Prof. Dr. Mehmet Görmez : Aujourd’hui, pour les Musulmans, la Morale est une Question de Pérennité.

Nous avons mené un entretien approfondi avec l’ancien président des Affaires religieuses, Son Excellence le Professeur Dr. Mehmet Görmez, autour de la civilisation islamique et des problèmes rencontrés par les musulmans à l’époque moderne.
De la tragédie de Gaza à la quête de sens chez les jeunes, de la recherche de justice universelle à la crise morale des sociétés islamiques et aux pistes de solution, nous vous proposons cet échange enrichissant qui ouvre des horizons.

Kritik Bakış

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Question 1 : Monsieur, comment évaluez-vous la capacité de la pensée islamique à répondre aux problématiques contemporaines ? Ces dernières années, les débats sur la nécessité de renouveler le langage religieux se sont intensifiés. Vous avez également abordé ce sujet dans un entretien. Que signifie exactement pour vous le renouvellement du langage religieux ? Et comment ce renouveau peut-il être concilié avec les valeurs traditionnelles ?

Réponse : Pour pouvoir formuler un jugement en termes d’approbation ou d’opposition à la première question, il convient avant tout de distinguer l’Islam en tant que religion, de la pensée islamique en tant que production historique. L’Islam désigne la dernière religion révélée dans sa forme parfaite ; il s’agit d’une religion universelle, qui promet la droiture en ce monde et le salut dans l’au-delà. Trois caractéristiques fondamentales de l’Islam doivent être constamment rappelées : son universalité (ʿâlamiyya), son éternité (khâlidiyya) et son caractère de sceau des religions (khâtamiyya). En d’autres termes, l’Islam est une religion universelle, intemporelle et définitive.

La pensée islamique, quant à elle, représente l’ensemble des réflexions produites par les musulmans, à partir des sources de l’Islam, au fil des différentes périodes de l’histoire.

Il faut hélas constater que les musulmans de notre époque ne parviennent pas, à partir de l’Islam, à générer des savoirs, des idées ou des valeurs à même de répondre efficacement aux problématiques contemporaines, et ce, au niveau d’exigence que requiert la responsabilité que leur confère l’Islam. Pour y remédier, quatre conditions s’avèrent indispensables dans chaque époque : comprendre avec justesse les sources fondatrices de l’Islam, que sont le Coran et la Sunna, et les interpréter de manière à produire un savoir adapté à la compréhension contemporaine ; actualiser l’héritage intellectuel islamique et le rendre opérant dans le contexte présent ; saisir les transformations du monde dans le cadre de la loi divine (sunnat Allāh) et répondre de façon pertinente aux défis qu’elles posent ; enfin, incarner une éthique de l’existence qui confère aux musulmans une supériorité morale, sans jamais la compromettre.

Or, pour des raisons à la fois internes et externes, les musulmans se sont, depuis près de deux siècles, éloignés de la réalisation effective de ces exigences.

Question 2 : Vous soulignez, notamment dans votre ouvrage intitulé « Les Concepts Fondamentaux de l’Islam », le problème de la pollution conceptuelle. De même, vous avez attiré l’attention sur le danger d’une « anarchie herméneutique » dans le discours religieux. Selon vous, quels sont les concepts les plus mal compris dans le monde d’aujourd’hui ?Dans ce contexte, trouvez-vous pertinentes les discussions en cours autour de notions telles que jihâd, ijtihâd, sunna, hadîth, tradition, raison, révélation ?Comment évaluez-vous les travaux des savants du monde islamique sur ces questions ?

 Réponse : À mesure que les informations se multiplient dans le domaine religieux, la véritable science décroît. Et à mesure que la science disparaît, la sagesse s’efface. Presque tous les concepts fondamentaux de l’islam subissent aujourd’hui un rétrécissement sémantique, voire un glissement de sens. Lorsque la pensée se rétrécit, les concepts se contractent aussi. Il existe une expression appelée « ingénierie de l’ignorance » : c’est le fait de maintenir l’homme dans l’ignorance par le biais même du savoir et de l’éducation. Or, l’ignorance n’est pas simplement l’opposé de la science. Remplir l’esprit d’une personne avec des données et des informations ne fait pas d’elle un être savant. L’inonder d’informations ne suffit pas à la libérer de l’ignorance. Nous vivons à une époque où l’accès à l’information est plus rapide que jamais. Et pourtant, dans cet océan de données, nous sommes privés de véritable science.

Alors, que faut-il pour y remédier ? Il faut le Furqân. Il faut le Coran, mais aussi le Furqân. Le Furqân désigne la capacité à distinguer la vérité de l’erreur, le juste du faux. Cela signifie disposer d’une méthodologie, d’une vision d’ensemble qui permette de trier les connaissances de manière critique.

En réalité, la plus grande révolution opérée par le Coran s’est faite par les concepts. Le Coran a transformé la langue arabe — qui servait à nommer le désert, les chameaux, les dattes ou le Hedjaz — en une langue qui embrasse désormais l’univers entier. Toutes les langues utilisées par les musulmans (turc, persan, ourdou, malais) ont connu une véritable révolution linguistique à travers lui.

Dans le monde d’aujourd’hui, il semble n’exister aucun concept qui ne soit exposé à de graves contresens. À commencer par les exemples que vous avez cités, comme le jihâd, qui est un concept dont nous avons perdu le pouvoir de définir correctement. Il a été réduit soit à une retraite spirituelle tournée vers le combat contre soi, soit à un combat armé privé de méthode et de sens. Le ijtihâd, qui était à l’origine un effort collectif de raison visant à renouveler constamment la pensée islamique, a été réduit à quelques déductions opérées par des juristes des premiers siècles. La sunna, qui représentait le modèle prophétique dans toutes les dimensions de la vie, a été réduite à quelques gestes rituels. La raison (ʿaql), qui est en islam un moyen de connaissance coexistant avec la révélation et destiné à organiser le monde et la religion, a été repoussée à une position antagoniste vis-à-vis de la révélation. La révélation (wahy), qui était une lumière divine destinée à faire sortir l’humanité des ténèbres, a été limitée à une source d’inspiration transmise au cœur du Prophète pour quelques domaines particuliers de la vie. On pourrait allonger cette liste d’exemples.

Quant aux débats actuels autour des concepts fondamentaux de l’islam, j’estime qu’une partie d’entre eux sont stériles, tandis qu’une autre est tout à fait féconde. Je ne considère pas comme légitime le fait de sortir du cadre méthodologique établi pour modifier des concepts qui ont fait l’objet d’un consensus à travers les siècles. Néanmoins, je pense qu’un même concept peut connaître différentes ouvertures selon les époques. Par exemple, le concept le plus fondamental de l’islam est le tawḥîd (unicité divine). Si l’on compare trois ouvrages sur le tawḥîd rédigés à différentes époques, on peut observer clairement comment les significations attribuées aux concepts fondamentaux évoluent. Le premier est Kitâb al-Tawḥîd d’Imâm Mâturîdî, le deuxième est Kitâb al-Tawḥîd de Muḥammad ibn ʿAbd al-Wahhâb, et le troisième est Tawḥîd d’Ismâʿîl Râjî al-Fârûqî. Lorsque l’on compare ces trois œuvres, mon propos devient plus clair : la première est une référence majeure de la théologie islamique classique ; la deuxième constitue une source idéologique du salafisme ; la troisième, quant à elle, propose une vision globale de la civilisation du tawḥîd, en développant une véritable vision du monde fondée sur l’unicité divine.

 

Question 3 : Tout au long de son histoire, la civilisation islamique a su opérer des synthèses avec différentes cultures  grecque, indienne, iranienne. Aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, l’ouverture du monde musulman à une nouvelle synthèse culturelle entraîne, dans bien des domaines, une grande confusion intellectuelle ; tandis que son repli sur soi, au nom de l’authenticité, mène à un immobilisme conservateur. Comment surmonter ce dilemme qui perdure depuis deux siècles ? Comment l’Islam peut-il s’adresser à l’intelligence contemporaine de notre époque ?(Par exemple, votre mémoire de master consacré à Mūsâ Cârullâh Bigiyef aborde ses idées réformistes. En quoi ses réflexions ont-elles influencé votre propre approche de la pensée islamique ? Quelles leçons peut-on tirer aujourd’hui de son héritage intellectuel ?)

 Réponse : Avant toute chose, l’islam ne situe pas son origine dans la révélation du Coran, mais la fait remonter au premier homme et au premier prophète. Le message de tous les prophètes est inclus dans le message de l’islam. L’islam prend en compte l’ensemble du monde créé, l’univers et l’histoire de l’humanité. Il considère la sagesse  où qu’elle se trouve comme un droit perdu qu’il faut retrouver. On observe cela clairement tant dans les premiers mouvements de traduction que dans l’établissement des civilisations d’al-Andalus et de Transoxiane. Cela dépend en partie de la confiance que les musulmans avaient en eux-mêmes lorsqu’ils entraient en contact avec d’autres civilisations.

Mais pour que l’on puisse parler d’« offrir l’islam à l’intelligence de notre temps », il faut d’abord se demander si cette intelligence est encore active, ou bien si elle n’a pas été frappée d’une forme de mort intellectuelle. Il convient donc, en priorité, de ranimer cette conscience.

À ce propos, on peut distinguer deux types de raison : une raison accusée, et une raison témoin. La première est une raison défensive, dépourvue de confiance en elle-même, qui se perçoit toujours comme assise sur le banc des accusés. La seconde, en revanche, est une raison qui se conçoit, selon l’expression coranique, comme témoin pour l’humanité.

La première raison, au cours des deux derniers siècles, a engendré une certaine littérature. Je l’appelle la « littérature du retard ». Elle s’interroge perpétuellement, dans une posture de complexe face à l’Occident : « Pourquoi ont-ils progressé ? Pourquoi sommes-nous restés en arrière ? ».

La raison témoin, elle aussi, a produit une littérature que l’on peut résumer en trois concepts : tajdîd (renouveau), islâh (réforme spirituelle), et ihyâ (revivification). Cette dernière a cependant connu en son sein de profondes contradictions.

Mūsâ Cārullāh, que vous qualifiez de « réformiste » dans votre question, rejette catégoriquement le terme de réforme (reform) et invite à reconsidérer l’ensemble de cette littérature. Dans l’un de ses ouvrages, il écrit : « L’islam n’a pas besoin d’être renouvelé, car il ne vieillit pas. Ce qui vieillit, ce sont nos idées, nos pensées, notre jurisprudence, notre théologie, notre méthodologie et elles ont, en effet, besoin d’être continuellement renouvelées. L’islam n’est pas malade pour que nous ayons à le réformer, mais c’est notre essence, notre âme, notre vie, nos comportements, notre éthique qui sont malades et c’est cela qu’il faut réformer d’abord. L’islam ne meurt pas pour que nous ayons à le revivifier, mais c’est notre esprit, notre conscience, notre être intérieur qui sont exposés à une forme de mort , ce sont eux qu’il faut faire revivre. »

Mūsâ Cārullāh a passé quarante années de sa vie en exil. C’était un homme d’action et de pensée, un intellectuel qui produisait des idées en chemin et tentait de les mettre en œuvre dès qu’il atteignait un pays musulman. Les traces qu’il a laissées parmi les musulmans de Russie, les Tatars de Kazan, dans le sous-continent indien, en Afghanistan, au Japon, au Turkestan, en Turquie, en Irak, en Iran, à Berlin ou encore en Égypte, peuvent encore aujourd’hui servir de guide à tous ceux qui souhaitent produire une pensée vivante. Bien sûr, je ne partage pas toutes ses idées. Les vérités éternelles ne se bâtissent pas sur des personnes éphémères.

À ce titre, je tiens en haute estime le rôle spécifique de Mūsâ Cārullāh, et plus généralement celui des intellectuels turcs du Nord (Şimal Türkleri) à partir du XVIIIe siècle, notamment les oulémas de la région de la Volga-Oural qui ont donné naissance au mouvement jadîdiste (ceditçilik). Ce courant, qui fut poursuivi par de nombreuses figures majeures comme Şehâbeddîn Mercânî ; souvent surnommé « le second Ibn Khaldûn », Rızaeddîn Fahreddîn, ou encore Abdünnâsir Kursâvî, représente à mes yeux une initiative d’une grande importance.

 

Question 4 : Comment définiriez-vous la crise existentielle fondamentale de l’homme dans le monde d’aujourd’hui ? Dans les tensions entre le mode de vie de l’homme moderne et ses croyances, entre ses problèmes individuels et son univers de sens, l’islam offre-t-il des solutions satisfaisantes ? Quel équilibre convient-il d’établir entre foi et liberté, entre éthique et politique ? Comment évaluez-vous, dans ce cadre, les débats et les efforts menés aujourd’hui en Turquie et dans le monde musulman ?

 Réponse : Aujourd’hui, la crise existentielle fondamentale de l’être humain est une crise de sens. Cette crise de sens a également engendré une grave crise morale. Le seul pouvoir capable de permettre à l’homme de surmonter cette crise réside dans l’islam. Car l’islam est la religion de la fitra (nature originelle). Selon l’islam, l’essence et la vérité de l’homme ne résident pas dans sa simple nature physique, mais dans sa fitra. Dieu a doté l’homme de deux types de « logiciels » lors de sa création : l’un s’appelle fitra, l’autre nature. Par son nom al-Khâliq, Dieu a créé la nature de l’homme et l’a liée à son corps ; par son nom al-Fâtir, Il a créé sa fitra et l’a gravée dans son âme. La nature englobe les facultés humaines telles que l’intelligence, la raison, les émotions, la vue et l’ouïe. Quant à la fitra, elle est la mémoire des valeurs déposées dans l’âme humaine. L’homme ne peut atteindre le bonheur que s’il transpose ces valeurs dans sa vie. Le but de l’islam est d’unir la nature et la fitra de l’homme pour faire de lui un être accompli.

La relation entre la foi et la liberté dépend de notre définition de la liberté. Il existe trois types de liberté : la liberté corporelle, la liberté politique et civile, et la liberté morale et de conscience.

La liberté corporelle désigne l’usage du corps et de ses membres sans obstacle ni contrainte. Il s’agit là de la forme la plus élémentaire de la liberté. Être libre, au sens politique et civil, celui qui jouit de tous les droits dont il est doté, que ce soit par naissance ou par acquisition. La liberté politique consiste en l’ensemble des droits et prérogatives qui garantissent la liberté civile.

Le troisième type est la liberté morale et de conscience, qui correspond à la liberté de volonté. C’est la liberté de ne pas céder aux désirs de son ego. La liberté de pensée, de conscience ou de raison ne sont rien d’autre que des déclinaisons de cette liberté de volonté.

En résumé, sans liberté morale et de conscience, il ne peut y avoir de liberté politique et civile, et sans ces dernières, la liberté corporelle reste illusoire. C’est pourquoi tant de personnes s’imaginent libres dans les rues et les places publiques, alors qu’elles ne le sont pas en réalité. Et tant d’autres, bien que enfermées dans des prisons ou des geôles, sont en réalité profondément libres. Y a-t-il un homme plus libre que le prophète Joseph (Yûsuf) alors qu’il était dans un puits ou en prison ? Y a-t-il un être plus captif que Pharaon alors qu’il vivait dans un palais ?

Ainsi, la liberté de volonté est la plus fondamentale de toutes les libertés, car il faut une volonté libre et puissante pour préserver toutes les autres. Et c’est là la voie essentielle pour surmonter la crise de sens et la crise morale actuelles.

Concernant la relation entre morale et politique, du point de vue islamique, deux éléments donnent à la politique son sens : la morale et la justice. On peut également y ajouter la miséricorde, car la justice en islam est une justice enveloppée de miséricorde. Aujourd’hui, pour les musulmans, la morale n’est plus une question de perfection, mais de survie. Il n’existe aucun acte public aussi dépendant de la morale que la politique. On peut même dire que la crise politique du monde islamique est également une crise de la raison et une crise de la volonté. La crise de la raison est une crise de vérité, car la vérité est la plus grande vertu de la raison. La crise de la volonté est une crise de la confiance, car la confiance (amâna) est la plus haute vertu de la volonté. La séparation de la religion et du monde, ou de la religion et de la politique, est une proposition des idéologies séculières ; cela est inacceptable du point de vue de l’islam. Mais la séparation de la religion et de la morale signifie aussi la séparation de la religion du monde, de la politique — et, en fin de compte, la séparation de la religion d’elle-même.

 

Question 5 : Durant votre mandat à la tête de la Présidence des Affaires religieuses, vous avez assumé des rôles importants dans des moments critiques comme la tentative de coup d’État du 15 juillet. Comment évaluez-vous le rôle des institutions religieuses dans ces crises sociétales ? En quoi la religion peut-elle être un levier pour renforcer la solidarité sociale ? Les principes de justice et de morale de l’Islam offrent-ils des solutions suffisantes dans la lutte contre les tendances clivantes comme le sectarisme confessionnel et le nationalisme ethnique ?

Réponse : Dans les temps modernes, les institutions religieuses ont subi de profonds changements tant sur le plan de leur nature que de leur fonction. À travers ces institutions, il arrive parfois que l’unité soit renforcée, mais parfois aussi que des divisions apparaissent. La mission des institutions religieuses ne se limite pas à diriger la prière, à gérer les pratiques cultuelles ou à organiser les services religieux. Avant toute chose, il n’existe pas dans l’islam de clergé. Chaque croyant est le représentant de sa religion. Toutefois, du point de vue de l’organisation des services religieux, les institutions religieuses ont été jugées nécessaires. En islam, la terre entière est considérée comme une mosquée. Les actes d’adoration peuvent être accomplis partout. Le but des cultes accomplis en communauté est de renforcer l’unité, la cohésion et la solidarité. Il s’agit aussi de maintenir vivante l’idée de la Ummah. Il existe une différence importante entre une société et une Ummah. Une société est un rassemblement de personnes réunies autour d’intérêts et de bénéfices mutuels. L’Ummah, quant à elle, est une communauté unie autour de la foi et de valeurs morales élevées.

La réponse à votre question se trouve également dans le message que j’ai adressé à tout le personnel de la Diyanet dans la nuit du 15 juillet. J’y affirmais que la mission des institutions religieuses ne se limitait pas à diriger la prière ou à organiser le culte. Dans les moments difficiles, elles doivent réveiller l’esprit d’unité et de cohésion du peuple, protéger la nation contre les trahisons auxquelles elle est exposée, établir la paix, le droit, la justice et la fraternité sans faire la moindre concession. Toutefois, si les institutions religieuses deviennent un simple instrument politique, elles perdent une grande partie de leur puissance, et deviennent incapables de prévenir les divisions et les polarisations que vous mentionnez dans votre question.

L’islam est une religion de l’unicité (tawhîd). Il existe un lien indissociable entre l’unicité (tawhîd) et l’unité (wahda). L’islam a résolu dès le départ la question des distinctions de langue, de race et de sexe. Il a proclamé que la seule supériorité possible est celle de la piété. L’expression célèbre du Prophète dans son sermon d’adieu a toujours servi de guide à toute l’humanité : « Ô gens ! Vous êtes tous issus d’Adam, et Adam est issu de la terre. Il n’y a pas de supériorité de l’Arabe sur le non-Arabe, ni du blanc sur le noir. La seule supériorité est dans la piété. »

Question 6 : Dans le monde d’aujourd’hui, en particulier dans les grandes villes, un phénomène appelé « piété anonyme » s’est développé une religiosité qui est visible sur les réseaux sociaux mais déconnectée de l’intériorité. Peut-on dire, dans ce contexte, que les communautés religieuses ne sont plus aussi attractives et influentes pour les individus qu’auparavant ? Dans ce cadre, pensez-vous que la Présidence des Affaires religieuses (Diyanet) et les facultés de théologie sont suffisantes en termes de perception religieuse, d’éducation et d’apport de solutions ?

Réponse : Il est possible pour une personne, ou un jeune, de construire sa vie religieuse et spirituelle de deux manières : la première repose sur des valeurs identitaires, autrement dit par la socialisation — à travers l’appartenance à la famille, à la mosquée, à une communauté religieuse, à une confrérie —, c’est-à-dire par des appartenances sociales et identitaires ; la seconde repose sur des valeurs de soi et de personnalité — c’est-à-dire par un processus d’individuation fondé sur la lecture, la recherche, le choix personnel des sources religieuses, l’expérience vécue. En d’autres termes, une personne ou un jeune construit sa vie spirituelle de deux façons : soit à travers la communauté et la socialisation, soit à travers des efforts individuels. En réalité, ces deux voies sont également recommandées par la religion. Il existe donc un cheminement spirituel qui va de l’identité vers le soi, et un autre qui va du soi vers l’identité.

Pour aller de l’identité vers le soi, il est nécessaire de s’intégrer à une communauté, de se socialiser. Cela suppose un sentiment d’appartenance à une société et à une umma. Pour aller du soi vers l’identité, l’individu doit construire directement sa propre spiritualité. Il apparaît que les mutations qui entourent les jeunes les orientent plutôt vers cette seconde voie. J’appelle cela la « spiritualité individuelle ».

Aujourd’hui, les jeunes souhaitent construire leur propre spiritualité, mais ils n’y parviennent pas seuls. À ce stade, deux difficultés se présentent à eux : d’une part, la faiblesse des institutions sociales — la famille, la mosquée, l’école, les confréries, les communautés, les associations, les fondations — à offrir aux jeunes une spiritualité individuelle qui les satisfasse ; d’autre part, l’absence ou l’insuffisance de mécanismes capables de les aider à construire cette spiritualité personnelle. Cette quête et cet entre-deux conduisent alors certains jeunes : soit vers des théologiens eux-mêmes en crise religieuse, soit vers des figures religieuses marginales véhiculant un discours caricatural, soit à devenir des consommateurs de l’industrie séculière du développement personnel, soit, comme on l’a vu chez des jeunes vivant en Occident, à tomber dans les filets de mouvements violents comme Daech.

Cela engendre un problème de « sécurité spirituelle ». Par sécurité spirituelle, j’entends une crise de sens dans la société, une perte de repères, une perte de confiance. Le problème de sécurité spirituelle consiste à susciter une crise de sens dans les esprits, à semer la méfiance dans les cœurs et les consciences, à éveiller des soupçons à l’égard des valeurs spirituelles. C’est faire naître des doutes à l’égard des fondements inébranlables de la religion, de ses principes évidents, de ses vérités éclatantes. C’est transformer le domaine spirituel en objet de commérages, en terrain de disputes et de divisions. C’est en faire un outil d’idéologie, de clivages, de haine et d’hostilité, et ainsi le dévaloriser. C’est porter atteinte à la sainteté et à l’innocence de la religion, en particulier dans l’espace spirituel. C’est faire disparaître sa capacité à rassembler. Au fond, il s’agit d’un problème moral. Le fait que, sous prétexte d’enseignement spirituel, les gens s’anathématisent, se repoussent mutuellement, constitue un problème de sécurité spirituelle. De même, l’érosion de toutes nos valeurs, la manipulation de nos sensibilités jusqu’à créer des blessures spirituelles profondes et durables, relèvent aussi d’un problème de sécurité spirituelle. Par conséquent, les institutions religieuses, qu’elles soient officielles ou civiles, ainsi que les facultés produisant un savoir théologique avancé, doivent impérativement se remettre en question à cet égard.

 

Question 7 : Dans votre ouvrage intitulé La quête de sens chez les jeunes, vous attirez l’attention sur le vide spirituel des jeunes dans le monde moderne. Face à l’individualisme et à la culture de consommation de l’ère numérique, comment devons-nous guider les jeunes ? Les nouvelles générations utilisent des sources comme les réseaux sociaux pour accéder au savoir religieux. Cela engendre toutefois une pollution de l’information et une confusion mentale. Par ailleurs, on dit que les jeunes traversent une crise où la religion et la religiosité perdent peu à peu leur attrait, une crise marquée par des concepts tels que le déisme, l’athéisme ou le nihilisme, qui reflètent en réalité une indifférence à l’égard de la religion et des valeurs religieuses. Partagez-vous cette analyse ? Quelle réponse l’Islam peut-il offrir à cette quête de sens chez la jeunesse d’aujourd’hui ?

 Réponse : Il est certain que nous assistons à de grands changements et transformations dans presque tous les domaines concernant la jeunesse. Il est également vrai que la relation des jeunes avec la religion est arrivée à un nouveau tournant. Mais la jeunesse s’éloigne-t-elle vraiment de la religion ? Si elle s’éloigne, cet « éloignement » se transforme-t-il en rupture ? Si c’est le cas, sur quels critères pouvons-nous affirmer cela ? Cette rupture supposée conduit-elle, comme cela est souvent évoqué ces dernières années, à un déisme, à un athéisme ou à un agnosticisme ? De plus, cela se transforme-t-il en une islamophobie ou en une opposition à l’islam ? Ou, au contraire, dans notre monde dominé par des crises de sens, peut-on considérer cela comme une quête de sens de la jeunesse ? Ou bien ce changement ne peut-il pas être abordé comme un processus de questionnement et d’interrogation ? Ne peuvent-ils pas même conduire les jeunes vers une foi investigatrice et authentique ? Plus important encore, est-il possible de transformer ces questions et interrogations des jeunes en une grâce ? Si c’est possible, quels sont les chemins, moyens et méthodes pour y parvenir ?

Nous manquons de données solides issues de grandes recherches qui nous fourniraient des réponses claires à ces questions. Je peux cependant me permettre de dire quelques mots en me basant sur les rares études quantitatives et qualitatives disponibles, sur certaines thèses de master et de doctorat, ainsi que sur mes expériences personnelles issues à la fois de mes fonctions officielles et des travaux au sein de notre institut, lors de mes rencontres avec les jeunes, de mes discours et face aux questions difficiles qui me sont posées.

En réalité, une grande partie du problème dans la relation jeunesse-religion concerne les adultes que nous sommes. Elle concerne le monde que nous leur avons préparé. Elle concerne les systèmes erronés et incomplets d’éducation et de formation humaine. Elle concerne l’organisation familiale et les comportements défaillants des parents. Elle concerne les enseignants et les responsables religieux. Elle concerne la perte de l’exemplarité chez ceux qui devraient être des modèles. Peut-être que le plus grand problème est que nous ne sommes pas aussi efficaces que les parents pour transmettre nos croyances et nos valeurs à la génération suivante avec autant de dévouement que la génération précédente.

En fin de compte, quelle que soit la raison, je ne considère pas les changements et transformations que nous vivons dans le contexte de la jeunesse et de la religion comme un éloignement ou une rupture avec la religion, ni comme une vague de déisme, d’athéisme ou d’agnosticisme, ni comme la victoire de l’athéisme philosophique qui a marqué le début du siècle. Je vois cela plutôt comme une nouvelle quête de sens, un nouveau processus de questionnement chez les jeunes. Mais faute de trouver des réponses à ces questions, je considère cela comme un refroidissement, un désintérêt, un effort pour résoudre la crise de sens et dépasser la détresse spirituelle. Ces questions et interrogations sont, à mon sens, de nouvelles objections envers la religion, notre compréhension de la religion, ainsi que certaines paroles et pratiques qui en découlent. Comme je l’ai indiqué dans la question précédente, je considère peut-être que la tendance à se couper de la spiritualité collective est une crise provoquée par l’effort ou l’incapacité à construire sa propre spiritualité individuelle.

 

Question 8 : Vous avez parlé de la domination de la «perception visuelle » sur la conscience moderne. Comment les enseignements de l’islam peuvent-ils rétablir l’équilibre entre la perception du cœur et celle de l’esprit dans un monde centré sur les écrans ? Quel cadre l’éthique islamique peut-elle offrir face aux dilemmes moraux suscités par les nouvelles technologies telles que l’intelligence artificielle et le génie génétique ?

Réponse : Nous pouvons dire qu’une nouvelle civilisation de l’écran virtuel est en train de s’établir et enveloppe toute l’humanité. Il ne fait aucun doute que nous ne pouvons nier les bénéfices que cette civilisation apporte à l’humanité, notamment un accès facilité à l’information et des possibilités accrues de communication. Cependant, cette civilisation a autant d’“apports” que de “retraits”. En effet, elle transforme tous ses membres en spectateurs passifs. Le point d’appui principal de cette civilisation n’est pas la raison, mais l’œil. Son action principale n’est pas de penser, mais de regarder. Ce n’est pas observer, mais contempler. Dans cette civilisation, l’œil cesse d’être un instrument de regard et d’observation ; il devient un outil de désir, de convoitise et de passion. Malheureusement, cela engendre l’égoïsme, l’insatiabilité, l’insensibilité et la violence. Dans cette civilisation, l’homme établit ses relations avec lui-même, avec les autres et avec l’univers non pas sur la base de la vérité, mais à travers des images et des apparences. Cette civilisation impose la domination de la perception visuelle dans la vie humaine. La prédominance de la perception visuelle affaiblit la compréhension de la raison et confronte la perception du cœur à une sorte de mort.

Lorsque la perception visuelle domine, l’homme perçoit toute vérité à travers une image. Avec cette compréhension incomplète, il devient presque impossible pour l’homme de connaître son Seigneur, d’y croire et de fonder sa relation avec Lui. La perception visuelle transforme aussi la morale. De plus, la domination de la perception visuelle expose l’homme à une mort de la compréhension. Aujourd’hui, le plus grand danger auquel l’homme est confronté, la plus grande mort, est la mort de la compréhension.

Je tiens d’abord à exprimer que nous ne pouvons pas nous opposer à la domination de la perception visuelle avec un langage religieux fondé uniquement sur le péché et le mérite, uniquement sur l’ordre et l’interdiction, uniquement sur le licite et l’illicite. Nous ne pouvons pas y mettre fin par des commandements et interdictions abstraits. Nous ne pouvons pas non plus nous opposer à cette domination avec une morale qui ne voit pas l’éthique comme la raison des prescriptions religieuses. Nous ne pouvons pas la surmonter avec un système moral qui a perdu la philosophie des valeurs, dont la hiérarchie des valeurs est perturbée, et qui confond les valeurs de but et les valeurs de moyen. Nous ne pouvons pas résister à la domination de la perception visuelle avec un langage religieux lui-même soumis à cette perception. Nous ne pouvons pas nous en sortir avec des prédicateurs numériques produits par ce secteur ni avec des communautés virtuelles.

Dans mes travaux, je propose deux morales contre cela : l’éthique de la volonté et l’éthique de la pudeur. L’éthique de la volonté, comme je l’ai déjà dit, est la véritable liberté. La pudeur dans l’éthique de la pudeur n’est pas simplement un sentiment de honte ordinaire. C’est une éthique de vie. Nous pouvons énumérer ses principes et objectifs fondamentaux ainsi : chercher à revenir d’une société de l’image et du spectacle à une société de la connaissance, de la pensée et de la réflexion ; libérer l’homme de la domination de la perception visuelle et l’orienter vers une perception universelle ; révéler que l’apparence des choses n’est pas leur réalité ; retirer le plaisir et la jouissance comme but de l’acte de regarder, pour y substituer la compréhension et la méditation ; changer la manière de voir et de regarder ; transformer le regard de l’œil seul vers une contemplation accompagnée par la raison, une vision accompagnée par le cœur, ou une clairvoyance ; élever le spectateur au niveau de celui qui observe vraiment, distinguer entre la simple observation et la contemplation ; élever le voyeur qui, devenu curieux de façon immorale, s’égare, au rang de témoin, autrement dit, le conduire à une éthique exemplaire ; élever l’exhibitionniste qui se croit habile parce qu’il se montre à lui-même au rang de l’être observé, c’est-à-dire lui inculquer la conscience d’être constamment observé par son Créateur ; orienter le regard des choses vers le regard des noms divins. Le regard matériel est un regard corporel, un regard du domaine matériel. Il ne voit les choses que comme des choses. Il ne voit pas les noms sublimes que les choses portent. Le regard des noms divins est un regard spirituel, un regard du domaine angélique. Il voit les noms que les choses portent, ou plutôt il voit les choses comme des signes, les signes comme des versets, les versets comme des amènes. Le regard matériel ignore la pudeur, ne la ressent pas. Il considère la chose comme son domaine, et cherche à en prendre possession. Le regard des noms divins ressent la pudeur en se souvenant du nom sublime que la chose porte et de son propriétaire.

 

Question 9 :Dans le cadre du renouveau islamique, pensez-vous que les questions d’esthétique et d’art soient négligées dans les sociétés islamiques ? Comment l’esthétique islamique peut-elle être ravivée aujourd’hui ? Est-il possible d’imaginer une nouvelle société musulmane, notamment urbaine, qui se différencie de la religiosité rurale tout en intégrant les possibilités offertes par la vie moderne ? Par quels moyens et sur quel terrain cela pourrait-il se réaliser ? Les associations civiles, les institutions éducatives et les pouvoirs publics, que doivent-ils prioriser à cet égard, et quelle vision et quelle stratégie devraient-ils adopter ?

 Réponse : Aujourd’hui, notre place dans le domaine des arts islamiques, voire plus généralement dans les arts et l’esthétique, est une question qui doit être remise en cause et expliquée de manière approfondie. Une civilisation qui a produit des œuvres délicates et de qualité dans presque tous les domaines artistiques  de l’architecture à la musique, de la littérature à l’art de l’ébru, de la calligraphie à la miniature,  et un peuple qui a placé l’esthétique au premier plan de ses représentations culturelles, nécessite une critique approfondie quant au résultat qu’il présente aujourd’hui.

Comme dans presque tous les domaines, la source unique des perspectives fondamentales des musulmans dans le domaine de l’art est l’Islam lui-même. C’est avec les expressions divines que Dieu Tout-Puissant manifeste Sa propre existence que toute la création est « créée de la manière la plus belle », ce qui est une manifestation de Ses attributs de puissance et de beauté.

À ce propos, je souhaite souligner une différence fondamentale entre le concept de hüsn et celui d’aisthesis/esthétique. Hüsn signifie beau, juste et bon. Aisthesis signifie seulement sensation et perception. Dans le premier, il est possible d’avoir une beauté indépendante de la sensation, tandis que dans le second, la beauté semble inévitablement liée uniquement à la perception sensorielle. Selon l’aisthesis, une beauté sans humain ni perception est dénuée de sens. Plus explicitement, la beauté n’existe qu’avec la présence de celui qui voit la beauté, c’est-à-dire l’humain. Dans le concept de hüsn, le beau est toujours bon, même si l’homme ne le sait pas, ne le voit pas, ou même s’il n’est pas là.

Le parcours dans les formes élevées de l’art exprime avant tout une ouverture à la sagesse divine, une volonté de ne pas voir l’univers uniquement sous un angle superficiel, mais de chercher à comprendre sa profondeur et son essence. Avec les attributs de Beauté (Cemal) et d’Originalité (Bedi’), Dieu révèle les sens les plus profonds de l’existence. Sans aucun doute, chacun des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu (Esma-i Hüsna), reflète l’équilibre, une réalité esthétisée, une harmonie et différents aspects de la volonté divine qui ne doivent pas être négligés dans la formation de la vie.

Le cadre principal des arts islamiques montre comment le sentiment du beau se concrétise dans les arts matériels et, parallèlement, se développe dans la langue et la littérature. Les structures artistiques mises en avant par le monde musulman, sans négliger leurs contextes locaux, reflètent en fait les conceptions de Dieu et de civilisation de ces communautés. On dit qu’il faut chercher la conquête d’Istanbul non seulement dans les canons de Mehmed le Conquérant mais surtout dans les coupoles de Sinan. En effet, face à ce grand héritage perçu aujourd’hui comme un décor historique, lorsque nous posons nos œuvres artistiques sur la table, il est impossible de ne pas voir en chacune d’elles l’amour inhérent, ce dépassement de l’existant, ce désir de se rapprocher du divin.

À chaque fois que l’on évoque de grands souvenirs, un héritage respectable, la question inévitable qui se pose est pourquoi nous ne pouvons plus produire aujourd’hui tout cela avec la même pureté et la même profondeur. Un peuple qui a toujours réussi, dans divers contextes historiques, à maintenir sa capacité à fonder une civilisation, se trouve aujourd’hui dans une situation chaotique qui est plus paralysante qu’innovante, plus spectacle qu’essence.

L’art musulman fait référence à un catalogue qui se dévoile par le regard du cœur spirituel et se perçoit avec un regard empreint de méditation. La profondeur islamique se manifeste dans différents compartiments de la vie à travers des produits linguistiques, culturels et d’action, produits dans le cadre du bien, du beau et du juste.

Aujourd’hui, la spiritualité exprimée par une mosquée en architecture ne peut être atteinte que par un effort artistique. Les sentiments qui se dégagent du Tekbir d’İtrî ou de la mosquée de Selimiye de Sinan sont toujours des manifestations artistiques d’un sentiment centré sur Dieu.

En fait, Farabi n’a pas tort de chercher l’équilibre d’une société dans la musique. Ce délicat équilibre entre le rythme de la musique et celui de la société est aujourd’hui bouleversé. Des exemples d’architectures monstrueuses, des recherches artistiques livrées aux passions égoïstes, des œuvres gigantesques qui appellent au chaos plutôt qu’à la sérénité… Il faut en parler. Le problème est tellement grand qu’aujourd’hui, même une simple discussion ou un débat peut instantanément se transformer en une nouvelle source de tension, dépassant le simple fait de blesser ou de briser un cœur. Au lieu d’interrompre une guerre avec la maîtrise des mots, nous allumons à chaque fois l’étincelle d’une nouvelle querelle, guerre ou conflit avec ce que nous appelons des polémiques « expertes ».

Établir des liens incomparables avec le divin dans les différents domaines artistiques et obtenir la chance de regarder avec Son regard font partie des caractéristiques indispensables de l’art islamique.

 

Question 10 : Dans un de vos discours, vous avez comparé Gaza et Grenade, attirant l’attention sur l’indifférence du monde islamique face à la question palestinienne. Quels sont, selon vous, les raisons fondamentales de l’incapacité du monde islamique à s’unir face à ce type de crises ? Comment peut-on déclencher un réveil intellectuel à ce sujet ?

 Réponse : En tant qu’être humain et en tant que croyant, face aux tragédies qui se déroulent à Gaza — théâtre du plus grand génocide de l’histoire récente —, je me suis posé, comme tout le monde, cette question : pourquoi deux milliards de musulmans ne parviennent-ils pas à sauver deux millions de leurs frères ? Cette question m’a inévitablement conduit à la chute de la civilisation andalouse, vieille de huit siècles. Elle m’a amené à réfléchir sur les raisons pour lesquelles, tout comme aujourd’hui à Gaza, le monde musulman de l’époque n’avait pas répondu aux cris de détresse des musulmans de Grenade, dernier bastion d’al-Andalus. Et j’ai vu que l’Histoire semble se répéter. Comme à l’époque, les divisions, les fragmentations internes et les trahisons privaient les musulmans de leurs responsabilités, nous sommes aujourd’hui privés des nôtres pour les mêmes raisons. À l’époque, Istanbul et l’Empire ottoman justifiaient leur inaction par leur faiblesse navale ; aujourd’hui, Istanbul met en avant son manque de défense aérienne. Les pays du Maghreb de l’époque étaient non seulement divisés entre eux, mais collaboraient aussi avec l’ennemi. De même, aujourd’hui, certains petits États pétroliers lient leur survie au soutien des oppresseurs. Alors que le massacre se poursuit, les visites de Trump, venu collecter une forme moderne de tribut, nous ont tous plongés dans l’effroi. L’Iran safavide d’hier était en conflit avec les Ottomans ; l’Iran d’aujourd’hui joue malheureusement un rôle dans les conflits confessionnels en Irak, en Syrie et au Yémen. La ressemblance entre le prince Cem, prisonnier à Rome, et les dirigeants actuels prisonniers de leurs sièges, montre à quel point l’Histoire se répète avec une cruauté implacable.

Bien entendu, un réveil intellectuel est toujours essentiel. Mais Gaza nous a montré que, plus encore, nous avons aujourd’hui besoin d’un éveil humain, moral et de conscience, capable d’assurer une véritable liberté et indépendance dans la pensée.

 

Question 11 : La révolution syrienne et la résistance à Gaza ont montré que l’islam demeure la seule dynamique vivante et résistante face aux régimes tyranniques. En particulier, en Occident, des centaines de millions de personnes de religions et de convictions différentes manifestent depuis des années pour Gaza, s’opposant à leurs propres dirigeants. Cette conscience universelle peut-elle, au-delà des religiosités institutionnelles, se transformer en un front global pour la justice et la miséricorde ? Face aux politiques de guerre et de corruption menées par des puissances économiques, politiques et militaires qui menacent l’humanité tout entière, est-il possible de s’appuyer sur cette fibre morale pour organiser, sur une base abrahamique-hanif, un nouveau front universel pour l’humanité ? Quel rôle le monde musulman et les mouvements islamiques peuvent-ils jouer dans ce contexte ?

 Réponse : En tant qu’être humain et croyant, j’ai suivi avec douleur les tragédies à Gaza — théâtre du plus grand génocide de l’histoire récente. Face à cette réalité, je me suis posé une question : pourquoi deux milliards de musulmans ne peuvent-ils pas sauver deux millions de leurs frères ?

Cette interrogation m’a naturellement conduit à la chute de la civilisation andalouse d’il y a huit siècles, me faisant réfléchir sur les raisons pour lesquelles la communauté musulmane de l’époque n’avait pas répondu aux appels des derniers habitants de Grenade, à l’instar de ce qu’on observe aujourd’hui à Gaza. J’ai constaté que l’histoire se répète : les divisions, les désintégrations internes, les trahisons empêchent de porter assistance. À l’époque, l’Empire ottoman invoquait la faiblesse de sa marine ; aujourd’hui, on évoque un déficit de défense aérienne. Les États du Maghreb collaboraient avec l’ennemi, tout comme certains petits États pétroliers d’aujourd’hui. Les visites de Trump perçu comme prélèvement de tribut nous ont choqués au moment même où le massacre se poursuivait. Quant à l’Iran safavide, il était en conflit avec les Ottomans ; l’Iran actuel joue un rôle dans les conflits sectaires en Irak, Syrie et Yémen. La similitude entre Cem Sultan, prisonnier à Rome, et nos dirigeants contemporains, enchaînés à leur siège, illustre à quel point l’histoire répète avec cruauté.

Bien sûr, un réveil intellectuel reste fondamental. Toutefois, Gaza a démontré que ce dont nous avons besoin, c’est d’un éveil humain, moral et spirituel, capable d’ancrer une véritable liberté et indépendance de pensée. Sur cette période, l’outrage perpétré contre Gaza n’a pas seulement marqué la Palestine, le Liban ou le monde musulman : il s’est inscrit dans les esprits, les cœurs et les âmes de toute l’humanité. Cette fois, le feu ne s’est pas contenté de brûler la terreur, il a consumé les consciences. Les pleurs des mères gazaouies ont touché toutes les mères, toutes les femmes. Les cadavres d’enfants, recueillis dans écoles, hôpitaux, orphelinats et camps de réfugiés, ont été vus par les enfants du monde entier.

C’est pourquoi Gaza nous a montré comment les consciences sensibles, sans égard aux langues ou aux religions, peuvent s’unir autour des valeurs intrinsèquement humaines. Au cours de cette année, on a vu des voix venant d’Europe, d’Amérique, d’Irlande, d’Espagne, de Roumanie : des politiciens, des créateurs de contenu, des juristes et bien d’autres qui, sans être musulmans ni partager notre perspective, ont dénoncé la même cruauté et injustice. Des catholiques espagnols et irlandais, de jeunes Américains, juristes français traduisant Israël devant les tribunaux — tous ont manifesté leur indignation.

Ce mouvement a pris forme sur les campus, où des étudiants proches de la fitra ont élevé la voix contre l’oppression. Un étudiant américain a même déclaré lors d’une manifestation pacifique :« Nous savons que nos dirigeants ne feront rien contre Israël. Alors, c’est à nous de le faire. » Ayşenur Ezgi Eygi, une jeune fille turque de 26 ans partie étudier en Cisjordanie, a été lâchement assassinée là-bas, guidée par sa conscience.

Surtout en Occident, des êtres encore éloignés de l’islam mais porteurs d’une conscience humaine se sont levés. Certains sont allés jusqu’à s’auto-immoler devant le Sénat pour protester contre Netanyahou. Un célèbre scientifique canadien a déclaré : « Je jure qu’ils vont nous tuer de honte. Ils nous pousseront à nous autodétruire de honte. »

Un événement marquant a marqué l’histoire : le gouvernement post‑apartheid sud-africain multiethnique, chrétien et musulman — a courageusement porté le cas de Gaza devant la Cour pénale internationale. Ce geste a constitué un signal d’alarmes pour l’humanité et le sommet d’un nouveau niveau postcolonial de quête de justice. Bien sûr, cela constitue une perte pour Israël et ses alliés, mais un gain majeur pour l’humanité.

La ministre sud-africaine des Affaires étrangères, Naledi Pandor — musulmane, femme voilée et noire — a déclaré qu’ils avaient reçu des menaces des États-Unis après leur plainte à La Haye. Elle a rapporté que certains politiciens américains s’inquiétaient : « Si l’on permet cela à Israël, ce sera ensuite notre tour » et, avec confiance, a affirmé : « Oui, bien sûr, ce sera votre tour. »

Cependant, malgré ce sentiment d’unité mondiale, la conscience humaine n’a pas pu arrêter le mal généralisé. Mais un nouvel espoir humain a vu le jour. Je pense qu’il est nécessaire de questionner le fait que le monde musulman et les mouvements islamiques, au lieu d’agir en synergie avec cette conscience mondiale émergente, ont souvent agi séparément. C’est une question qui mérite une critique intérieure.

En un an, les musulmans se sont répartis en trois groupes : 1.Ceux qui se sont rangés du côté de l’injustice ; 2.Ceux qui sont restés silencieux, attendant que la situation soit gérée ; 3.Ceux qui ont parlé, maintenu la question à l’agenda, envoyé de l’aide humanitaire.

Cette période a creusé le fossé entre peuples et dirigeants dans le monde musulman. Les populations attendaient que leurs dirigeants agissent, espérant qu’ils feraient quelque chose. On a vu apparaître des gouvernements muets imposant le silence sur leurs peuples, des États dépendant des puissances dominantes. Je rappelle que nous ne pouvons pas mettre toute la responsabilité sur les gouvernements ; nous ne devons pas passer notre temps à gémir sur ces trahisons ou à maudire les traîtres.

Chaque croyant est responsable vis-à-vis de Dieu, et personne d’autre ne peut porter ce fardeau. Il est de notre devoir d’agir. Le jour du Jugement dernier, aucune excuse de realpolitik ne sauvera un dirigeant.

 

Question 12 : Comment évaluez-vous le rôle du dialogue interreligieux face à la montée de l’islamophobie et pour renforcer la compréhension mutuelle dans les sociétés occidentales ? Vous avez mentionné que l’islam est mal représenté par des groupes tels que Daech. Comment les récits authentiques de l’islam peuvent-ils reconquérir le discours mondial sur l’islam ?

Réponse : Entre le 28 et le 30 novembre 2014, alors que j’étais en fonction à la présidence des Affaires religieuses, le pape François m’a rendu visite. Je lui ai posé la question suivante : «Vous êtes le premier pape élu originaire d’Amérique latine. Dans tout le monde occidental, l’islamophobie est en expansion. Une haine et une hostilité envers l’islam se généralisent. Avez-vous un plan ou un projet pour y remédier ?» Il m’a alors répondu : « Bien sûr que si, nous avons un projet de dialogue interreligieux. »

Je lui ai dit : « Il s’agit là d’un projet que l’Église a développé après la Seconde Guerre mondiale pour expliquer sa propre doctrine. En outre, ce projet vise principalement à résoudre les différends internes au christianisme. Son application à l’islam et aux musulmans est inacceptable. Les réunions de dialogue interreligieux qui ont eu lieu après les années 1990 n’ont apporté aucun bénéfice. Au contraire, elles ont provoqué une perception négative dans le monde musulman. Le mot “dialogue” est devenu, dans notre monde, un concept chargé de nombreuses ambiguïtés et erreurs. » Il m’a alors demandé : « Avez-vous une proposition ?Je lui ai répondu :« Il est nécessaire d’adopter une nouvelle perspective et une nouvelle compréhension à la lumière de principes universels. Aujourd’hui, l’humanité a besoin d’un nouveau pacte de compassion. Et le lieu où ce pacte de compassion doit être signé, c’est Jérusalem. C’est pourquoi, en nous appuyant sur les références islamiques, nous avons élaboré un texte intitulé Document des Critères Universels de Jérusalem, centré sur Jérusalem, en tenant compte de l’histoire des trois religions abrahamiques. Ce document a pour but de rappeler à la conscience de l’humanité les principes fondamentaux d’une éthique du vivre-ensemble, fondée sur le respect de l’être humain, de la foi, du sacré, de la pensée, de la culture et de la civilisation. Sur la base de ce texte, nous pouvons développer une nouvelle coopération. Formons une commission commune pour discuter des modalités d’une nouvelle forme de relation selon ces critères. Sans tomber dans les erreurs telles que le dialogue théologique comparatif ou les concessions de fond, discutons des solutions aux problèmes fondamentaux de l’humanité, en restant chacun fidèle à soi-même, sur la base des principes essentiels des religions : l’éthique et la sincérité. Parlons de la faim, de la misère, de l’ignorance ; unissons-nous contre l’oppression et la tyrannie ; empêchons les violations des droits de l’homme. »

Le Document des Critères Universels de Jérusalem est composé de 25 articles. Il comprend de nombreux principes universels allant de l’inviolabilité de la vie humaine à la protection de la vie privée, de l’équité, la justice, l’égalité, l’égalité des chances, à l’éthique, la compassion et la miséricorde, en passant par la culture du vivre-ensemble, la construction d’une civilisation fondée sur l’humanisme, et le respect des identités diverses. En outre, le document souligne des principes tels que la conscience des droits d’autrui dans les espaces communs, la culture de l’entraide, l’innocence des enfants, et les droits des femmes. Il attire également l’attention sur les dangers qui menacent l’existence de l’humanité et détruisent la culture du vivre-ensemble : les violences faites aux femmes et toutes les formes de violence, le sectarisme confessionnel, l’exploitation de la religion, entre autres.

 

Question 13 : En regardant vers l’avenir, quelle est votre vision pour l’Institut de la pensée islamique en tant que moteur d’une renaissance intellectuelle islamique à l’échelle mondiale et de ses contributions à l’humanité ?

 Réponse : Sans aucun doute, nos espérances sont grandes ; cependant, il ne serait pas juste d’exprimer une vision aussi ambitieuse dépassant les limites d’un simple institut. Néanmoins, je peux dire que nous avons entrepris cette démarche en identifiant avec clarté les zones de crise majeures de notre civilisation – crises de pensée, crises morales – et en ayant pleinement conscience des défis auxquels nous sommes confrontés à l’échelle mondiale. Notre parcours scientifique et intellectuel de six années a démontré qu’une petite institution pouvait accomplir de grandes choses.

Notre devise est : « Faire couler de nouveau le fleuve ». Il s’agit d’apporter une modeste contribution à la résurgence du fleuve de la civilisation islamique, né de Hira sous la lumière de la révélation divine, qui a rapidement embrassé l’humanité entière et lui a donné vie. Notre objectif est de le faire couler à nouveau dans son lit naturel, sans le détourner, sans l’enfermer dans les carcans étroits du rationalisme unique ou du sens unique, sans l’éloigner de son essence sous prétexte de le « purifier », ni de le figer, mais au contraire de le laisser s’écouler naturellement, afin de purifier et être purifié.

Dans ce cadre, nous avons circonscrit nos activités académiques et nos recherches à cinq domaines fondamentaux :La méthodologie et l’épistémologie dans la pensée islamique, Les fondements des sciences islamiques, L’unité des sciences dans la pensée islamique, Al-maqâsid comme discipline indépendante et méthodologie, L’éthique et l’esthétique.

Nous avons également cinq devises :

Renouveau dans la pensée, revalorisation dans la science, unification dans le savoir, réforme dans la méthodologie, reconstruction dans la morale.

Par renouveau dans la pensée, nous entendons non pas simplement reproduire ou esthétiser les schémas de pensée hérités, mais raviver et rendre opérationnelle la tradition de création et de construction de nos prédécesseurs. Il ne s’agit pas de renouveler la religion, mais la pensée ; de rétablir le lien entre le renouveau (tecdîd) et l’effort d’interprétation (ijtihâd).

Par revalorisation dans la science, nous entendons la revitalisation des sciences islamiques fondées sur la révélation. Chaque science doit continuer à nourrir la civilisation islamique en s’adressant à l’homme contemporain. Il s’agit de refonder le fiqh et le kalâm d’aujourd’hui, sans perdre le lien avec la tradition, afin d’assurer la continuité des sciences.

Par unification dans le savoir, nous entendons reconstruire le lien entre les sciences islamiques, les sciences humaines et les sciences de la nature et de l’être. Il s’agit d’éviter de classer les savoirs entre sciences religieuses et non religieuses, ou entre sciences légales (sharʿî) et non légales. C’est adopter une vision unifiée du savoir à partir de la pensée de l’unicité (tawhîd).

Par réforme dans la méthodologie, nous entendons une approche épistémologique globale : produire connaissance et pensée à travers une méthodologie intégrative qui réunit la création (takwîn) et la révélation (tanzîl), la raison et la transmission, l’universel et le local, le constant (thâbit) et le variable (mutaghayyir), l’ancien et le nouveau.

Par reconstruction dans la morale, nous entendons replacer l’éthique au centre de toutes les sciences, non seulement comme discipline comportementale, mais comme enjeu existentiel fondamental. Il s’agit de reconstruire l’éthique comme finalité des prescriptions religieuses et des questions doctrinales, en déduisant non seulement des règles mais aussi des valeurs, en distinguant les valeurs finales des valeurs instrumentales, et en reconstruisant une hiérarchie des valeurs.

Notre institut nourrit également de grands espoirs à travers les relations établies avec d’autres institutions scientifiques similaires dans notre sphère culturelle et spirituelle. Les travaux que nous réalisons avec les jeunes qui poursuivent des études de troisième cycle dans notre pays nous donnent aussi de grandes raisons d’espérer pour l’avenir.

Question 14 : Monsieur, je vous remercie sincèrement d’avoir pris le temps de répondre avec autant de sincérité à nos questions, qui, chacune à sa manière, renfermait de nombreuses autres interrogations.

Réponse : Je vous remercie également. J’espère que cet échange demeurera, dans l’univers de nos lecteurs, un dialogue utile et porteur de bénédiction.