De quel côté sont les anciens révolutionnaires aujourd’hui ?
Autrefois, les gauchistes semblaient, du moins en apparence, être du côté du peuple. Ce qui rendait leur discours relativement crédible, c’était leur prétention de défendre les opprimés et de se ranger du côté des luttes des nations victimes contre l’impérialisme. Avec la chute du Mur de Berlin et du Bloc socialiste, comme sous l’effet d’une main invisible, les concepts d’« impérialisme » et de « lutte des classes » se sont peu à peu éteints. Ils considéraient l’État comme « l’instrument d’oppression des classes dominantes » et affirmaient que l’ultime étape des luttes serait l’extinction de l’État lui-même. Or, les États sont toujours en place, mais les thèses et concepts pour lesquels des milliers de personnes ont sacrifié leur vie ont perdu de leur éclat sous nos yeux, s’éteignant comme des étoiles devenues des naines blanches.
Lester Thurow était un économiste assez célèbre dans les années 1990. Ses ouvrages La Guerre du Capital et L’Avenir du Capitalisme ont été traduits dans notre langue, et il était même venu dans notre pays pour une conférence. Ses travaux portaient principalement sur le fonctionnement du système capitaliste mondial et sur sa direction future. Dans son livre L’Avenir du Capitalisme, il raconte un proverbe chinois pour décrire l’état du monde :
« Nous sommes comme un poisson sorti de l’eau qui se débat désespérément pour y retourner. Dans une telle situation, le poisson ne remet pas en question où son prochain mouvement le mènera. Il ressent seulement que sa situation actuelle est insupportable et qu’il doit essayer autre chose… »
Il tentait d’élaborer des réflexions sur l’avenir d’un monde où le fossé entre les pays du Nord et du Sud, ainsi que l’injustice dans la répartition des revenus à l’échelle mondiale et nationale, ne cessait de s’élargir.
Le libéralisme et la démocratie ne sont pas la même chose
En Turquie, nous qui avons été formés par un système de tutelle au sein du système éducatif, nous ne percevons guère la grande différence entre le libéralisme et la démocratie ; nous les considérons plutôt comme des éléments indissociables. Aujourd’hui, les Occidentaux islamophobes, qui méprisent les sociétés autres que les leurs et qui deviennent de plus en plus étroits d’esprit concernant les libertés, sont dans un état pire que le nôtre ; pourtant, il y a trente ans, du moins dans les cercles académiques, ils pouvaient discuter des relations et des contradictions entre libéralisme et démocratie, ainsi que des moyens de parvenir à une réconciliation entre eux. Il était évident dès le premier regard que le libéralisme reposait sur l’individu, l’initiative et l’intérêt, tandis que la démocratie s’appuyait inévitablement sur la société, la solidarité et l’organisation collective. Les idées de Thurow avaient également pris forme dans le terreau de ces débats entre libéralisme et démocratie.
Qui sont ceux qui s’affrontent férocement ?
Déclarant que « la compétition économique entre le communisme et le capitalisme est désormais terminée ; cependant, une nouvelle compétition entre deux formes distinctes de capitalisme apparaît à l’horizon… Le capitalisme anglo-saxon individualiste anglo-américain sera confronté à la conception du capitalisme communautaire des Allemands et des Japonais », Thurow expliquait longuement dans La Guerre économique mondiale (titre français de Head to Head) la guerre économique entre le Japon, les États-Unis et l’Europe.
« L’Amérique et l’Angleterre glorifient les valeurs individualistes : hommes d’affaires brillants, lauréats du prix Nobel, salaires privilégiés, responsabilité individuelle, facilité de licenciement et de démission, augmentation des profits, fusions et acquisitions hostiles entre entreprises ; leurs héros sont les “cow-boys solitaires”. En revanche, l’Allemagne et le Japon célèbrent des valeurs communautaires : groupes industriels, responsabilité sociale, travail d’équipe, loyauté absolue, stratégies industrielles et politiques industrielles actives stimulant la croissance.
Les entreprises anglo-saxonnes visent l’augmentation des profits ; les entreprises japonaises jouent au jeu connu sous le nom de “compétition stratégique”. Les Américains croient en une “économie de consommation” ; les Japonais en une “économie de production”… »
Thurow était partisan de la victoire du capitalisme communautaire de l’Union européenne et du Japon. Selon lui, chaque privatisation devait inévitablement entraîner du chômage. Le véritable succès économique apparaîtrait grâce à des investissements sociaux dans le talent, l’éducation et le savoir ; autrement dit, la manière dont l’argent serait dépensé était cruciale. Les zones de libre-échange finiraient par disparaître ; en revanche, les modèles dans lesquels les pays se soutenaient mutuellement — comme le modèle européen où l’argent collecté à Bruxelles servait à construire des autoroutes en Espagne — seraient couronnés de succès.
Certes, si l’on ne tient pas compte de la profondeur philosophique des idées de Thurow, on pourrait conclure que les faits survenus au cours des trente dernières années ne lui ont pas donné raison. En effet, il n’avait pas prévu l’ascension de la Chine, les initiatives de la Russie, le rôle déstabilisateur d’Israël, ni les événements en Asie du Sud-Est. Et nous aurions raison de le penser.
Loin de voir triompher le capitalisme communautaire comme Thurow l’imaginait, l’Allemagne et le Japon ont eux aussi commencé à suivre la voie du capitalisme individualiste à l’américaine. Thurow s’est lourdement trompé. Mais je n’ai jamais considéré les propos de Thurow uniquement sous l’angle d’une compétition économique entre les nations ; ce qu’il tentait de décrire, c’était une réalité tout à fait différente. Voyez comment le grand sociologue Zygmunt Bauman décrit les processus socio-économiques à partir du XVIIIᵉ siècle : Selon Max Weber, qui a résumé les transformations décisives des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, le moment de naissance du capitalisme moderne fut la séparation de l’entreprise d’avec le foyer domestique. Ainsi commença la première rupture dans la grande transformation qui forma la société moderne.
Le XIXᵉ siècle fut une époque marquée par l’expansion des syndicats après de longues luttes, et par des efforts visant à limiter et réglementer les pratiques du capitalisme, qui, poussé par une soif de profit impitoyable, rendait la vie impossible aux travailleurs. Par l’intermédiaire de l’État et du droit, le travail des enfants fut interdit, la durée du travail fut réduite, des règlements concernant la sécurité et l’hygiène furent instaurés. On s’efforça de protéger les faibles contre les forts.
Aujourd’hui, le processus que nous traversons constitue « le deuxième acte de la Grande Rupture ». Le capital a réussi à s’échapper du cadre juridique/moral, beaucoup plus restrictif, oppressif et contraignant, que lui imposaient les États-nations, pour migrer vers une nouvelle « zone neutre », c’est-à-dire un espace où il existe peu ou pas de règles limitantes, restreignant ou empêchant la liberté des initiatives commerciales. Le nouvel espace où migrent les nouvelles entreprises (globales) est, selon les standards des deux derniers siècles, véritablement un espace supranational…
L’histoire se répète, mais cette fois à une échelle beaucoup plus vaste.
La misère et la détresse, qui risquent d’émerger et de croître avec l’évasion du monde des affaires au contrôle politique et moral, se répètent elles aussi… Une fois de plus, le monde des affaires s’est affranchi de ses liens locaux (cette fois-ci non plus vis-à-vis des foyers mais des États-nations).
Une fois de plus, il a réussi à créer pour lui-même une « zone transnationale » où il peut établir presque librement ses propres règles. Il semble que l’ancien régime représenté par les États-nations souverains… soit devenu incapable non seulement d’arrêter mais même de ralentir un monde des affaires échappant au contrôle démocratique. (La Société assiégée, Trad. A. E. Pilgir, Éditions Ayrıntı, 2018).
En partant de ce panorama, je pense que le combat que Thurow décrit comme « féroce » est en réalité un affrontement entre les États démocratiques représentant l’intelligence collective, et les grandes entreprises monopolistiques incarnant la cupidité individuelle.
J’interprète le capitalisme communautaire que Thurow défendait comme une intervention de l’État démocratique — représentant l’intelligence collective — non pas dans la production, mais dans la distribution économique.
Dans un monde plus juste, où la démocratie serait réellement précieuse et fonctionnelle, l’État, sans jamais interférer avec le marché libre, devrait intervenir au stade de la distribution pour prévenir les injustices. Cependant, les monopoles uniquement préoccupés par l’augmentation de leurs profits ne permettraient jamais cela. Le conflit était donc inévitable, et il était mondial. Ce combat acharné se poursuit toujours aujourd’hui, sous des formes très différentes, à l’échelle mondiale, et constitue la cause principale des tensions régionales et conjoncturelles que nous observons.
Pour ma part, je pense qu’il serait plus juste de désigner les parties en présence non plus en fonction du type de capitalisme qu’elles défendent, mais en les nommant directement : Je suis d’avis que ce combat oppose le globalisme — qui pousse le capitalisme individuel jusqu’à ses extrêmes et cherche à détruire les États-nations quel que soit le système économique ou politique en place — aux États-nations eux-mêmes.
Ce n’est qu’avec l’internationalisation du capital et l’achèvement du processus par lequel le capitalisme a englobé le monde entier, que la tension entre le système des États et la volonté de domination absolue du capital financier est devenue pleinement visible.
Il est ainsi devenu évident que ce combat acharné oppose principalement ces deux forces. Si nous ne comprenons pas en profondeur cette lutte, nous ne pourrons pleinement saisir aucune des situations politiques et sociales que nous vivons aujourd’hui.
Dans ce combat acharné, tantôt l’un, tantôt l’autre camp prend l’avantage ; le vainqueur final n’est pas encore connu.
Cependant, si notre analyse contient une part de vérité, il existe un autre point que nous devons impérativement éclaircir : il s’agit du système conceptuel issu du monde bipolaire et de la position des intellectuels se revendiquant de la « gauche ».
Voyons cela…
Alors que les concepts d’impérialisme et de lutte des classes s’éteignent, les vieux militants changent de camp dans l’obscurité.
Autrefois, les militants de gauche étaient, au moins en apparence, du côté du peuple. Ce qui rendait leur discours relativement crédible, c’était leur affirmation d’être aux côtés des opprimés et de soutenir la lutte des nations victimes contre l’impérialisme.
Avec la chute du Mur de Berlin et du Bloc socialiste, comme sous l’effet d’une force invisible, les concepts d’« impérialisme » et de « lutte des classes » se sont progressivement éteints.
Ils considéraient l’État comme un « appareil d’oppression des classes dominantes » et affirmaient que le but ultime des luttes était l’extinction de l’État.
Or, les États sont toujours debout, tandis que les thèses et concepts pour lesquels des milliers de personnes avaient sacrifié leur vie ont, sous nos yeux, perdu de leur éclat, tels des étoiles devenues des naines blanches.
Non seulement le Bloc socialiste s’était effondré, mais les théories post-structuralistes et postmodernes, apparues soudainement, avaient également proclamé la défaite de Karl Marx, non seulement face à Nietzsche, mais aussi face à Hegel. À mesure que les riches s’enrichissaient davantage et que les classes dominantes cherchaient à dépasser les limites et les contraintes imposées par les États-nations, il devenait de plus en plus évident que l’État n’était pas seulement un représentant des classes dominantes, mais aussi une manifestation de l’intelligence collective.
Certains des anciens militants de gauche, conscients d’avoir perdu, ont délibérément et sciemment changé de camp ; d’autres, sans rien comprendre de ce qui se passait, ont réagi par pur réflexe et, prétendant toujours lutter, se sont retrouvés du côté des plus riches, contre l’État…
Ils prétendaient encore mener une lutte, mais celle-ci n’était plus ni de nature classiste, ni contre l’impérialisme.
Ceux qui demeuraient attachés à la justice et à l’intérêt général prenaient position en faveur de l’État, considéré comme le représentant de l’intelligence collective (tout en maintenant une attitude critique et en évitant toute sacralisation), et œuvraient pour sa démocratisation.
Quant à la gauche marxiste, prétendant lutter contre le despotisme, elle a glissé, sans s’en rendre compte, vers la défense des intérêts de la finance capitaliste et de la bourgeoisie monopoliste. Les raisons de ce glissement sont à chercher dans le processus que je viens d’évoquer. Il m’arrive d’écrire de temps en temps des articles sur la philosophie politique.
En général, j’y traite de la nature et de l’essence de l’État, ainsi que des possibilités et des chances d’établir une démocratie forte dans une société musulmane. Il m’arrive aussi d’évoquer le grand traumatisme que la gauche marxiste fait mine d’ignorer : le déni psychologique causé par l’effondrement du Bloc socialiste.
Dans un monde où les événements et les perspectives connaissent un bouleversement, un changement et une transformation aussi rapides, je m’efforce désormais de concentrer davantage mon attention sur la compréhension de ces évolutions et sur l’expression des problèmes existentiels et spirituels de l’être humain.
Cependant, lorsque je réfléchis aux dynamiques des événements dans ce que j’appelle le monde « technomédiatique » d’aujourd’hui, je m’efforce toujours de garder à l’esprit le combat mortel entre le système des États et la volonté d’hégémonie mondiale du capital financier. Je vous invite à faire de même.