sécuritaires d’Ankara. Si la sécurité et la garantie de propriété ne sont pas assurées, le report du retour de millions de réfugiés continuerait d’accroître la pression sociale et économique en Turquie.
Enfin, le sixième point, le plus crucial, concerne la capacité institutionnelle et l’inclusivité de la gouvernance de transition. Si le gouvernement de transition ne parvient pas à établir une bureaucratie solide et une vision politique inclusive, la mise en œuvre des scénarios mentionnés ci-dessus deviendra considérablement difficile.
Intégration fondée sur la structure unitaire et la délégation de compétences locales
Le scénario applicable pour la Turquie et la Syrie est un modèle qui, tout en préservant l’unité, transfère aux administrations locales des compétences administratives et culturelles. Ainsi, les revendications kurdes, druzes et alaouites sont satisfaites par des garanties constitutionnelles, la sécurité des frontières de la Turquie est assurée par des mécanismes communs et les conditions de sécurité et administratives nécessaires au retour des réfugiés sont créées. La « solution fondée sur la délégation de compétences locales » exprime en réalité une approche de gouvernance décentralisée. Au lieu que l’État central conserve tous les pouvoirs, une partie des compétences administratives et culturelles est transférée aux administrations locales (municipalités, assemblées régionales, conseils provinciaux).
Les caractéristiques fondamentales de cette structure sont les suivantes : l’État unitaire est maintenu — le pays n’a qu’un seul drapeau, une seule constitution et une seule armée. En revanche, un espace décisionnel est ouvert au niveau local. De nombreux sujets liés aux services municipaux entrent dans le champ de compétence des conseils locaux. En ce sens, il diffère du fédéralisme, car la souveraineté n’est pas divisée, seules certaines compétences sont transférées au local. Ces structures sont ce qu’on pourrait appeler des « administrations locales renforcées », comme on l’a débattu dans le cadre des métropoles en Turquie. Autrement dit, par « solution fondée sur la délégation de compétences locales », il faut entendre l’idée que la Syrie reste un État unitaire mais qu’il se dote de solides administrations locales dans l’ensemble du pays. Cela pourrait constituer un exemple positif pour la transformation démocratique du Moyen-Orient.
Voie de sortie : préserver la structure unitaire et déléguer des compétences au local
Cette option représenterait une issue positive, tant pour permettre à la Syrie d’acquérir une structure stable que pour répondre aux préoccupations de ses pays voisins. Car concentrer tous les pouvoirs au centre ou passer à une fédéralisation de facto accroîtrait les inquiétudes sécuritaires des pays voisins et menacerait l’intégrité de la Syrie. C’est pourquoi réviser les attentes et adopter une vision qui, tout en préservant la structure unitaire, ouvre la voie à la représentation locale, contribuerait à apaiser les inquiétudes sécuritaires des pays de la région, à accélérer la sortie du chaos et à soutenir la reconstruction du pays.
Un tel modèle impliquerait, pour Ankara, trois acquis concrets : la garantie de la sécurité des frontières, le retour sûr et digne des Syriens dans leur pays et l’instauration en Syrie d’une gouvernance stable.
Compréhension et soutien
Au retour de son voyage au Qatar, le président Erdoğan a répondu à une question concernant l’intégration entre Damas et les FDS :
« Une nouvelle ère a commencé en Syrie. Mais vous savez, au sud, Israël exerce une pression sur la Syrie et cherche à l’affaiblir. Ils s’efforcent d’arracher quelque chose avec la logique du “diviser pour régner”. Malgré tout cela, un gouvernement soucieux d’embrasser tout le monde est aujourd’hui en place en Syrie. Cela a modifié les équilibres, et certains ont du mal à l’accepter. Il est essentiel que chacun comprenne bien cette nouvelle situation et agisse en conséquence : ce sera la voie la plus juste, la plus sage et la plus adaptée aux conditions de la Syrie. Et maintenant je vous le demande aussi : pourquoi perdre par le conflit alors qu’il est possible de tout gagner par la paix ? Réfléchissons à cela. Nous devons avancer sans céder aux provocations, sans emprunter de mauvaises voies, sans tomber dans les jeux de ceux qui se nourrissent du sang musulman. Nous sommes aux côtés de tous les Syriens, sans distinction aucune. »
Cette réponse pleine de sens traduit à la fois un constat de situation et une position claire : comprendre le pays et apporter un soutien à la recherche de solution.
En réalité, il faut voir que nombre des événements actuels en Syrie sont le résultat d’un manque de démocratie et de fonctionnement démocratique. Ce qu’il convient de faire, c’est considérer les différentes inquiétudes sociales qui émergent comme les douleurs et les angoisses produites après la chute d’un dictateur. On peut même les interpréter comme un état d’esprit négatif engendré par l’absence de démocratie. Mais, en définitive, il est possible de sortir de cette situation négative. La voie pour y parvenir consiste à essayer de comprendre les sentiments et les inquiétudes existants, et à soutenir les efforts de solution.
Attendre que ces problèmes disparaissent soudainement ne serait pas réaliste. Car la Syrie tente pour la première fois de construire un véritable fonctionnement démocratique et une perspective de gouvernance pluraliste. Avec le modèle que nous proposons; ou d’autres modèles similaires à développer, les Syriens commenceront pour la première fois à gérer leur pays par leur propre volonté. Il faut considérer ce processus comme la première étape de la rencontre de la Syrie avec un fonctionnement démocratique et de l’éclosion de la démocratie. La clé pour gérer les inquiétudes sécuritaires réside dans l’empathie et le soutien, afin de dissiper l’état d’esprit négatif produit par le déficit démocratique.
Dans une anecdote attribuée à l’anthropologue Margaret Mead, on lui demanda : « Quel est le premier signe de civilisation ? » Mead répondit : « Un fémur fracturé puis consolidé ». Un os guéri signifie que quelqu’un a pris soin de la personne blessée, l’a portée en lieu sûr et s’est occupée d’elle jusqu’à ce qu’elle guérisse. En résumé, Mead souligne que la civilisation commence lorsqu’on aide autrui dans les moments difficiles.
En Syrie, chacun a un os brisé. Pour guérir, patience et soutien sont nécessaires.
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