Écrire l’Histoire du Mensonge et l’Intellectualité Publique

L’hypothèse de Derrida concernant l’histoire du mensonge repose, comme on peut le comprendre, sur la question de savoir si le mensonge, qu’il considère comme allant au-delà du savoir, peut être saisi conceptuellement. Si les analyses de ce maître de la déconstruction sur le mensonge nécessitent elles-mêmes (parfois d’une manière urgente) une déconstruction, c’est précisément en raison de cette définition conceptuelle. N’existe-t-il pas, en soi, quelque chose comme le mensonge ? Ne peut-on pas mentir avec l’intention de tromper ou de duper ? L’homme ne peut-il pas se tromper lui-même ou se duper soi-même en mentant ? Le mensonge est-il nécessairement un énoncé proféré sous la prétention d’être vrai ? Dans ce cas, comment faudrait-il évaluer les diverses tentatives concernant l’histoire du mensonge (de Koyré à Arendt, voire jusque dans l’évaluation que Derrida lui-même en propose) ?

 

Le philosophe français Jacques Derrida, qui se définit lui-même comme un « Juif arabe » né en Algérie, doute qu’il soit possible d’écrire l’histoire du mensonge. Selon lui, « il est difficile de croire que le mensonge ait une histoire. Qui oserait raconter l’histoire du mensonge ? Même si l’on supposait que le mensonge ait une histoire, il faudrait encore pouvoir la raconter sans mentir ». Comme le sujet de l’histoire du mensonge serait le mensonge lui-même, et que la définition traditionnelle du mensonge implique l’acte intentionnel de mentir à autrui, tandis que son contraire serait, qu’il s’agisse d’un fait objectif (extra-ego) ou d’un état intérieur (intra-ego), un fait ou un état vrai, il devient difficile de dégager une histoire du mensonge. Car le mensonge n’est pas objet de savoir ; en d’autres termes, il n’est pas possible de traiter le mensonge comme objet de connaissance sans l’accepter comme vrai au moment où il est proféré comme vérité. Le mensonge ne peut être l’objet du savoir, il est au-delà du savoir. Ainsi, les difficultés propres à l’écriture d’une histoire du mensonge découlent des qualités mêmes du mensonge. « Le menteur, par définition, est celui qui dit qu’il dit vrai (c’est une loi structurale et cela n’a pas d’histoire). »

Cette définition du mensonge chez Derrida devient ainsi une manière d’interroger, à la fois, d’autres définitions possibles du mensonge et toute tentative de l’historiciser, par exemple en distinguant, comme chez Koyré ou Arendt, entre mensonge classique et mensonge politique moderne. Le mensonge est dit sous la prétention d’être vrai par celui qui le dit. Un mensonge qui ne porterait pas, de la part de celui qui l’énonce, la prétention d’être vrai, pourrait être autre chose, mais ne serait pas un mensonge.

Si l’on part d’une telle définition du mensonge, les difficultés d’écriture de son histoire peuvent, en gros, se ramener à trois raisons : premièrement, la définition conceptuelle du mensonge rend son historicisation difficile. En effet, est-il possible de conceptualiser comme mensonge une parole dite dans l’illusion d’être vraie ? Deuxièmement, peut-on s’accorder sur ce qu’est le mensonge et, même si tel était le cas, serait-il possible de construire un récit historique composé entièrement de mensonges ? Troisièmement, serait-il possible, dans l’ordre d’un récit historique, de raconter l’histoire du mensonge comme une histoire vraie ?

L’hypothèse de Derrida concernant l’histoire du mensonge repose, on le comprend, sur la question de savoir si le mensonge, qu’il considère au-delà du savoir, peut être conceptuellement déterminé. Si ce maître de la déconstruction ressent (parfois de manière urgente) le besoin de déconstruire ses propres analyses du mensonge, c’est précisément à cause de cette définition conceptuelle. N’existerait-il donc pas, en soi, quelque chose comme le mensonge ? Ne peut-on pas mentir dans l’intention de tromper ou d’induire en erreur ? Ne peut-on pas se tromper ou s’induire soi-même en erreur en mentant ? Le mensonge est-il nécessairement une parole proférée sous la prétention d’être vraie ? Si tel est le cas, comment faut-il évaluer les diverses tentatives relatives à l’histoire du mensonge (de Koyré à Arendt, et jusque dans l’évaluation de Derrida lui-même) ?

Derrida franchit ici un pas remarquable. Dans les tentatives relatives à l’histoire du mensonge, soit le mensonge, ne pouvant être directement considéré comme mensonge, est rapporté à des instruments allant du langage aux médias qui permettent son identification, et il est ainsi raconté dans un contexte déterminé, autrement dit en le particularisant ; soit bien, c’est en soulignant la sacralité de la vérité que l’on se donne pour but de constituer une histoire du mensonge. Lorsqu’on considère ces tentatives, il faut dire, en général, qu’elles parlent depuis une position qui rejette le mensonge hors de l’histoire. La seconde attitude est facile à comprendre : si le mensonge est perçu comme la profanation du sacré, son contraire — la véracité ou la vérité — est alors pris comme ce qui est originaire. Or, ce qui est originaire ne peut avoir d’histoire. Car il est impossible d’énoncer l’authenticité, la vérité, la primauté ou l’essence de la manifestation factuelle ou situationnelle de ce qui est originaire sans se référer à celui-ci.

Certes, il est possible d’affirmer, à la manière de Kant, que mentir est en toutes circonstances contraire à la vertu et au sentiment du devoir, et qu’ainsi mentir est inconditionnellement mauvais. Mais l’inconditionnalité kantienne elle-même est hors-histoire : « la définition kantienne du mensonge et le devoir de véracité sont à ce point formels, à ce point impératifs et inconditionnels qu’ils semblent exclure toute pensée historique » (ou, sous l’angle dont Derrida ne parle pas : du moins, dans la perspective qui trouve refuge dans le cosmopolitisme politique de Kant et qui, dans l’optimisme de ce refuge, considère aussi l’histoire, en y projetant l’espérance qu’elle évoluera vers le bien et qu’un jour sera instauré un ordre mondial pleinement cosmopolitique ; ainsi, l’inconditionnalité devient le but que l’histoire doit réaliser dans l’avenir).

La seconde perspective qui attribue à l’histoire comme à la vérité une certaine sacralité ou finalité ne nous concerne pas ici de manière directe ; la première est plus intéressante. Derrida prend ici pour exemple les écrits de Hannah Arendt sur le mensonge en politique. En résumé, sa question est la suivante : que devient le mensonge lorsqu’on tente de l’historiciser en l’analysant dans sa pratique même, et cela précisément en définissant le concept de mensonge d’après son fonctionnement pratique ? Comme presque toujours dans ses textes, Derrida dédouble, complexifie et fait tourner indéfiniment cette question autour d’elle-même ; mais l’axe central du problème est une généralisation d’Arendt sur la transformation du mensonge. Dans la distinction qu’elle établit entre le mensonge classique et le mensonge moderne, Arendt définit ce dernier par deux traits : premièrement, avec la modernité et surtout avec la politique moderne, le mensonge est toujours présent ; deuxièmement, cette imbrication est si totale qu’elle va jusqu’à l’auto-illusion. L’objection de Derrida à ces deux traits tient encore à l’écriture de l’histoire du mensonge : si le mensonge est partout dans la politique, s’il est une expérience omniprésente, qu’est-il alors devenu ? S’il n’est pas norme, n’est-il pas néanmoins normalisé ? Et, surtout, l’auto-illusion est-elle possible ?

Arendt a une réponse à cela : tandis que le mensonge classique fonctionnait comme un voile posé sur la vérité, le mensonge moderne, en revanche, déplace ce qui est originaire (ou, pour le dire avec Hans Blumenberg, comme la modernité cherche toujours à tirer sa légitimité d’elle-même, elle n’entreprend aucune recherche d’origine, d’essentialité, d’authenticité, et elle ne relève pas non plus d’un rapport de représentation). Ainsi, si l’on suit la lecture de Derrida, « le mensonge moderne n’est plus une dissimulation qui accompagne la vérité ; il est, au contraire, la destruction de la réalité ou de l’archive originaire ». Selon Arendt, « la différence entre le mensonge traditionnel et le mensonge moderne est celle qui sépare la dissimulation de la destruction ». Dans le monde pré-moderne, le mensonge dissimule ; dans le monde moderne, le mensonge détruit non seulement la vérité, mais même le factuel (comme lorsque, par un procédé technique, on efface d’une photographie une personne indésirable afin de faire comme si elle n’avait jamais existé). Pour dire les choses grossièrement, pour Arendt, le meilleur moyen de saisir le mensonge dans la modernité n’est pas de déterminer ce qui est caché ou voilé, mais de comprendre comment il détruit le passé et, ce faisant, le factuel. En modernité, deux et deux font toujours quatre ; mais, à côté de faits connus de tous et indépendants de tout accord, litige, débat ou consentement, une phrase comme « l’Allemagne a envahi la Belgique en août 1914 » peut, si elle est reprise par un camp, brouiller ou détruire la compréhension d’un fait historique à l’origine d’une guerre mondiale. Car Arendt affirme que, dans la modernité, les images ne se rapportent plus à aucune origine, authenticité ou archive préalable ; elles ne portent plus de valeur de vérité, mais, pour ainsi dire, ne sont que copies d’elles-mêmes. Derrida soutient comme on le verra plus loin, qu’Arendt, en matière de détection du mensonge, s’arrête ici à mi-chemin ; qu’elle n’a pas poussé jusqu’au bout la logique de son analyse. Mais pour comprendre cette critique, il faut examiner le second trait du mensonge moderne : la question de l’auto-illusion.

Derrida affirme que ce qu’Arendt présente comme un trait du mensonge moderne, à savoir le fait de se mentir à soi-même entendu aussi comme auto-illusion, ne saurait en réalité être inclus sous le concept de mensonge : « Se mentir à soi-même n’est ni, au sens ordinaire, ni au sens que Sartre a donné à l’expression mauvaise foi (qui désigne, pour dire vite, une attitude psychologique consistant à ne pas agir avec honnêteté), de la mauvaise foi. Cela requiert donc un autre nom, une autre logique, d’autres mots ; cela requiert de prendre en compte à la fois une certaine techno-performativité médiatique et une logique du fantasme ou une symptomatologie de l’inconscient, telles que l’œuvre de Hannah Arendt les a signalées sans jamais en faire usage. » C’est là encore un geste magistral de Derrida. Sans démentir Arendt, en admettant qu’elle dit vrai, il reprend ce qui est dit pour le déplacer sur un autre plan. (Notons au passage qu’en procédant ainsi, Derrida tombe dans une forme de subjectivisme dont il n’a cessé de combattre l’emprise dans l’ensemble de son œuvre : en définissant le mensonge comme une parole proférée sous la condition de vérité, il isole le menteur, du moins dans la loi et la structure de la loi, il l’abstrait. Même si le mensonge est une parole adressée à autrui comme si elle était vraie, Derrida l’évalue en intégrant le menteur en lui-même. Ce point influe également sur ses évaluations concernant Arendt.)

Le déplacement que Derrida opère, en soutenant que ce qu’Arendt désigne comme mensonge moderne ne peut peut-être pas être appelé mensonge et qu’il faut l’approcher sous un autre nom, voire une autre logique, revient en gros à rapprocher la logique de ce que l’on appelle mensonge moderne de celle de l’imaginaire à l’œuvre dans la production littéraire. D’un autre côté, le fait qu’Arendt historicise le mensonge moderne comme une histoire de l’auto-illusion, en l’expliquant par une compréhension politique du type « sous des conditions pleinement démocratiques, il est presque impossible de tromper [autrui] sans se tromper soi-même », facilite la tâche de Derrida. Or, selon lui, l’auto-illusion est impossible. Ce que Arendt dit appartenir à l’époque moderne et qu’elle résume par : « plus un menteur a de succès, plus il est probable qu’il devienne la victime de ses propres fictions », lui semble, d’une part, ambigu au regard de la « psychologie » qu’il implique, et d’autre part, si l’on prend en considération la définition classique du mensonge comme « l’acte de tromper intentionnellement autrui en sachant ce que l’on dissimule, et donc sans se mentir à soi-même », il faut reconnaître que le moi (self) exclut le self-lie si l’on considère que l’interlocuteur du mensonge est un « ennemi ». Dès lors, s’il existe un auto-illusion ou un mensonge à soi-même, il s’agit d’une autre expérience, qui exige un autre nom ou une autre logique, car « il provient assurément d’un autre champ ou d’une autre structure ». Derrida étend ce champ ou cette structure « de l’intersubjectivité ou de la relation à l’autre jusqu’à l’autre en soi », et il précise que « l’autre en soi » suppose que l’on définisse au moins une partie de soi comme un ennemi.

En somme, selon lui, on ne peut appeler mensonge l’auto-illusion ; elle relève d’une autre logique et ne peut être désignée que par d’autres termes : par exemple fantasme ; parfois aussi idéologie ; ou encore, en psychanalyse, symptôme. Or, ni la psychanalyse ni l’analytique du Dasein heideggérien ; ces deux démarches que Derrida considère comme des critères de connaissance échappant au principe classique de l’ego ou du self ne sont capables de prendre en compte les phénomènes qu’Arendt appelle « se mentir à soi-même » ou « autosuggestion ». Tromperie ou duperie sont possibles, certes, mais évaluer l’auto-tromperie ou l’auto-illusion à la lumière d’une vérité, d’une sincérité ou d’une véracité qui, sous des conditions pleinement démocratiques, viendrait aussi abolir la possibilité de tromper autrui, conduit, quel qu’en soit le but que ce soit au nom de la vérité, ou au nom d’une téléologie optimiste de l’histoire ou de la nature humaine à rendre le mensonge secondaire, banal et accidentel.

Ainsi, que la vérité comporte ou non le risque d’évaluer le mensonge sous l’hypothèse judéo-chrétienne-kantienne d’une radicale méchanceté et d’une corruption originaire de la nature humaine, elle est néanmoins reçue, en politique et en société, comme une idée régulatrice juste de type téléologique. Comme on l’a indiqué dès le début, Derrida juge improbable la possibilité de conceptualiser le mensonge, et, si jamais cela était possible, il soutient qu’au moment même où cette conceptualisation s’opère, la vérité ou ce qui est l’inverse du mensonge  est déshistoricisée, et que, par ce biais, le mensonge est rejeté hors de l’histoire. (Notons au passage qu’il est possible d’interroger autrement les propos de Derrida sur l’auto-illusion. Ainsi, récemment, Vladimir Krstić, dans Deception and Self-Deception, examine la tromperie et l’auto-tromperie d’un point de vue épistémologique et transforme, par une approche fonctionnaliste, la validité de l’hypothèse : « si tromper requiert l’intention de tromper, alors on ne peut pas se tromper soi-même ». Selon lui, la condition nécessaire de toute tromperie est que la fonction du comportement ou du trait trompeur induise en erreur. Autrement dit, ce n’est pas le dire, mais la fonction qu’il faut considérer. Dès lors, celui qui se trompe lui-même ne tombe pas dans une contradiction cognitive ou une tromperie au sens strict, comme s’il se heurtait à une dissonance avec un autre semblable à lui, mais il n’est tout simplement « pas lui-même ». Ainsi, ceux qui s’auto-trompent peuvent, dans cet état, manifester « une dissonance, une gêne ou une tension comportementale. Mais cette tension n’est pas le signe conceptuel d’une irrationalité problématique ni la preuve qu’au fond ils savent la vérité. Ils soupçonnent seulement que quelque chose ne va pas ». Cette explication fonctionnaliste de l’auto-illusion n’apparaît pas transgresser radicalement la recherche d’une autre logique ou d’un autre champ que Derrida rattache au fantasme, à l’idéologie ou au symptôme. Mais la caractéristique principale de cette explication est de montrer que l’auto-illusion est possible.)

De manière générale, les analyses de Derrida sur le mensonge peuvent apparaître comme une bombe placée au cœur même de la relation qu’Arendt établit entre philosophie et politique. Si l’on aborde la question du point de vue que Derrida n’a pas pris en compte, en tentant une lecture plus libre : si, dans les hypothèses fondamentales qu’Arendt formule sur la relation entre politique et mensonge, la tentative de dégager tant bien que mal une histoire du mensonge vise en réalité à raconter l’histoire de la vérité ou de la véracité, et si, de surcroît, la relation entre mensonge et politique;  ce mécanisme directeur dominant du monde moderne  relève de leur nature même, alors, chez Arendt, la vérité ou la véracité devient un mensonge dirigé contre le mensonge afin de le contrôler. Cela donne finalement la logique typique de l’immunité : pour que l’organisme lutte contre un virus, on lui injecte une dose inoffensive de ce virus.

Toutefois, il ne faut pas juger trop hâtivement les appréciations de Derrida sur Arendt. Il faut bien admettre que Derrida, souvent ; sinon sur le plan des principes, du moins dans les détails suscite le doute quant à sa capacité à saisir pleinement la question, en offrant des commentaires qui rappellent la posture d’un intellectuel public typique. Et c’est précisément avec une telle posture qu’il a mobilisé à de nombreuses reprises la logique de l’immunité, notamment dans ses écrits plus engagés politiquement, en particulier après le 11 septembre, lorsqu’il a diagnostiqué et dénoncé dans l’ordre occidental l’emprise de la logique d’auto-immunité. Selon lui, l’Occident s’y est enlisé, et il oppose à cette logique une hospitalité inconditionnelle. (Pour signaler très brièvement une question qui mériterait un traitement à part : si l’on considère les lectures de Roberto Esposito ou de Jean-Luc Nancy, fondées sur la généalogie du mot occidental communauté, on s’aperçoit que le remède proposé par Derrida — et dont témoigne aussi le lexique qu’Émile Benveniste a consacré aux vocabulaires des langues indo-européennes est en définitive une adaptation contemporaine de l’idée indo-européenne de communitas. Autrement dit, Derrida recommande d’opposer à l’immunitas inhérente à la communitas l’hospitalité portée par le com- de communitas comme signe de communauté. Derrida définit l’auto-immunité, presque assimilée à un suicide, comme « l’œuvre de destruction par laquelle [un système] se protège de son immunité même en s’immunisant contre lui-même » ; et il interroge, par exemple, le caractère démocratique de « démocraties non occidentales » au moyen d’une question marquée par l’auto-immunité : « une démocratie peut-elle se protéger démocratiquement ? » Mais, pour lui, il faut s’ouvrir d’une immunité suicidaire à une immunité qui commande l’hospitalité inconditionnelle. Sa conviction que c’est à l’Europe qu’incombe la responsabilité de dépasser l’eurocentrisme procède de la même logique. Certes, la question de ce qui remplacera l’eurocentrisme une fois dépassé est reportée dans l’indétermination de l’avenir, et, sous cette indétermination, il n’en émerge en réalité rien d’autre, du point de vue de la conjoncture géopolitique, que la « mondialisation » c’est-à-dire, pour reprendre le terme employé en français que Derrida préfère à « globalisation », une « mondialisation » comme mondialisation.)

Derrida, derrière cette responsabilité ou ce devoir, place l’idée que l’on ne saurait se libérer, sinon de manière inconditionnelle, de l’habitude de comprendre la « communauté » (nationale, raciste, étatiste-nationale ; refermée sur elle-même ; exaltant sa propre communauté, société ou nation) toujours comme une « immunité ». Or (pour l’exprimer en lisant Derrida avec un peu de Jean-Luc Nancy), comme Heidegger l’a souligné dans l’analytique du Dasein, le Dasein est en même temps Mitsein : il n’est pas seulement un être-là en tant que tel, mais un être-avec-les-autres. Pour résumer par une comparaison : en turc, « cemiyet » désigne ceux qui se rassemblent (cem), ce qui devient un ensemble, ce qui forme une totalité (cümle), tandis que, dans les langues occidentales, la « communauté » (communauté, community, Gemeinschaft, communitas), malgré son auto-immunité (ou son exemption), désigne ceux qui s’efforcent de constituer une responsabilité, un devoir, une tâche, c’est-à-dire une forme d’être-ensemble dont le fondement est ontologique autant que politique. Ces derniers temps, les penseurs issus surtout de la tradition phénoménologique — parmi lesquels Derrida — cherchent à dépasser cette double appartenance de la communauté (à l’immunité et à la communalité) et assument la charge d’une telle responsabilité.

Ainsi, la question de savoir si Derrida lit Arendt à travers sa propre problématique demeure une interrogation sérieuse. Pour l’éprouver, il faut s’arrêter sur ce que deviennent dans la sphère politique les analyses que Derrida consacre à l’histoire du mensonge, malgré certaines thèses importantes qu’il formule — comme le fait que, par sa structure, le mensonge contient déjà l’énoncé du vrai, ou encore que la vérité (ou le mensonge) est rejetée hors de l’histoire. Or Derrida tend à considérer le mensonge tantôt comme un fantasme (au sens littéraire), tantôt comme une idéologie (au sens de la théorie marxiste), tantôt comme un symptôme (au sens psychanalytique).

Dans son étude sur l’histoire du mensonge, Derrida aborde également l’article d’Alexandre Koyré intitulé « La fonction politique du mensonge moderne ». Selon lui, cet article contient quelque chose d’historique et reflète « l’époque où il fut écrit ». Cela inclut la relation que Koyré établit entre les systèmes totalitaires et le mensonge. Mais Derrida remarque que nous n’aurions aucune difficulté, aujourd’hui encore, à comprendre les propos de Koyré sur la « priorité du mensonge » dans les systèmes totalitaires : « Koyré, à l’époque où il écrivait, n’avait éprouvé aucune difficulté à représenter la ‘priorité du mensonge’ dans un système totalitaire (qu’il soit déclaré ou non) ; un tel système exige plus que tout autre la croyance dans l’opposition stable et métaphysiquement garantie entre vérité et mensonge. Que nous l’examinions de près ou de loin, nous n’aurions aucune difficulté, aujourd’hui, à le représenter ainsi. Le menteur est, par définition, celui qui affirme dire la vérité (c’est une loi de structure et cela n’a pas d’histoire), mais plus un mécanisme politique profère de mensonges, plus il fait de l’amour de la vérité le mot d’ordre de sa rhétorique. » Cette dernière formule apparaît comme une répétition des propos de Koyré selon lesquels les systèmes totalitaires reposent sur le principe du mensonge.

Le problème, cependant, est le suivant : Koyré, contrairement à Derrida, ne proclame pas la vérité comme fixe et métaphysique dans le totalitarisme ; il soutient que les régimes totalitaires ne s’appuient pas sur une telle vérité absolue, mais instaurent un système qui primarise le mensonge en fonction de la nation, de la race ou de la classe ; c’est-à-dire un système qui anticipe leurs propres « communautés » et qui transforme leurs « communitas » en quelque chose de secret, comme s’il s’agissait d’une société occulte. De surcroît, il utilise cette hypothèse (si possible) pour constituer une anthropologie divisée en deux : « anthropologie totalitaire » et « anthropologie libérale-démocratique ». Derrida peut avoir raison lorsqu’il affirme que la définition structurelle du mensonge consiste à croire que l’on dit la vérité ; pourtant, sa lecture, sensible à ce type de subtilités, ne relève pas que Koyré examine le mensonge sous l’angle de deux anthropologies distinctes et que ces anthropologies déterminent non seulement la nature du mensonge mais également la valeur de la vérité et de la véracité. De plus, le fait que Koyré souligne que le lien entre les régimes totalitaires et le mensonge peut encore être observé aujourd’hui constitue un élément ignoré par Derrida. Au nom de la déconstruction, c’est un véritable scandale : Derrida semble suggérer que le totalitarisme est minimalement présent partout, étouffant en réalité la spécificité du domaine politique.

Arendt, au contraire, aborde la politique selon son espace propre. Pour elle, la politique est par nature représentative, et c’est précisément dans ce cadre que le mensonge apparaît dans la politique, de même que sa fonction en tant que tromperie ou auto-illusion. Le plus important est qu’Arendt ne trace pas un portrait d’intellectuel public basé sur une dichotomie préconçue entre régime totalitaire et monde libre, qui pourrait se lire comme un prolongement de la politique étrangère américaine. Elle cherche à représenter, à la fois dans l’histoire de la philosophie et dans la nature de la politique contemporaine, une fracture spécifique survenue dans la politique intérieure américaine. En outre, pour Arendt, les origines du totalitarisme ne nécessitent pas d’inventer des anthropologies exogènes si radicalement différentes. Selon elle, les racines du totalitarisme « l’antisémitisme (non réduit à la seule haine des Juifs), l’impérialisme (non réduit à la conquête), le totalitarisme (non réduit à la dictature) » peuvent être découvertes, à travers une lecture politico-historique attentive, directement dans l’histoire politique occidentale, en distinguant soigneusement le factuel du non-factuel. Autrement dit, les origines du totalitarisme ne reposent pas sur des présupposés géopolitiques ou sur des prétentions de monopoliser la vérité, mais se trouvent dans les éléments qui ont façonné le monde occidental moderne.

Ces particularités constituent des points de repère essentiels pour étudier les mécanismes post-vérité dans la politique américaine, ou pour interroger où se situent les enjeux de ce type en Turquie. Elles ne se limitent pas à suivre aveuglément la politique étrangère américaine pour pratiquer l’intellectualité publique.

Ainsi, à partir du prochain texte, nous pourrons aborder directement les thèses d’Arendt.